LE DISTRICT DE ḤIṢN AL-AKRĀD (SYRIE) SOUS LES OTTOMANS
stefan H. Winter
Professeur à l’université koç, istanbul
Abstract
This article provides a complete summary of the history of Ḥiṣn al-Akrād (the crusader-era castle “Crac des Chevaliers”) and
its district under Ottoman rule. After a brief résumé of its situation under the Mamluks, it draws on Ottoman tax (tapu-tahrir)
records, executive decrees (mühimme and şikayet registers), financial records (maliyeden müdevver and ahkam registers),
Tripoli court registers and other administrative documents to trace the district’s evolution from the sixteenth through the early
twentieth centuries. In doing so, it highlights the role played by Turkmen, Kurdish and bedouin settlers in the area, the impor-
tance of both Sunni Muslim and Christian local notables, the influence of the Dandashlī family beginning in the eighteenth
century and the administrative reforms affecting the district in the nineteenth century.
Le Ḥiṣn al-Akrād (« Crac des Chevaliers ») revêtit tanzimat. L’étude terminera avec une esquisse de l’admi-
essentiellement une importance régionale à l’époque otto- nistration dans le nouveau département (kaza) de Ḥiṣn
mane. Si la forteresse avait rempli un certain rôle straté- al-Akrād, selon un rapport gouvernemental ottoman, la
gique sous les Mamlouks, du moins lors de la campagne veille de l’invasion française en 1918.
pour reprendre Tripoli aux croisées à la fin du XIIIe siècle,
pour les Ottomans il fut avant tout le chef-lieu d’un dis-
trict administratif (turc : nahiye), voire d’un arrondisse- Ḥiṣn al-akrād comme district de Homs
ment affermé (iltizam), rattaché à la province (sancak) de
Homs. L’État ottoman semble y avoir maintenu une pré- Ibn Faḍlallāh al-‘Umarī (m. 1349), secrétaire à la
sence militaire officielle jusqu’au début du XVIIIe siècle ; chancellerie mamlouke de Damas, rapporte que le Ḥiṣn
par la suite, le Ḥiṣn, voire le village du même nom qui se al-Akrād servit de « base de l’armée » (maqarr
dressa à son pied, servit surtout comme base d’opérations al-‘askar) lors de la reconquête de Tripoli par le sultan
à diverses dynasties féodales rurales, notamment à la Qalawoun en avril 1289 ; selon le chroniqueur Ismā‘īl
famille Dandašlī. À l’époque des réformes tanzimat au Abū l-Fidā’ (m. 1331), il devint par la suite le siège d’un
XIXe siècle, les autorités essayèrent de développer la gouverneur (nā’ib) nommé spécialement aux « terri-
mise sous culture du district, mais Ḥiṣn perdit finalement toires conquis et forteresses » des montagnes côtières
son statut de chef-lieu au profit du bourg de Tall Kalaḫ, syriennes.1 Avec le retour de l’administration régulière,
mieux situé sur la nouvelle route reliant Homs à la côte. le canton (‘amal) de Ḥiṣn forma un des cinq sous-com-
Le village de Ḥiṣn al-Akrād, davantage identifié mainte- mandements (sing. niyāba) de la province de Tripoli,
nant avec ses vestiges historiques sous le nom de Qal‘at position qu’il semble avoir conservée tout au long de la
al-Ḥiṣn (ou Ḥuṣn), ne relève plus aucune particularité à la période mamlouke.2 Après la conquête ottomane de la
fin de l’époque ottomane. Syrie en 1516, la Sublime Porte (le gouvernement cen-
Le but de cette contribution sera d’esquisser l’histoire tral ottoman) a d’abord maintenu Ḥiṣn al-Akrād comme
de Ḥiṣn al-Akrād du XVIe au XIXe siècle par le biais des
sources administratives ottomanes. Tandis que le château 1
Ahmad Ibn Faḍlallāh al-‘Umarī, Al-Ta‘rīf bi’l-Muṣtalaḥ al-Šarīf,
n’est pratiquement jamais évoqué ni dans les chroniques éd. Muḥammad Ḥusayn Šams al-Dīn (Beyrouth : Dār al-Kutub al-‘Il-
arabes de l’époque, ni dans les récits de voyage euro- miyya, 1988), 235-236 ; ‘Imād al-Dīn Ismā‘īl Abū l-Fidā’, Al-Muḫ-
taṣar fī Aḫbār al-Bašar (Le Caire : Al-Maṭba‘a al-Ḥusayniyya
péens, plusieurs séries de documents officiels conservées al-Miṣriyya, 1968), IV : 27.
aux archives ottomanes d’Istanbul (recensements fis- 2
Šihāb al-Dīn Aḥmad al-Qalqašandī (m. 1418), Ṣubḥ al-A῾ša fi
caux ; ordres exécutifs ; directives financières) ou au Ṣinā῾at al-Inšā’ (Le Caire : Al-Mu’assasa al-Miṣriyya al-‘Āmma,
tribunal provincial de Tripoli (contrats et reçus d’iltizam) 1964), IV : 149, 241 ; VII : 195 ; VIII : 223 ; voir aussi Maurice
Gaudefroy-Demombynes, La Syrie à l’époque des Mamlouks d’après
offrent un aperçu du régime foncier, des élites locales et les auteurs arabes (Paris : Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1923),
des structures gouvernementales dans le district jusqu’aux 112, 226.
Journal Asiatique 307.2 (2019): 227-234
doi: 10.2143/JA.307.2.3287179
228 STEFAN H. WINTER
district (nahiye) de Tripoli, avant de le rattacher à la chrétiens » (haretü’n-nasara), 60 familles, dont les noms
province militaire (sancak ; liwā’) de Homs vers 1550. (Buṭrus, Ilyās…) suggèrent effectivement une identité
Cela ressort de la lecture des registres de recensements chrétienne ; et finalement le « quartier des Turkmènes »
fiscaux (tahrir defterleri) composés pour chaque pro- (mahalle-i Türkman), 59 familles (musulmanes).7 Si l’on
vince à partir du XVIe siècle. Nous n’avons en fait que utilise le multiplicateur couramment admis dans les
très peu d’informations sur l’incorporation de la région études ottomanistes de cinq personnes par ménage, on
dans l’Empire après la soumission de la ville d’Alep à arrive facilement à une population totale à Ḥiṣn al-Akrād
Selim Ier en août 1516. Selon le plus ancien registre au début du XVIe siècle de 1200 personnes y compris des
tahrir pour Tripoli, datant d’avril 1519, les forces otto- militaires, des chérifs, des ulema et d’autres notables.
manes auraient rencontré une certaine résistance dans les En 1551-1552, quand le district était déjà intégré dans
villages alaouites au-dessus de Jabala, mais cela ne le sancak de Homs, ce chiffre se montait même à environ
semble pas avoir été le cas dans le reste de la montagne.3 2000 habitants. Le village comprenait à cette époque un
Outre le château de Ḥiṣn al-Akrād (turc : Hısnülekrad) nouveau « quartier de la Madrasa » (mahalle-i medrese),
lui-même, la nahiye renferma en 1519 vingt-neuf villages de majorité musulmane mais avec également quelques
ainsi que plusieurs tribus (cemaat) turkmènes, kurdes et familles chrétiennes.8 Par contre, Ḥiṣn sembla avoir
arabes et de nombreuses aires agricoles non habitées connu un net déclin après le milieu du XVIe siècle, parti-
(sing. mezraa) ; le deuxième recensement fait en 1524- culièrement en ce qui concerne les Turkmènes, dont plu-
1525 dénombra quelques villages et tribus de plus.4 Ḥiṣn sieurs n’avaient peut-être été que récemment sédentarisés
figure toujours comme district de Tripoli dans une liste dans le district mais continuaient à maintenir un style de
de recettes fiscales officielles de 1530 ; en 1551-1552, vie partiellement nomade. Lors du dernier recensement
par contre, il figure dans le nouveau tahrir du sancak de effectué en 1680, il ne reste que huit familles enregistrées
Homs,5 auquel il demeura rattaché jusqu’à la réorganisa- dans le mahalle-i Türkman, ainsi que 49 familles dans le
tion complète du système d’administration provinciale au quartier des chrétiens. Le quartier maintenant nommé
XIXe siècle. d’après la « Grande mosquée Ṭāhirī » ne comptait doré-
Les recensements fiscaux ottomans, très prisés des navant plus que 67 familles, et le quartier de la medrese
historiens socio-économiques modernes, ne doivent seulement 20 familles musulmanes et 5 chrétiennes.9 On
cependant pas être considérés comme des matériaux pourrait alors déduire une population totale, à la fin du
statistiques complets. En fonction du bénéficiaire de XVIIe siècle, de toujours au moins 800 personnes.
leurs recettes fiscales, les villages furent inclus dans cer- Relativement isolé dans le piedmont de la chaîne
tains recensements mais pas dans d’autres ; de façon côtière syrienne, et n’ayant que peu d’importance aux
analogue, les personnes non soumises à l’impôt (telles yeux des autorités ottomanes, le Ḥiṣn al-Akrād était
que les militaires, les ulema et les chérifs) n’y figurent
pas du tout.6 Les tahrir-s permettent néanmoins de pro-
poser quelques remarques générales, tout au moins des
chiffres minimaux, relatifs à la démographie de Ḥiṣn
al-Akrād au XVIe et au XVIIe siècle. En 1519, le village
de Ḥiṣn al-Akrād comme tel (nefs-i Hısnülekrad) comp-
tait trois quartiers (mahalle) distincts : le « quartier de
la mosquée » (haretü’l-cami) avec 108 familles, dont
les noms des chefs de famille indiquent pour la plupart
une identité clairement musulmane ; le « quartier des
3
Stefan Winter, A History of the ‘Alawis : From Medieval Aleppo
to the Turkish Republic (Princeton, N.J. : Princeton University Press,
2016), 78-83.
4
Archives nationales présidentielles (ancien Başbakanlık), Istanbul
[Cumhurbaşkanlığı Devlet Arşivi ; CDA] : Série Tapu-Tahrir Defter-
leri [TTD] 68 : 193-210, 397 ; TTD 1017 : 204-228. Photographie du « Crac des Chevaliers » avec le village de
5
TTD 421 : 23-26 ; TTD 281 : 187-239. Ḥiṣn al-Akrād en contrebas. Collection Paul Deschamps, vers
6
À titre d’exemple, un voyageur mecquois en 1558 rapporte que 1928. Ministère de la Culture (France), Médiathèque de
la population de Homs comptait « 4400 ménages, ne tenant pas compte l’architecture et du patrimoine.
d’environ 1000 ménages qui ne figurent pas dans les registres parce
qu’ils ne paient pas de taxes complémentaires. » Voir J. Richard
7
Blackburn, Journey to the Sublime Porte : The Arabic Memoir of a TTD 68 : 193-195.
8
Sharifian Agent’s Diplomatic Mission to the Ottoman Imperial Court TTD 281 : 187-191.
9
in the era of Suleyman the Magnificent (Wurtzbourg: Ergon, 2005), 72. CDA : Série Maliyeden Müdevver [MAD] 9833 : 28-30.
LE DISTRICT DE ḤIṢN AL-AKRĀD (SYRIE) SOUS LES OTTOMANS 229
constamment en proie aux agissements des seigneurs féo- L’autre notable local d’importance à l’époque était le
daux et des tribus séditieuses des alentours. En mai 1582 qāḍī (juge ; turc kadı). Malgré sa petite taille, Ḥiṣn
– pour prendre un exemple relevé dans les registres al-Akrād semble avoir eu son propre qāḍī, souvent d’une
d’ordres exécutifs ottomans – on informa la Sublime Porte famille d’une certaine renommée, depuis au moins le
que le village avait été tellement « ébranlé » lors d’un XIVe siècle.16 Sous les Ottomans, on voit le qāḍī fré-
soulèvement alaouite que la plupart de ses habitants quemment appelé à redresser les abus fiscaux dans le
s’étaient enfuis ; vers la fin de 1593, en revanche, c’est le district, surtout par rapport au village de Wādī al-Ḥuḏūr,
bey (gouverneur) de Homs lui-même qui oppressa tant les dont les revenus étaient tous réservés pour le vakıf
habitants du district que ces derniers adressèrent une impérial (celui en fait de l’ancien grand vézir Sokullu
plainte à son homologue de Hama.10 Au début du Mehmed Paşa), et qui attirait donc particulièrement
XVIIe siècle, la forteresse servit de point d’appui à la puis- l’attention de la Sublime Porte.17 Le qāḍī dût également
sante famille nord-libanaise des Sayfā, qui, notamment, y intervenir, en 1708, contre un collecteur des impôts
fut assiégée par l’émir druze Faḫr al-Dīn Ma‘n pendant royaux (hass zabıtı) du district qui se livrait à des percep-
plusieurs semaines en 1619.11 Après la déchéance des tions illégales dans la nahiye avoisinante de Manāṣif ;
Sayfā en 1638-1641, les « apanages » (sing. mukataa) une autre fois, en 1698, on demanda au qāḍī de super-
qu’ils avaient contrôlés sous forme de ferme fiscale à Ḥiṣn viser la restauration d’un ancien monastère près de Ḥiṣn
et ailleurs furent redistribués à divers ağa-s (officiers al-Akrād, le Dayr al-Ḥamīra (Ḥumayra), pour qu’il serve
mineurs) locaux ; à la fin du siècle (vers 1698), le village de caravansérail et aide ainsi à protéger les voyageurs
fut considéré comme étant sous l’autorité fiscale du dizdar passant dans les alentours.18
(commandant de château fort) de la forteresse elle-même.12
Le dizdar semble en fait avoir été l’un des person-
nages principaux à Ḥiṣn al-Akrād à l’époque, faisant Ḥiṣn al-akrād sous le règne des notables
figure à la fois de dirigeant militaire, de maire de village,
et de chef de police du district. Au milieu du XVIIe siècle, En tant que « gardiens » d’une forteresse impériale,
les registres d’attributions financières impériales rap- le dizdar et les müstahfızan de Ḥiṣn al-Akrād avaient
portent que le château comptait un effectif d’environ 40 droit à des versements réguliers de salaire (mevacib) et
müstahfızan (gardiens ; équivalent de janissaires), dont de provendes (ulufe) de la part du gouvernement otto-
le salaire annuel était à payer à même les revenues de man. Il ressort toutefois qu’avec le temps, ces postes
l’eyalet (province régionale) de Tripoli.13 En 1665, le furent surtout pourvus par des figures locales, plutôt que
dizdar et ses hommes se plaignirent que le gouverneur de par des soldats de carrière. En 1677, un document du
Homs aussi bien que le vali de Tripoli étaient tout le tribunal provincial de Tripoli confirme la reconduction
temps en train de les affliger de demandes de taxes et de paiements de mevacib à Mehmed (Muḥammad) Ağa
autres contributions, pendant qu’ils remplissaient simple- « fils de » (ibn) Ahmed, dont la filiation, par sa mention,
ment leurs devoirs.14 Mais à d’autres moments, c’étaient suggère des origenes dans la région ;19 un de nos derniers
les résidents de Ḥiṣn qui dénonçaient à leur tour les excès documents portant sur les ulufe et datant d’avril 1792
de pouvoir du dizdar. Déjà en 1664, par exemple, on indique que le dizdar titulaire, Ḥasan al-Yūsuf, aurait en
avait accusé le dizdar Ahmed et d’autres notables du vil- fait confié le poste en sous-traitance (mutasarrıf) à un
lage d’avoir commis des malversations ou pris par la parent, à la mort duquel il réclama et obtint de nouveau
force des fonds destinés à une fondation pieuse (vakıf) les provendes en son propre nom.20 Le phénomène de
impériale ; en 1670, le chef du clan turkmène des Hazur l’enracinement de cadres militaires dans les provinces,
alla en justice demander la restitution de biens qu’il avait voire de la dévolution de l’autorité militaire à la popula-
confiés à la garde du dizdar Ahmed, mais que ce dernier tion locale, est en réalité à observer à travers toute la
avec son adjoint avaient subtilisés.15
16
Aḥmad Ibn Qāḍī Šuḥba (m. 1448), Tārīḫ (Damas : Institut
français d’études arabes, 1977-1997), I : 366, 589 ; III : 592-593.
10 17
CDA : Série Mühimme Defteri [MHD] 47 : 109 ; MHD 71 : 332. MHD 95 : 33 ; ŞİD 5 : 145, 146 ; ŞİD 7 : 49 ; ŞİD 14 : 12 ;
11
Abdul-Rahim Abu-Husayn, Provincial Leaderships in Syria, ŞİD 20 : 10, 13 ; ŞİD 35 : 416 ; ŞİD 74 : 19, 21.
18
1575-1650 (Beyrouth : American University of Beirut, 1985), 43-45, MHD 110 : 463 ; MHD 115 : 592. Le couvent grec-orthodoxe
55-56, 60. de Mār Ğurğus al-Ḥamīra, situé au pied du Ḥiṣn al-Akrād, avait effec-
12
MAD 7025 : 138 ; CDA : Série Şikayet Defteri [ŞİD] 29 : 284. tivement la réputation d’accueillir les voyageurs quelle que soit leur
13
CDA : Série Başmuhasebe Kalemi/Trablus-Şam Mukataası religion. Voir Bernard Heyberger, Les Chrétiens du Proche-Orient au
[BTŞ] 1 : 17 ; BTŞ 4 : 36 ; MAD 9879 : 464. temps de la Réforme catholique (Rome : École française de Rome,
14
MHD 95 : 67. 1994), 159.
15 19
MHD 95 : 19, 20 ; ŞİD 4 : 447. Un dizdar Ahmed Ağa ibn ‘Abd Bibliothèque Qasr Nawfal, Tripoli : Registres (copie) du Tribu-
al-Karīm est signalé comme étant en fonction à Ḥiṣn al-Akrād aussi tôt nal légal [Siğillāt al-Maḥkama al-šar‘iyya fī Ṭarābulus ; SMŠT] 2 : 186.
20
qu’en septembre 1636 ; voir TTD 767 : 1B. CDA : Série Şam-ı şerif Ahkam Defterleri [ŞAD] 4 : 159.
230 STEFAN H. WINTER
Syrie à cette époque : ainsi les müstahfızan de la citadelle
d’Alep, pour ne citer que cet exemple, seraient, selon les
recherches de Charles Wilkins, devenus entièrement
« localized », et auraient été recrutés uniquement parmi
les sujets de la ville, depuis le début du XVIIe siècle.21
La décentralisation administrative, la vénalité des
postes et la dévolution du pouvoir à des figures provin-
ciales ont fait que le XVIIIe siècle est habituellement
décrit comme l’ « ère des notables » (ayan) dans l’histo-
riographie de l’Empire ottoman. Dans les villes, ces
notables incluaient d’anciens militaires ottomans (sou-
vent turcs), mariés avec des familles prestigieuses locales
qui devinrent par la suite des véritables dynasties de
dirigeants provinciaux, comme les Mataracı-oğlu de
Lattaquié ou, bien sûr, les ‘Aẓm de Hama et de Damas.
Dans l’hinterland rural, ce furent avant tout des chefs de
clans ou de communautés qui, grâce à l’octroi de contrats Ordre au qāḍī de Ḥiṣn al-Akrād concernant la collecte
d’affermage d’impôt (iltizam) sur leurs districts, se his- d’impôts pour le vakıf de Sokullu Mehmed Paşa,
sèrent au rang des notables, tels les Šihābī du Liban et daté de juillet 1759. Archives Başbakanlık, Istanbul :
les Šamsīn des montagnes alaouites. À Ḥiṣn al-Akrād, le Şam-ı Şerif Ahkam Defteri 2 : 207.
tribalisme resta un facteur clé tout au long du siècle. Le
capitaine (kethüda) des Turkmènes Hazur mentionnés
plus haut fut lui-même accusé d’avoir organisé des Mais le principal pouvoir local à Ḥiṣn al-Akrād du
cambriolages dans le district à un moment, tandis que le temps des ayan fut sans conteste la famille Dandašlī (ou
village vakıf de Wādī al-Ḥuḏūr était constamment en Dandašī, sous sa forme arabe). L’histoire des Dandašlī
proie à des meneurs de bandes et des voleurs de grand reste quelque peu obscure. Selon les récits traditionnels
chemin.22 Les Kurdes et les Turkmènes les plus vils de de la famille, ils auraient immigré depuis le Ḥawrān
Wādī al-Ḥuḏūr, selon l’intendant de la fondation pieuse, (Syrie du Sud) au tournant du XVIIe siècle. Après s’être
le quittèrent à leur tour pour s’attaquer aux malheureux établis dans un premier temps dans le ‘Akkār (Liban-
paysans de Ḥiṣn al-Akrād et de Tartus.23 En 1722, deux Nord), ils se seraient par la suite emparés de Ḥiṣn
détenteurs d’une malikane (ferme fiscale à vie) sur le al-Akrād, d’où ils auraient « évincé les Turkmènes et les
district soumirent une série de pétitions à la Sublime chiites ». Eux-mêmes d’origene arabe, leur nom ferait
Porte pour avoir la confirmation que les impôts sur les référence, en turc, aux courroies « frangées » avec les-
Turkmènes et les Arabes bédouins, les droits d’hivernage quelles ils étaient connus pour harnacher leurs chevaux.26
tribal, les taxes sur les buffles et d’autres charges lucra- Selon la chronique d’Iṣṭfān Duwayhī (m. 1704), les Dan-
tives leur revenaient de droit, et étaient à payer au gou- dašlī auraient participé dans la répression de l’émirat
verneur de Homs plutôt qu’au vali de Tripoli.24 La pré- Ḥarfūš en 169227 ; ils apparaissent dans nos documents
sence de Bédouins devint en fait un enjeu important à pour la première fois en 1695, quand « Dendaş-oğlı
Ḥiṣn al-Akrād dans la première moitié du XVIIIe siècle. İsmail » (Ismā‘īl ibn Dandaš), exerçant alors le poste de
Vers 1730, l’émir de la puissante confédération Mawālī, voïvode de Homs, fut accusé d’avoir trop excessivement
Ḥamad al-‘Abbās, s’allia avec un cheikh alaouite des imposé des tribus turkmènes nouvellement arrivées dans
montagnes côtières pour soumettre toute la région ; pen- la province.28 Malgré cela on lui octroya une autre ferme
dant ce temps, son rival pour le leadership des Mawālī, fiscale sur le district de Hermel (Manāṣif) peu de temps
l’ancien émir Genç Mehmed (Muḥammad), s’allia avec après, avec le mandat exprès de le défendre « contre les
le voïvode (gouverneur-fermier d’impôt) de Hama, tra- Kızılbaş [chiites], les Bédouins, et les voleurs de grand
versa l’Oronte et occupa la plaine de Ḥiṣn al-Akrād
(Hısnülekrad ovası) en 1738.25
26
Fārūq Ḥubluṣ, Tārīḫ ‘Akkār al-Idārī wa’l-Iğtimā‘ī wa’l-Iqtiṣādī,
1700-1914 (Beyrouth : Dār Laḥad Ḫāṭir et Dār al-Dā’ira, 1987), 283-
21
Charles Wilkins, Forging Urban Solidarities : Ottoman Aleppo 284.
27
1640-1700 (Leyde : Brill, 2010), 120-121. Iṣṭfān Duwayhī, Tārīḫ al-Azmina, 1095-1699, éd. Fārdinān
22
ŞİD 4 : 470 ; MHD 124 : 73-74. Tawtal al-Yasū‘ī (Beyrout : Presse Catholique, 1951), 379-380 ; voir
23
SMŠT 4/1 : 68, 107. aussi Stefan Winter, The Shiites of Lebanon under Ottoman Rule, 1516-
24
MAD 9909 : 54-55, 128-129 ; voir aussi ŞİD 77 : 55. 1788 (Cambridge : Cambridge University Press, 2010), 92-93.
25 28
MHD 136 : 83-84 ; MHD 145 : 182, 233 ; MHD 146 : 71. ŞİD 20 : 231.
LE DISTRICT DE ḤIṢN AL-AKRĀD (SYRIE) SOUS LES OTTOMANS 231
chemin ».29 En 1722, c’est Ḥusayn ibn Dandaš qui attira son successeur seulement un an plus tard, les fils de ce
l’attention de la Sublime Porte, lorsqu’un nombre de pay- dernier se partagèrent les trois tâches ainsi que le diplôme
sans de Ḥiṣn al-Akrād et de Safita s’enfuirent auprès de (berat) impérial d’investiture.36
lui dans le ‘Akkār, se disant incapables d’acquitter leurs L’autre grande particularité de Ḥiṣn al-Akrād à
impôts dans leurs districts d’origene ; on demanda alors l’époque des ayan est l’importante place occupée par les
au vali de Tripoli de veiller à la collecte de leurs dus.30 chrétiens. La population chrétienne des montagnes
Ce même Ḥusayn Dandaš fut accusé dix ans plus tard, en côtières syriennes, en grande majorité grecque orthodoxe,
avril 1732, d’avoir commis des brigandages à grande n’a généralement pas obtenu le même niveau d’attention
échelle dans le district de Safita, ce qui entraîna sa dans l’historiographie moderne que celle du Liban. Pour-
condamnation à mort.31 Le pouvoir grandissant de la tant le triangle formé par Tartus, Jubayl et Homs, et com-
famille dans la région mena néanmoins à ce que l’on prenant les districts ruraux d’al-Kūra et du ‘Akkār, fut
sépare du ‘Akkār le canton de Ša‘ra pour leur l’affermer l’une des principales zones d’implantation chrétienne
en 1737.32 Les registres du tribunal de Tripoli notent dans toute la Syrie, et comptait toujours plusieurs évêchés
effectivement l’attribution de l’iltizam sur Ša‘ra, qui fut orthodoxes au début du XVIIe siècle, dont Marmarīta
plus tard incorporé dans le district de Ḥiṣn al-Akrād, à des (Ḥiṣn al-Akrād) et Safita.37 Le couvent de Saint-Georges
membres de la famille pour le restant du XVIIIe siècle.33 (Mār Ğurğus) Ḥamīra, situé juste au nord de Ḥiṣn dans le
L’attribution de la ferme fiscale sur Ḥiṣn al-Akrād secteur dit « la Vallée des chrétiens » (Wādī al-Naṣāra),
proprement dite est moins certaine pour cette période, les fut à ce même titre l’un des plus importants dans tout
registres du tribunal de Homs, à l’inverse de ceux de l’Orient. À part sa rénovation au tournant du XVIIIe siècle
Tripoli, n’ayant pas été conservés avant la fin du évoquée plus haut, le couvent devint aussi l’objet d’une
XIXe siècle. En 1732-1733 et encore en 1751, la mukataa réclamation juridique formelle en 1729, lorsque les chefs
(arrondissement affermé) de Ḥiṣn fut parmi celles de pas moins de dix villages du district – des cheikhs du
confiées au gouverneur de Tripoli lui-même à titre de Wādī al-Naṣāra pour la plupart, mais également des
malikane (ferme fiscale à vie), selon les ordres exécutifs alaouites, différents responsables sunnites, et d’autres
impériaux ; à d’autres moments elle fut dans les mains sujets – se présentèrent devant le qāḍī à Ḥiṣn al-Akrād
de différents notables locaux en tant qu’iltizam régulier.34 pour dénoncer l’oppression fiscale qui pesait sur lui, et
Malgré l’inconstance de la concession fiscale, le peu de qui selon eux menaçait de conduire à sa ruine.38 Une autre
sources documentaires disponibles pour cette période fois, ce fut à un musulman chargé de la collecte des
suggère que le district aurait néanmoins connu une cer- impôts à Tripoli de se plaindre d’un zimmi (protégé ;
taine stabilité et prospérité sous les ayan. À l’hiver de chrétien) de Ḥiṣn qui détournait des fonds dans le dis-
1732, pour ne proposer que quelques échantillons, le juge trict ; en 1757, similairement, un chrétien de Ḥiṣn et son
de Ḥiṣn investit dans l’irrigation et la location commer- complice musulman furent accusés d’avoir assassiné un
ciale d’un verger à Tripoli pour une période de dix-huit habitant du château (probablement un militaire), et d’avoir
ans ; en juillet 1781, les autorités aidèrent une famille à ensuite agressé et volé son père et de s’être emparés d’un
récupérer une importante ferme (çiftlik) à Ḥiṣn qu’ils jardin de mûriers qui se trouvait dans l’enceinte du châ-
avaient perdue dans un conflit d’héritage quelques décen- teau.39 La démonstration la plus flagrante du pouvoir de
nies plus tôt.35 Le village en soi ne fut pas laissé pour la communauté chrétienne à Ḥiṣn se fit deux ans plus
compte non plus. En juin 1731, pour marquer l’introni- tard, en juillet 1759, quand 400 zimmi-s menés par le
sation du sultan Mahmud Ier survenue quelques mois mültezim alors en poste, Ḥannā ibn Dīb, descendirent
avant, le cheikh Hasan ibn Ahmad fut officiellement sur al-Ša‘ra, pillant des maisons, enlevant du gros bétail
reconduit, par firman impérial, comme imam, prédicateur et finalement assassinant Ḥusayn Āghā ibn Hamza
(hatib) et gestionnaire (mütevelli) de la mosquée Ṭāhirī al-Dandašlī. Une commission d’enquête (kašf) y fut dépê-
avec un salaire quotidien de 15 aspres ; après la mort de ché par la cour de Tripoli, mais celle-ci ne semble jamais
avoir eu de suite.40
29
MAD 9879 : 464-465.
30 36
MAD 9909 : 263-264. SMŠT 6 : 142, 148.
31 37
SMŠT 6 : 108-110. Constantin Panchenko, Arab Orthodox Christians under the
32
Ḥubluṣ, Tārīḫ ‘Akkār, 227. Ottomans, 1516-1831, trad. Brittany Pheiffer Noble et Samuel Noble
33
SMŠT 7 : 349 ; SMŠT 11 : 23 ; SMŠT 12 : 264-265 ; SMŠT (Jordanville, N.Y. : Holy Trinity Seminary Press, 2016), 97-98, 106.
38
14/1 : 130, 249-250 ; SMŠT 16 : 108 ; SMŠT 18/2 : 39, 161 ; SMŠT SMŠT 5 : 65. Sur l’histoire du couvent voir également Paul
20/1 : 42 ; SMŠT 20/3 : 137-138 ; SMŠT 21 : 33-34, 136 ; SMŠT 22/2 : Jacquot, L’état des alaouites : terre d’art, de souvenirs et de mystère
259 ; SMŠT 22/4 : 194 ; SMŠT 23 : 17, 61, 172 ; SMŠT 24/2 : 101 ; (Beyrouth : Imprimerie Catholique, 1929), 245-247 ; Panchenko, Arab
SMŠT 26/1 : 79 ; SMŠT 26/2 : 54 ; SMŠT 27 : 59, 221 ; SMŠT 28 : 53. Orthodox Christians, 218-221.
34 39
MHD 138 : 379 ; MHD 155 : 123 ; BTŞ 14 : 6. ŞİD 20 : 9 ; ŞAD 2 : 72.
35 40
SMŠT 6 : 86 ; ŞAD 3 : 64. SMŠT 15 : 222.
232 STEFAN H. WINTER
Le district de Ḥiṣn al-Akrād apparaît en fait comme tout autre district de la région, le melting-pot social, eth-
le seul en dehors du Liban des émirs Šihābī à avoir régu- nique et confessionnel qu’était la Syrie ottomane.
lièrement été concédé à des fermiers d’impôt chrétiens
au XVIIIe siècle. Comme cela a déjà été indiqué, nous
n’avons malheureusement pas les contrats d’affermage Ḥiṣn al-akrād à l’éPoque des réformes
de la province de Homs pour cette période. Selon les
registres du tribunal de Tripoli, certaines aires agricoles Les premières réformes en vue d’éliminer l’affermage
(mezraa) dans le district furent données en 1745 à İki des impôts, de refréner le pouvoir des ayan et de centra-
Kapulı Süleyman Ağa, le commandant du khan aux Deux liser les finances de l’Empire furent adoptées en 1793,
Portes (İki Kapulı) sur la route de Homs et l’un des prin- sous la rubrique du « Nouvel Ordre » (Nizam-ı cedid),
cipaux mültezim de Hermel, qu’il louait fréquemment en mais elles n’eurent que très peu d’effet dans les pro-
partenariat avec des chrétiens et qui fut plus tard rattaché vinces. En Syrie, le début du XIXe siècle fut plutôt mar-
à Ḥiṣn al-Akrād. Un autre « zimmi », Ḍāhir walad Sulay- qué par un vide total d’autorité étatique, dans lequel des
mān, se partageait la ferme de Ḥiṣn avec deux associés districts secondaires tel Ḥiṣn al-Akrād devinrent de
musulmans en 1752, avant que Ḥannā ibn Dīb n’en simples jouets entre les mains de différents gouverneurs
prenne possession quelques années plus tard.41 Et en mai et seigneurs ruraux dans une lutte plus acharnée que
1778, le vali de la province de Damas, dans laquelle jamais pour le pouvoir. Au printemps de 1800, notam-
Homs avec Ḥiṣn al-Akrād avaient entre-temps été incor- ment, l’émir libanais Bašīr Šihābī prit possession du dis-
porés, pétitionna auprès de la Sublime Porte pour se trict avec son armée, lors d’une guerre fratricide au sein
plaindre du fait que les charges pesant sur les Kurdes de sa famille et contre Aḥmad Paša al-Ğazzār, chassant
al-Zarqiyya résidant dans le district avaient « illégale- du même coup les Dandašlī. Ceux-ci reçurent d’abord
ment été affermées à des mécréants [kefere] », en l’oc- des Ottomans, en compensation, le gouvernorat de Homs,
currence à Mūsā Ḥannā (sans doute le fils de Ḥannā mais ils purent retourner à Ḥiṣn et s’y rétablir l’année
Dīb), en poste « depuis trente ans » et qui aurait, avec d’après.44 En 1816, un document du tribunal de Tripoli
des hommes de main musulmans, malmené et dépouillé indique que Sulaymān Paša « le Juste » (qui voulait ainsi
ces Kurdes.42 Le rôle des fermiers chrétiens, et spécifi- se démarquer d’Aḥmad Paša « le Boucher ») reçut pour
quement de la famille de Ḥannā Dīb, est par ailleurs lui-même la ğizya (taxe de capitation sur les protégés
confirmé dans les chroniques arabes de l’époque : vers chrétiens et juifs) de Ḥiṣn al-Akrād et d’autres mukataa-s
1795, Miḫā’īl Mišāqa rapporte qu’Ibrāhīm Qālūš, un en tant que despote à la fois de Sayda et de Tripoli ; dix
notable de Sayda fuyant alors son ancien patron, le ans plus tard, en novembre 1826, un autre gouverneur
fameux Aḥmad Paša al-Ğazzār, se réfugia « à Ḥiṣn aida un membre de la très prestigieuse famille al-Gīlānī
auprès des fils de Mūsā al-Ḥannā, espérant leur protec- de Hama à récupérer des effets personnels qu’il avait
tion puisqu’ils étaient chrétiens et gouvernaient l’arron- entreposés pendant des années dans un village du district,
dissement ». En revanche, peu de temps après, quand mais qui avaient été volés.45 Et lors de l’occupation égyp-
toute la province fut cédée à al-Ğazzār, les al-Ḥannā tienne de la Syrie début 1832, le général ottoman Osman
n’eurent d’autre choix que de lui livrer leur hôte.43 Paşa essaya brièvement de diriger la résistance depuis
Comme la plupart des autres districts de l’hinterland Ḥiṣn al-Akrād, où il campait près du Dayr al-Ḥamīra.
rural, Ḥiṣn al-Akrād jouit en fin de compte d’une grande Mais il perdit l’appui des tribus qu’il avait d’abord ral-
autonomie locale sous le règne des ayan au XVIIIe siècle. liées, et dut céder devant les forces supérieures d’Ibrāhīm
Ce qui fut peut-être encore plus marqué à Ḥiṣn, c’est la Paša en avril de la même année.46
très grande diversité des acteurs sur le plan politique : Après le retour de la Syrie sous souveraineté ottomane
non seulement des chefs de tribus turkmènes récemment en 1841, Ḥiṣn al-Akrād vit l’introduction des tanzimat.
établies sur le territoire, des militaires assimilés et d’autres Cette modernisation du système administratif ne tarda
autorités civiles, mais aussi de nouveaux immigrés arabes, cependant pas à susciter de nouveaux conflits. Le district
des Kurdes, des alaouites, et finalement des chrétiens. De était dorénavant réorganisé en tant que circonscription
cette façon Ḥiṣn al-Akrād incarna-t-il, peut-être plus que juridique (kaza) du sancak de Hama dans la province de
Damas, avec son propre conseil municipal (Meclis-i Aza)
41 44
SMŠT 8 : 171 ; SMŠT 12 : 178. Ḥaydar Aḥmad al-Šihābī (m. 1835), Lubnān fi ‘Ahd al-Umarā’
42
CDA : Cevdet Dahiliye [CVD] 94/4653. al-Šihābiyyīn, éd. Asad Rustum et Fu’ād al-Bustānī (Beyrouth : Uni-
43
Miḫā’īl Mišāqa (m. 1888), Mašḥad al-‘iyān bi-ḥawādiṯ Sūrīyā versité libanaise, 1969), 204-206, 361.
45
wa-Lubnān (Le Caire : s.n., 1908), 55-56, avec des ajouts depuis la tra- SMŠT 30 : 79 ; SMŠT 45 : 80.
46
duction du manuscrit complet par Wheeler Thackston, Murder, Mayhem, Šihābī, Lubnān, 842 ; Asad Rustum, éd., Al-Maḥfūẓāt
Pillage, and Plunder : The History of the Lebanon in the 18th and 19th al-Malikiyya al-Miṣriyya : Bayān bi-Waṯā’iq al-Šām (2e impression,
Centuries (Albany : State University of New York Press, 1988), 41. Beyrouth : al-Maktaba al-Būlusiyya, 1986-1987), document no. 820.
LE DISTRICT DE ḤIṢN AL-AKRĀD (SYRIE) SOUS LES OTTOMANS 233
formé de onze délégués musulmans et chrétiens. Or, aussi
tôt que l’été 1853, les musulmans ainsi qu’une grande
partie de l’effectif de la citadelle, plusieurs membres de
la confrérie Qādiriyya, le juge adjoint (nā’ib) et d’autres
notables se plaignirent de leurs nouveaux supérieurs,
nommément du müdir (directeur financier ; un musul-
man) et des deux hazine katibi (secrétaires du trésor ; des
chrétiens), qui selon eux imposaient de façon trop exagé-
rée les habitants du district et conduiraient immanquable-
ment à la ruine de celui-ci.47 Et en mai 1857, juste
quelques mois après l’instauration de l’égalité juridique
pour les sujets non musulmans de l’Empire, la Sublime
Porte écrivit au gouverneur de Damas que son prédéces-
seur avait promis de nommer deux chrétiens müdir et
kaymakam (préfet) du district. Or, puisqu’une telle nomi-
nation serait « sans précédent », que cela donnerait aux
réformes « une tout autre couleur », et que le consul bri-
tannique revendiquait même que Ḥiṣn soit placé sous un
régime administratif à part, la question avait été renvoyée
au Conseil impérial des tanzimat (Meclis-i Vala) ; aucune
décision précipitée ne devrait être prise dans l’intervalle.48
Malgré les réformes modernes, l’arrière-pays rural
continuait en fait à être dominé par les grandes familles
féodales. Alors que les Dandašlī avaient repris un peu
de leur position après l’occupation égyptienne,49 vers
1854 ce fut le cheikh alaouite Ismā‘īl Ḫayr-Bey, qui,
ayant gagné l’emprise sur Safita, commença à étendre
son pouvoir sur Ḥiṣn al-Akrād. Soutenus par des irrégu-
liers (başı-bozuk) ottomans et même par les chrétiens du
district, les Dandašlī réussirent enfin à mater les avances
Renseignements relatifs au kaza de Ḥiṣn al-Akrād, Salname
de Ḫayr-Bey et à le faire arrêter et exécuter en 1858.50 (almanach administratif) de la Province de Syrie, 1872
Peu de temps après, cependant, en février 1866, le consul
britannique à Damas rapporta que les Dandašlī s’étaient
de nouveau mis à piller des villages chrétiens dans la parer des propriétés dans le village, en plus de lever trop
région, nécessitant l’intervention du kaymakam de d’impôts et de se livrer à d’autres abus.53 Plus tard,
Homs.51 Beaucoup des documents dont nous disposons lorsque Mustafa Ağa fut devenu gouverneur de Damas
pour les décennies suivantes évoquent finalement des (vilayet-i Suriye), ses agissements à Ḥiṣn – et notamment
conflits entre grands propriétaires fonciers, la possession son recours aux Dandašlī et à d’autres voyous pour
privée de terres agricoles étant devenue possible dans affliger les paysans du district – firent l’objet d’une
l’Empire ottoman à partir de l’adoption du Code foncier enquête de la part des autorités ottomanes.54
(Arazi kanunnamesi) en 1858. En décembre 1892, juste Pour Ḥiṣn al-Akrād, en tout cas, la conséquence la
pour donner quelques exemples, deux frères du village plus importante des réformes fut qu’il perdit son statut de
Mašta l-Ḥilū (Safita) portèrent plainte contre des habitants chef-lieu de kaza. Lorsque, en 1893, le haut commande-
de Ḥiṣn al-Akrād, les accusant d’avoir saisi des terres ment (seraskerlik) voulut stationner une nouvelle compa-
qu’ils possédaient dans le district52 ; quelques années gnie de réserve (redif) dans le district, il se rendit compte
plus tard, en 1900, le muhtar (maire) de Šīn et d’autres que le chef-lieu était « une vieille forteresse ruinée, située
résidents accusèrent le kaymakam, Mustafa Ağa, d’acca- en élévation et difficile d’accès, … peu propice au déve-
loppement, et avec une population et des responsables qui
sont pénibles et créent toutes sortes de problèmes… ».
47
CDA : Meclis-i Vala [MVL] 145/56 ; MVL 146/71. On envisagea alors transférer le siège du district à ‘Anaz,
48
CDA : Sadaret Mektubi Kalemi, Umum Vilayet [SMK] 281/21. petit village à quelques kilomètres au sud-est de Ḥiṣn,
49
SMŠT 32 : 61.
50
Winter, History of the ‘Alawis, 192, 197-198.
51 53
National Archives, Londres : Foreign Office [FO] 195-806, CDA : Dahiliye Nezareti Mektubi Kalemi [DMK] 2313/104 ;
dépêche datée du 10 février 1866. DMK 2372/54 ; DMK 2405/37.
52 54
CDA : Bab-ı Ali Evrak Odası [BEO] 131/9809. DMK 2699/36.
234 STEFAN H. WINTER
mais puisque ce dernier était également relativement Pourtant, l’éclipse de Ḥiṣn al-Akrād fut tout aussi
isolé, le ministère de l’Intérieur en accord avec le com- sociale qu’infrastructurelle. Du point de vue d’un État
mandement choisit finalement la bourgade de Tall Kalaḫ, ottoman se voulant moderne, le district finit par incarner
« un endroit proche du centre des lieux formant le kaza tout ce qui était arriéré. Dans un long rapport au minis-
et la compagnie, situé sur la chaussée (şose) reliant Tri- tère de l’Éducation, publié simultanément en turc et en
poli à Hama et Homs, avec de grands terrains inoccupés, arabe en 1917 et avec lequel nous proposons de terminer
une mosquée, des maisons disposant d’un accès à l’eau, ici, deux inspecteurs des écoles offrent non seulement un
et suffisamment d’autres bâtiments, un air doux et portrait géographique et statistique détaillé de chaque
agréable et une facilité en ce qui concerne les communi- kaza de la nouvelle province (vilayet) de Beyrouth, mais
cations et les mobilisations militaires ».55 De nombreux dressent aussi le bilan de leur situation morale dans des
muhtar et autres figures du district protestèrent auprès du termes quasi évolutionnistes. Selon eux, Ḥiṣn al-Akrād
Ministère dans un premier temps contre la relocalisation en particulier se caractérisait par une forte hiérarchisation
du gouvernement à Tall Kalaḫ, affirmant entre autres sociale et éducative : pendant que les alaouites et les
qu’il était complètement excentré par rapport au reste du Turkmènes, qui formaient environ la moitié de la popu-
kaza, qu’il leur faudrait deux ou trois jours pour s’y lation de 30,000 habitants du kaza, étaient presque tous
rendre pour tout acte officiel, qu’il ne favoriserait ni la pauvres et illettrés, les chrétiens se démarquaient par leur
collecte des impôts ni le commerce à cause de la présence nature calme, 60 à 70 % d’entre eux maîtrisant la lecture.
des nombreuses tribus et autres « factions » dans les Les grandes familles sunnites du district, quant à elles,
environs, et que, de toute façon, il ne se développerait pas sont mises en exergue pour leurs mœurs dépassées : ainsi
tant que les Dandašlī y contrôleraient la plupart des les Zo‘bī, parents de la famille al-Gīlāni de Hama, et qui
terres.56 On ne donna pas suite à leurs doléances. dominaient le village de Ḥiṣn, étaient en grande partie
des adeptes du soufisme de la voie al-Qādiriyya, et
conservateurs au point de ne pas indiquer les noms de
conclusion leurs femmes sur leurs pierres tombales. Mais même eux
n’étaient pas aussi « fanatiques » (muta‘aṣṣib) que les
Jusqu’à la fin du règne ottoman, le district de Ḥiṣn Dandašlī, ces grands notables qui continuaient à dominer
al-Akrād a renfermé ainsi toutes les contradictions des le district depuis la région d’al-Ša‘ra, et qui étaient tou-
réformes tanzimat et de la mainmise de l’État moderne. jours connus pour leur amour des arts chevaleresques,
D’une part, on continua comme avant à déplorer les éter- leur générosité et leur endogamie—soit de vrais
nels actes de brigandage, les luttes de clans et les dis- « baron-voleurs [derebey] médiévaux ».59
putes foncières.57 Mais de l’autre, on œuvra aussi pour y Cette représentation de la société de Ḥiṣn al-Akrād et
amener de nouveaux projets d’irrigation, instaurer une d’autres districts ruraux servait évidemment à justifier la
réforme des prisons et mener un nouveau recensement de « mission civilisatrice » que les Ottomans essayèrent de
la population ; en début du XXe siècle on y établit même mener dans les provinces syriennes à la toute fin de
une succursale de la Ziraat Bankası, la banque agricole l’Empire. Mais le véritable héritage ottoman à Ḥiṣn
ottomane fondée en 1888 pour accorder des crédits à la al-Akrād reste multiple : Tandis que le « Qal‘at al-Ḥiṣn »
petite paysannerie à travers l’Empire.58 Il relève peut-être avait déjà perdu sa fonction proprement militaire au
de l’ironie historique que la décision d’abandonner Ḥiṣn XVIe siècle, l’établissement de nouvelles populations
al-Akrād—le plus important château fort de la Syrie—en turkmènes, kurdes et arabes, l’intégration du district
tant que chef-lieu fut finalement prise pour des raisons dans l’administration et l’économie-monde ottomanes, la
militaires. Le « Qal‘at al-Ḥiṣn » n’était désormais plus promotion de nouvelles élites locales dont des chrétiens,
qu’un simple vestige archéologique, dans lequel les vil- et finalement la mise en œuvre de réformes politiques,
lageois commencèrent par ailleurs à s’installer après le technologiques et sociales modernes sont tout autant un
départ des redif–s en 1894. Quand la compagnie ferro- patrimoine qui continue à donner sa forme à la Syrie
viaire Damas-Hama et Prolongements (DHP) inaugura d’aujourd’hui.60
un nouvel embranchement reliant Tripoli et Homs en
1911, le choix pour station intermédiaire principale s’ar-
rêta naturellement sur Tall Kalaḫ, dans la plaine, consa- 59
Muḥammad Baḥğat et Muḥammad Rafīq Tamīmī, Wilāyat Bay-
crant ainsi la nouvelle capitale du district.
rūt (nouvelle imp., Beyrouth : Laḥad Ḫātir, 1987), 2 : 300-328.
60
Projet de recherche financé par le Conseil de recherche en
55
CDA : İrade Dahiliye [İDH] 1315/46 ; DMK 169/34. sciences humaines (SSHRC-CRSH). Recherche sur Ḥiṣn al-Akrād
56
BEO 580/43435 ; DMK 351/45. effectuée en vue de l’exposition « Le Crac des Chevaliers. Chroniques
57
CDA : Şura-ı Devlet [ŞUD] 2283/22 ; DMK 336/41 ; DMK d’un rêve de pierre », Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris,
425/75 ; DMK 2077/117 ; DMK 2854/101. septembre 2018 – mars 2019. L’auteur tient à remercier Emmanuel
58
CDA : Dahiliye Nezareti Muhaberat-ı Umumiye İdaresi [DMU] Pénicaut, Nazir Atassi, Bernard Heyberger et Philippe Garnier pour leur
61/9 ; DMK 430/70 ; DMK 2136/3 ; ŞUD 1247/24. relecture du texte et/ou pour leurs commentaires précieux.