PIERRE GRIMAL

SÉNÈQUE JUGE DE CICÉRON

Le nom de Cicéron apparaît une trentaine de fois dans les œuvres de Sénèque que nous avons conservées et nous savons, grace à Aulu-Gelle, qu'une lettre du vingt-deuxième livre de la Correspondance avec Lucilius contenait un jugement assez long et détaillé sur le style du grand orateur1.

Cicéron, au milieu du premier siècle de notre ère, était l'objet de réflexions sans nombre : politiquement, il apparaissait comme le dernier grand homme de la République, mais aussi comme le fondateur de l'éloquence romaine, celui qui avait donné de cet art les exemples les plus célèbres et les plus magnifiques, en même temps qu'il avait formulé des préceptes théoriques pour la formation des orateurs futurs. Les jugements que l'on portait sur lui n'étaient pas uniformément favorables : selon les préférences, certains louaient et approuvaient Cicéron, les autres le trouvaient dépassé et appelaient de leurs vœux un renouvellement de l'éloquence. Des tentatives se faisaient jour un peu partout pour secouer le joug : devant les tribunaux, dans les écoles des rhéteurs, chez les écrivains, en particulier chez les historiens. Sénèque ne pouvait manquer d'intervenir dans ce débat, aussi bien sur le plan de la théorie que dans la pratique, fournissant des exemples d'une prose apparemment infidèle aux préceptes et aux modèles cicéroniens, au point que Quintilien le rend responsable du relatif discrédit dans lequel étaient tombées les œuvres du vieil orateur, auprès d'une partie au moins de la jeunesse2.

Ce problème, d'ordre esthétique, qui se posait de savoir si l'art de Cicéron possédait une valeur absolue, ou s'il ne répondait qu'à une mode, un moment du passé, préoccupait les théoriciens de Yeloquentia. Au-delà, un autre se posait : l'art de parler et d'écrire n'est que le moyen, pour un

MEFRA - 96 - 1984 - 2, p. 655-670.