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"Vers une herméneutique pratique du christianisme :

confrontation entre les théologies de J.B. Metz et S. Hauerwas"

Materne, Pierre-Yves

ABSTRACT

This doctoral thesis presents a “hermeneutic of practical Christianity”, understood in terms of following
Christ. The Christian is invited to live a dual-citizenship, towards God and the state, in a pluralistic society.
This call to be a disciple at the service of others is addressed in the works of Johann Baptist Metz (Catholic)
and Stanley Hauerwas (Protestant). The encounter of the theologies of these two authors allows for
several theses to be put forward: 1.Faith, before existing as doctrine, is first a praxis of following. To
follow Christ involves a circular relationship of praxis, narrative, community and authority. To follow is
a way of living that renders the Kingdom present in history. The believing person becomes Christian to
the extent to which they combine the mystical aspect and the political aspect of faith. Faith is therefore
appropriated – not in the sense of being equivalent to a privitization – but public – and not in the sense
of being equivalent to politicization. 2.Community constitutes a kind of anchor in the life of discipleship.
Ecclesiology therefore plays a determining role in relationships for believers. The theology of radical
communitarianism, which regards the Church as an alternative polis, does not allow for the development
of an ethic of the responsibility for all. To the contrary, this “political theology” presents a way towards an
exclusive millenarianism. Political theology must express the person, the community and the society in
terms of the coming of the Kingdom of God, mysteriously present in history. 3.A praxis of r...

CITE THIS VERSION

Materne, Pierre-Yves. Vers une herméneutique pratique du christianisme : confrontation entre les théologies
de J.B. Metz et S. Hauerwas.  Prom. : Lesch , Walter http://hdl.handle.net/2078.1/28962

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Available at: http://hdl.handle.net/2078.1/28962 [Downloaded 2020/08/30 at 05:09:37 ]


Université catholique de Louvain
Faculté de théologie

Vers une herméneutique pratique


du christianisme
Confrontation entre les théologies
de Johann Baptist Metz et de Stanley Hauerwas

Thèse présentée par Pierre-Yves MATERNE


sous la direction du professeur Walter LESCH
en vue de l’obtention du grade de
Docteur en théologie

Louvain-la-Neuve
2009
Remerciements

J’adresse mes plus vifs remerciements à mon « Doktorvater », le professeur Walter


Lesch, qui a accueilli mon projet avec bienveillance, tout en stimulant mon travail par
son sens critique et ses nombreuses suggestions. Cette recherche doctorale a également
été accompagnée par les professeurs Benoît Bourgine et Éric Gaziaux, que je remercie
pour leurs encouragements et leurs conseils. Je remercie aussi le professeur René Heyer,
de Strasbourg, d’avoir accepté de faire partie du jury de thèse.
Je suis reconnaissant à l’égard de l’Université catholique de Louvain pour le soutien
reçu dans le cadre de mon mandat d’assistant. Je remercie spécialement la Faculté de
théologie, et en particulier les doyens Camille Focant et André Wénin, qui ont souvent
facilité ma tâche de chercheur.
J’adresse aussi des remerciements à ces interlocuteurs qui m’ont aidé à progresser, en
commençant bien évidemment par Johann Baptist Metz et Stanley Hauerwas. Je pense
aussi à Edmund Arens, Denis Müller, Tiemo Rainer Peters et Jean-Louis Souletie.
Je voudrais exprimer ma gratitude à l’égard de l’équipe de l’Institut Marie-
Dominique Chenu, de Berlin : Ulrich Engel, Thomas Eggensperger et Horst Wieshuber.
L’Institut Chenu a été mon port d’attache sur le chemin parfois ardu du doctorat et de
l’apprentissage de la langue allemande.
Ma gratitude va aussi à ceux et celles qui ont, d’une manière ou d’une autre, soutenu
mon travail de recherche. En premier lieu, je tiens à remercier Serge Maucq et Philippe
Coppens, qui ont fait preuve d’une grande fidélité, d’une réelle disponibilité et d’un œil
attentif tout au long du parcours. Je remercie mes frères dominicains qui m’ont offert
leur soutien, en pensant spécialement à Ignace Berten et Olivier Riaudel pour le temps
qu’ils ont consacré à la relecture. Je suis reconnaissant envers les frères de la commu-
nauté de Bruxelles qui m’ont accueilli et aidé durant la rédaction finale. Enfin, je tiens à
dire merci à ma famille et à mes amis, pour leur présence réconfortante.
Introduction

Chaque fois que nous utilisons le mot


‘Dieu’, cela doit changer notre vie

Jürgen Manemann

Qui cherche à devenir un peu plus chrétien dans sa vie doit diriger son regard vers le
monde. Si nous voulons penser la foi chrétienne, nous ne pouvons pas simplement la penser à
partir d’elle-même. Dieu n’est d’ailleurs pas un « contenu » à réfléchir en vase clos. La pen-
sée tournée vers le Dieu des chrétiens n’est jamais purement théorique, ni enfermée dans une
tradition particulière. Chaque fois que nous commençons à réfléchir sur la foi, nous le faisons
à partir d’une expérience. C’est en réalité la vie avec les autres qui nous pousse à approfondir
le sens de la vie chrétienne. Comme chrétiens (en devenir), nous sommes invités à interpréter
le message évangélique transmis par des témoins, à la suite du Christ. Ce travail ne se limite
pas aux idées. En effet, le Christ nous invite à vivre en disciple, à suivre sa « voie » dans notre
propre contexte culturel. La foi permet de relire notre expérience au cœur du monde comme
une histoire de fraternité avec Dieu et avec autrui. Évidemment, rien n’est moins simple que
de pratiquer la foi dans une société de plus en plus complexe et plurielle. Comment le sujet
chrétien peut-il conjuguer sa citoyenneté politique (loyauté envers la cité) et sa citoyenneté
divine (loyauté envers Dieu) ? La réponse se situe sans doute entre deux extrêmes : primauté
de la cité sur Dieu et primauté de Dieu sur la cité. Même si cette dernière primauté peut sem-
bler plus chrétienne, il ne faut pas l’affirmer sans en analyser les implications dans le contexte
contemporain. Cette interrogation nous conduit sans cesse à ternir compte de l’altérité qui
sourd de toute part. Une manière de rendre compte de la foi peut consister à penser le chris-
tianisme comme une praxis de reconnaissance. Nous envisageons alors l’identité chrétienne
comme identité pratique. Cette praxis signifie que nul ne peut se penser chrétien ni vivre sa
foi sans regarder le monde à partir d’autrui. L’empathie, comme capacité à percevoir le point
de vue de l’autre, est essentielle à la foi. Notre capacité à nous décentrer pour reconnaître
8 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’autre comme alter ego n’est pas une conséquence seconde de la vie chrétienne. En christia-
nisme, la reconnaissance des autres est sans condition. L’universalité peut se penser à partir
d’une pratique qui cherche à offrir à celui qui diffère de nous cette reconnaissance qui fait
vivre.
Le titre de notre dissertation, « Vers une herméneutique pratique du christianisme »,
signale que notre perspective cherche à dégager les enjeux de l’interaction entre la foi et la vie
du croyant dans le contexte d’une société sécularisée. La notion d’herméneutique renvoie au
travail d’interprétation inhérent à la pensée théologique. L’interprétation s’applique tant à la
lecture des textes constitutifs d’une tradition qu’à l’appropriation des expériences du croyant.
Il nous paraît pertinent de penser la foi chrétienne en lien avec l’expérience humaine,
notamment lorsqu’elle vient de certaines pratiques (conversion, témoignage, célébration,
citoyenneté…). La théologie ne peut en effet pas se limiter à expliciter une théorie qui ne
rendrait pas compte de la part existentielle de la foi.
Notre problématique se situe dans la perspective de ce qu’on peut appeler (non sans risque)
la « théologie politique »1. Nous entendons par là une réflexion sur la foi qui tient compte de
ses implications politiques. Contre l’idée que l’on pourrait dissocier la foi de la vie sociale des
croyants, nous soutenons au contraire le principe d’une stimulation réciproque entre croyan-
ces religieuses et action dans le monde. Il nous semble que le vocable de « théologie
politique » peut rendre compte de cette préoccupation.
Cette recherche a été initiée dans le cadre de ce qu’on appelle dans la tradition catholique
la « théologie morale ». Cependant, les questions que nous abordons touchent aux frontières
de cette discipline, en ce sens qu’elles concernent aussi bien l’ecclésiologie que la théologie
systématique. Il va de soi que la dimension pratique de la foi chrétienne est une réalité
transversale qui ne peut en aucun cas être confisquée par une seule discipline, en particulier la
morale. La mise en pratique de la foi et la réflexion critique sur celle-ci devrait être une tâche
partagée par l’ensemble des disciplines théologiques, y compris la dogmatique. D’aucuns
pensent encore aujourd’hui que la théologie sert d’abord à exposer la doctrine chrétienne et ne
cède qu’ensuite la place à des disciplines annexes qui doivent étudier les applications sur le

1
Nous parlons de « théologie politique » dans le sens donné par Johann Baptist Metz. Cf. infra. Pour connaître
les significations données à ce concept dans l’histoire, nous renvoyons à Jürgen MANEMANN et Bernd WACKER,
« Political Theology : History of a Concept. », dans MANEMANN Jürgen, DOWNEY John, OSTOVICH Steven (éd.),
Missing God? Cultural Amnesia and Political Theology (Religions-Geschichte-Gesellschaft. Fundamentaltheo-
logische Studien, 30), Münster, Lit, 2006, p.170-181. Voir aussi : Jürgen MANEMANN et Bernd WACKER (éd.),
Politische Theologie – gegengelesen (Jahrbuch Politische Theologie, 5), Berlin, 2008.
INTRODUCTION ─9

terrain social et politique du monde. Contre une telle vision, nous proposons de réfléchir à une
herméneutique pratique qui vise le cœur même de la théologie chrétienne.

L’hypothèse de recherche

Alors que la théologie morale fondamentale est parfois plongée dans le dialogue avec les
pensées philosophiques afin de rendre compte de la rationalité de l’être et du vivre chrétiens,
le thème de la pratique de la foi comme suite de Jésus a peut-être été abandonné au domaine
de la théologie spirituelle. Or, il nous semble que la pratique du « suivre Jésus » relève non
seulement de la théologie morale mais également de la théologie systématique. Nous verrons
que les théologiens Metz et Hauerwas sont pleinement convaincus de l’importance de ne pas
dissocier les pôles mystique et politique pour définir l’identité chrétienne du sujet croyant.
Nous allons donc nous concentrer sur le thème de la « suite » de Jésus. Dans un article
traitant de la théologie morale, Charles Curran faisait cette réflexion : « L’Église chrétienne,
en tant que communion des disciples de Jésus, se reconnaît ainsi la tâche d’enseigner la
morale et de mettre au jour ce qu’exige, en différents lieux et à différentes époques, la
condition de disciple »2. L’éthique de la responsabilité du disciple de Jésus est la première
raison d’une théologie morale. Or, comme une telle pratique se vit dans la réalité mondaine, la
théologie morale se doit de toujours mieux comprendre le monde en instaurant un dialogue
avec la culture. En développant une rationalité propre, informée par l’expérience des hommes,
donc aussi de ceux qui ne partagent pas la foi, elle s’est rendue capable de tenir un discours
qui va au-delà de la simple posture confessante. Cependant, en développant au cours de
l’histoire une approche technique et spéculative, concevant a priori des exposés
systématiques pour éclairer l’agir chrétien, elle a perdu de vue que la foi n’est pas ab initio
une théorie mais une praxis. L’intelligibilité de ce que signifie « être chrétien » découle plus
qu’on ne le croit habituellement d’une pratique de vie (way of life). Toutefois, nous nous
interrogeons sur la portée de cette conscience pratique. En effet, ne sommes-nous pas devenus
« gnostiques » au sens où la foi se rapporterait davantage à des vérités à croire plutôt qu’à un
engagement pratique qui fait de la foi un acte intersubjectif mondanisé (conversio ad
mundum) ? L’Église n’est-elle pas responsable de cette intellectualisation en présentant

2
Charles CURRAN, « Théologie morale », dans Monique CANTO-SPERBER (éd.) Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 1511.
10 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’essentiel de la foi sous la forme d’un catéchisme à connaître ? Les chrétiens eux-mêmes ont-
ils perdu le goût du monde, en vivant dans l’illusion que le christianisme ne serait pas
« déterminé » par le monde dans la logique de l’incarnation ? Alors que les églises se vident
en Occident, le risque est grand pour les chrétiens de se réfugier dans une sous-culture
(logique de ghettoïsation) ou, à l’inverse, de se fondre dans la masse indifférenciée des
acteurs d’une société mondialisée conformiste où – pour affirmer sa différence – chacun est
invité à suivre les mêmes modes commerciales. Les théologiens que nous abordons nous
invitent à ne pas renoncer à « être chrétien » dans le monde, bien qu’ils proposent des
manières très différentes de s’engager au nom de la foi. Comment prendre sa foi au sérieux
dans une société sécularisée et plurielle ? La condition de disciple nous invite à développer
des « habitudes du cœur » qui donnent à nos croyances une dimension publique. La question
reste cependant de déterminer les implications sociales et politiques de cette publicité.
Pour dire la condition de disciple, nous utiliserons aussi le concept de « suivance ». Dans la
théologie récente, un usage s’est répandu pour parler de la « suite de Jésus » en terme de
suivance. Ce terme est un néologisme théologique. Les termes allemand Nachfolge et anglais
Discipleship n’ont pas d’équivalent direct en français. On est généralement obligé de parler de
la « suite de… ». En contexte chrétien, il s’agit de la « suite de Jésus ». Cependant, la tradition
spirituelle a fait de cette suite une réalité intérieure et contemplative, surtout à partir de la
notion d’imitation du Christ. L’ouvrage célèbre L’Imitation de Jésus-Christ (XVe siècle) a
spiritualisé l’acte de suivre Jésus (avec une idée de fuga mundi). Ce sont surtout les
recherches sur la théologie de Dietrich Bonhoeffer qui ont donné lieu à l’invention du concept
de « suivance ». Pour traduire la Nachfolge (chez Bonhoeffer) en français, il a fallut inventer
un terme qui rende compte de la dimension dynamique et novatrice de la suite de Jésus3. Le
premier à avoir utilisé ce néologisme est André Dumas (1968), suivi depuis lors par d’autres
auteurs tels que Arnaud Corbic, Jean-Daniel Causse ou encore Denis Müller4. Nous utilisons
également ce terme (sans exclusive) dans le cadre de notre dissertation. Nous évitons

3
La Nachfolge comporte une nuance de succession et implique « une situation et une expérience nouvelles :
devenir disciple à la suite de Jésus dans l’environnement qui est le nôtre » (Bernard LAURET et Henri MOTTU,
préface à l’édition française de Dietrich BONHOEFFER, La vie de disciple. Le prix de la grâce (Œuvres de
Dietrich Bonhoeffer, 9), nouvelle édition traduite de l’allemand par Bernard Lauret et Henri Mottu, Genève,
Labor et Fides, 2009, p. 8. Dans cette nouvelle traduction de Bonhoeffer, les traducteurs ont évité d’employer la
notion de suivance en raison de son absence du langage courant (Cf. ibid., p. 9). Nous sommes bien conscient de
la difficulté mais nous utilisons néanmoins ce terme significatif.
4
Cf. André DUMAS, Une théologie de la réalité. Dietrich Bonhoeffer, Genève, Labor et Fides, 1968. Arnaud
CORBIC, « La place de l’Écriture dans la perspective d’un christianisme non religieux chez Dietrich
Bonhoeffer », dans Revue d’éthique et de théologie morale, 246 (2007), p. 127-147. Jean-Daniel CAUSSE,
« Suivre et faire : structure de l’appel dans Nachfolge de Dietrich Bonhoeffer », dans Revue d’éthique et de
théologie morale, 246 (2007), p. 219-228. Denis MÜLLER, « Une pensée à temps et à contre-temps : Dietrich
Bonhoeffer », dans Revue d’éthique et de théologie morale, 246 (2007), p. 11-15.
INTRODUCTION ─ 11

d’utiliser le terme d’imitation (sauf si un auteur le fait) en raison de son ambiguïté. Tantôt, il
évoque une attitude spirituelle exclusivement intérieure, tantôt une attitude de mimétisme.
Or, la suivance est une attitude spirituelle et politique, sans jamais être une reproduction pure
et simple des comportements de Jésus.
La foi est une pratique avant d’être une théorie, une manière de vivre avant d’être une
doctrine, une expérience avant d’être un dogme. Elle est privée dans le sens où elle doit être
personnelle, consentie et appropriée. Elle est publique en tant qu’elle implique une
responsabilité à l’égard des autres, tant éthique (reconnaissance) que communicationnelle
(rendre compte devant la raison commune). En tant que pratique, la foi se réalise dans la
condition de disciple, dont la structure interne est mystique et politique. Elle est mystique dans
le sens où une réalité transcendante (Dieu) a saisi le sujet, qui se trouve convoqué tout en
étant libre de répondre à l’appel intérieur. Elle est politique, non dans le sens d’un programme
à exécuter, mais au sens où elle suscite une posture éthique à l’égard de la société.
La suite du christ, qui dépend d’une rencontre/interpellation, exprime bien ce caractère
pratique de la foi. Cette suite n’est pas privatisable. Elle est mystique tout autant que politique.
À travers cette notion de « suivre », qui s’enracine dans le récit évangélique (pluriel), nous
pouvons resituer la dimension politique (au sens large du terme) de la foi dans le contexte
contemporain. Le choix de deux auteurs assure la limitation du périmètre de la recherche. Il
faut certainement expliquer le choix de ce duo. Nous avons opté pour deux théologiens
contemporains appartenant à deux traditions ecclésiales distinctes (catholique et protestante)
et à deux contextes culturels différents (européen et nord-américain). La raison de la sélection
tient essentiellement au fait que ces deux auteurs ont mis la praxis au centre de leur projet
théologique. Chacun d’eux voit la foi et la pratique comme deux faces d’une même pièce de
monnaie. Ils refusent également la privatisation de la foi qui caractérise nos sociétés
occidentales tout comme ils récusent l’instrumentalisation politique de la religion. Contre la
tentation du repli individualiste, ils rappellent la dimension intersubjective, communautaire
même, de la vie chrétienne. La foi ne peut se communiquer qu’au sein d’une relation et qu’à
partir d’un récit. Les auteurs ont joué un grand rôle pour rendre à la narrativité une place de
choix dans la théologie. Enfin, ils justifient le caractère nécessaire de l’autorité dans
l’interprétation et la pratique de la foi. La liberté personnelle ne peut pas être pensée comme
celle d’un moi « détaché » de toute responsabilité à l’égard d’autrui. Leur manière de donner
le primat à autrui nous renvoie au cœur de l’Évangile de Jésus.
12 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

La présentation des auteurs

I. Johann Baptist Metz

A. Contexte

Johann Baptist Metz est un théologien catholique allemand (né en Bavière en 1928)
renommé internationalement. Avant de créer sa propre « école » de théologie dite
« politique », il a d’abord été un proche collaborateur de Karl Rahner sous la direction duquel
il a réalisé un doctorat à Innsbruck (1962)5. Metz avait auparavant obtenu un premier doctorat
en philosophie portant sur le problème de la métaphysique chez Heidegger (1952). Prêtre du
diocèse de Bamberg, Metz aura essentiellement une activité académique qu’il exercera à
l’université de Münster dans l’enseignement de la théologie fondamentale (1963-1993). Après
son éméritat, il sera régulièrement invité à l’université de Vienne où il recevra un doctorat
honoris causa (1994).
À côté de son travail de professeur, Metz a aussi été impliqué, au cours des années
soixante, dans le dialogue avec les penseurs marxistes ainsi que dans la fondation d’un Institut
interdisciplinaire et biconfessionnel de théologie à Bielefeld (qui n’a duré qu’une dizaine
d’années en raison de la méfiance des autorités ecclésiales)6. Grâce à cet Institut, Metz voulait
sortir la théologie de son isolement par rapport aux autres disciplines (sociologie,
littérature,…) tout en pratiquant un « œcuménisme indirect » entre catholiques et protestants.
Dans une conférence marquante, il a développé l’idée selon laquelle la théologie a besoin
d’autre chose qu’elle-même pour exercer l’intellectus fidei 7. L’interdisciplinarité a toujours
été un souci constant chez Metz dans la mesure où il considère que la foi n’est pas pensable
en dehors du monde. La théologie a besoin d’un autre (culture, sciences, expérience) pour
arriver à réfléchir son objet. Le but de Metz est de prendre au sérieux la theologia naturalis
pour affirmer le besoin d’interagir avec ce qui est étranger au discours théologique. Pour

5
Metz a parlé d’une nouvelle théologie politique pour se démarquer du conservatisme attaché à l’ancienne
théologie du même nom, particulièrement liée à Carl Schmitt. Cf. Carl SCHMITT, Théologie politique (1922-
1969), traduit de l’allemand et présenté par J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.
6
L’Institut sera actif dès la fin des années soixante jusqu’en 1979. Cf. Tiemo R. PETERS, Johann Baptist Metz.
Theologie des vermisßten Gottes, Mainz, Matthias Grünewald Verlag, 1998, p. 83-90.
7
Cf. Johann Baptist METZ, « Zu einer interdisziplinär orientierten Theologie auf bikonfessioneller Basis: Erste
Orientierungen anhand eines konkreten Projekts », dans Johann Baptist METZ et Trutz RENDTORFF (éd.), Die
Theologie in der interdisziplinären Forschung, Düsseldorf, Bertelsmann Universitätsverlag, 1971, p. 10-25.
INTRODUCTION ─ 13

exprimer cette visée, Metz définit un principe fondateur : la théologie doit être une « manière
de connaître par l’autre » (Art kognitiver Fremdbestimmung)8.
Johann Baptist Metz a lancé son programme pour une « nouvelle théologie politique » à la
fin des années soixante9. Lors d’un congrès à Toronto, en 1967, le théologien plaide pour une
théologie tournée vers le monde, dans un but de critique sociale : « je comprends d’abord la
théologie politique comme un correctif critique contre la tendance à ‘la privatisation’ à
outrance qu’on trouve dans la théologie récente. Je la comprends aussi en même temps, sous
son aspect positif, comme un essai de formulation du message eschatologique dans les
conditions de notre société actuelle »10.
Le souci de Metz est de travailler à une nouvelle manière de faire de la théologie, qui prend
au sérieux la dimension publique de la foi chrétienne et le besoin d’une nouvelle formulation
du message chrétien en fonction du monde contemporain. Cette conscience de la pertinence
sociale et politique de la foi conduit Metz à associer les termes « théologie » et « politique ».
Son intervention dans le débat théologique rejoignait également les préoccupations de deux
théologiens protestants : Jürgen Moltmann et Dorothee Sölle. Avec Metz, ils constituent un
trio marquant de cette époque, à l’origine du « tournant politique de la théologie »11.
En dehors du cercle académique, le théologien de Münster a également rendu des services
importants à l’Église catholique. Il a été consulteur du Secrétariat pontifical pour les non-
croyants (1968 à 1973). De 1971 à 1975, il a été conseiller du synode interdiocésain des
diocèses allemands (dit « Synode de Würzburg ») qui a donné lieu à un texte majeur « Unsere
Hoffnung » (Notre Espérance) dont il est le principal rédacteur12. Metz est également un des
co-fondateurs de la revue internationale de théologie Concilium (1964). Il a également
effectué des voyages en Amérique latine où il s’est intéressé à la théologie de la libération. Un
certain nombre de théologiens de la libération ont reçu de Metz une partie de leur formation

8
Ibid., p. 20.
9
Les spécialistes s’accordent pour définir des phases dans la pensée de Metz. Après la phase de la théologie
transcendantale, Metz passe à la théologie politique (1967), puis à une seconde phase de cette théologie (1969)
où la question de la memoria devient fondamentale. Cf. Benoît-Marie ROQUE, « Réception et interprétation de la
théologie politique de J.B. Metz », dans Laval théologique et philosophique, 63 (2007), p. 259-274. De notre
point de vue, on pourrait ajouter une troisème étape de la théologie politique, à partir de 1986, lorsque Metz
développe le thème de la reconnaissance d’autrui.
10
Johann Baptist METZ, « Les rapports entre l’Église et le monde à la lumière d’une théologie politique », dans
Laurence K. SHOOK et Guy M. BERTRAND (éd.), La théologie du renouveau (Cogitatio Fidei, 34), t. 1, Paris,
Cerf, 1968, p. 33.
11
Rosino GIBELLINI, Panorama de la théologie au XX e siècle, Paris, Cerf, 1994, p. 345.
12
« Unsere Hoffnung. Ein Bekenntnis zum Glauben in dieser Zeit », dans Ludwig BERTSCH et alii (éd.),
Gemeinsame Synode der Bistümer in der Bundesrepublik Deutschland. Beschlüsse der Vollversammlung, t. 1,
Freiburg-Basel-Wien, Herder, 1976, p. 84-111.
14 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

ou de leur inspiration. Ceux-ci ont ensuite adressé certaines critiques à Metz qui en a souvent
tenu compte13.
Son style est celui de l’essayiste qui se méfie des grands systèmes de pensée. Metz pratique
une théologie sensible aux questions émergentes. Il est très intuitif, créatif, sans
nécessairement proposer un argumentaire achevé. Ses écrits sont brefs, proches à certains
moments de l’esquisse. Parfois polémique, il n’est jamais superficiel. Son écriture théologique
témoigne d’une capacité à se laisser saisir par des préoccupations nouvelles qui lui viennent
de l’extérieur14. Sa façon dispersée, pointilliste, de mettre par écrit sa théologie témoigne d’un
esprit qui cherche à rencontrer l’actualité sans jamais se contenter de l’académisme allemand.
Metz a consacré son énergie à rendre compte de l’espérance chrétienne15. D’abord formé à
l’école de saint Thomas, dans la perspective transcendantale de Karl Rahner, il a
progressivement quitté ce cadre de pensée pour une meilleure attention à l’histoire. Bien
qu’ayant reçu de son maître le souci d’une théologie à l’écoute du monde (conversio ad
phantasmata), incluant un détour par l’anthropologie, Metz a critiqué chez Rahner le fait de
rester trop souvent à un niveau d’abstraction. Metz estime que ce dernier néglige l’histoire du
monde tiraillée par la souffrance et l’injustice. Il s’étonne en particulier du peu d’intérêt de
son maître pour l’Holocauste. Il critique aussi chez lui une sous-estimation du récit et des
histoires bibliques (apocalyptiques, notamment)16.
Sous l’influence d’Ernst Bloch, Metz envisage une théologie tournée vers l’avenir et
animée par l’espérance. Ensuite, au contact des penseurs de l’École de Francfort, il devient
plus conscient de l’importance du passé comme potentiel critique, de même que de
l’obligation de solidarité avec les victimes de l’histoire. En filigrane, il faut observer que Metz
a une grande sympathie pour les penseurs de tradition juive, en particulier ceux qui font partie
de l’École de Francfort, mais aussi des gens comme Martin Buber ou Emmanuel Lévinas.
Au-delà de l’influence de courants de pensée, il faut bien avoir à l’esprit que la pensée
metzienne a été transformée, interrompue même, par une « blessure » qui l’a frappé

13
« La théologie politique a suscité des polémiques qui l’ont amenée à préciser et à nuancer ses positions. Qui
plus est, bien qu’elle soit conditionnée par le milieu politique et culturel dans lequel elle surgit, elle sait s’ouvrir
à de nouvelles perspectives en prenant en compte des exigences venant d’autres horizons » (Gustavo GUTIERREZ,
La force historique des pauvres (Cogitatio Fidei, 137), Paris, Cerf, 1986, p. 20).
14
Cf. Tiemo R. PETERS, Johann Baptist Metz. Theologie des vermißten Gottes, Mainz, Matthias Grünewald
Verlag, 1998, p. 7. Tiemo R. PETERS, « Johann Baptist Metz. The theology of the missing God », dans Jürgen
MANEMANN, John DOWNEY, Steven OSTOVICH (éd.), Missing God? Cultural Amnesia and Political Theology,
Münster, Lit, 2006, p. 18.
15
Cf. 1P3, 15. Nous nous référons à la traduction œcuménique de la Bible (TOB) pour les citations bibliques
(sauf avis contraire).
16
Cf. Tiemo R. PETERS, « Karl Rahner und die neue Politische Theologie », dans Heinrich KLAUKE (éd.), 100
Jahre Karl Rahner. Nach Rahner. Post et secundum, Köln, Karl Rahner Akademie, 2004, p. 43-50.
INTRODUCTION ─ 15

directement et aussi indirectement, à savoir le scandale du mal. Son expérience de la guerre


l’a conduit à développer une sensibilité particulière pour les victimes17. Le théologien
allemand a été fortement interpellé par le drame du génocide des juifs durant la seconde
guerre mondiale. En un mot : Auschwitz. Ayant progressivement introduit ce thème dans la
pensée théologique allemande, en essayant d’en tirer des conclusions, Metz arrive à un constat
déterminant pour sa théologie : après Auschwitz, il n’est plus possible de faire la même
théologie qu’auparavant. Il s’agit pour lui d’une véritable « interruption » qui aura aussi pour
effet d’accorder une « autorité » à ceux qui souffrent.

B. Arrière-fond théologique

Les penseurs de l’École de Francfort18, dont les deux figures majeures sont Max
Horkheimer (1895-1973) et Theodor Adorno (1903-1969), dénonçaient la raison
instrumentale aliénante qui était issue de l’Aufklärung. Celle-ci contenait un idéal
d’émancipation, d’égalité et de justice, rompant avec les féodalités et autres cléricalismes du
passé. La raison est un outil fabuleux d’émancipation mais qui peut également se retourner en
domination. Constatant que les idéaux de l’Aufklärung n’étaient pas promus par les forces
économiques, sociales et politiques à l’œuvre dans l’histoire, les penseurs de l’École de
Francfort ont appelé à une émancipation de l’homme face à un « système » qui ne respecte
pas l’humanité. L’être humain est en effet pour eux un sujet concret qui vit et souffre dans
l’histoire. Metz s’intéressa en particulier à Horkheimer et Adorno pour comprendre les
insuffisances de la modernité et le sens de l’histoire. Il rencontrera aussi les travaux de Walter
Benjamin et de Jürgen Habermas. Avec ce dernier, il entrera en débat sur les limites de la
raison communicative.
Dans sa théologie politique, Metz reprend aussi l’idée, développée par Herbert Marcuse, de
la mémoire subversive : « Le souvenir du passé peut éveiller des pensées dangereuses, et la
société établie semble redouter les contenus subversifs de la mémoire. Le souvenir est une

17
Vers la fin de la seconde guerre, Metz a été enrôlé dans l’armée allemande, il n’avait que 16 ans. Alors que
son groupe, composé d’une centaine de jeunes soldats comme lui, était au front, il a été chargé de porter une
lettre au commandement du bataillon. Après avoir traversé des villages incendiés, il découvrit à son retour tous
ses compagnons tués par une attaque des alliés. Le choc fut tel qu’il senti une déchirure qui emportait tous ses
rêves d’enfant. Pour affronter cette souffrance, il choisit une manière de faire de la théologie qui prend la
souffrance au sérieux pour interroger Dieu dans la prière. Ceci explique sa sensibilité pour une « herméneutique
du danger » et la memoria passionis. Cf. ZB, p. 207-208.
18
L’École de Francfort désigne un mouvement intellectuel issu du marxisme qui s’est développé à partir de
l’Institut de recherche sociale (Institut für Sozialforschung) fondé en 1923. Sous la conduite de Max
Horkheimer, de Theodor Adorno, puis de Jürgen Habermas, cet Institut a privilégié l’analyse sociale et le travail
interdisciplinaire dans une perspective de critique philosophique de la société. L’Institut de Francfort a réuni des
collaborateurs venant de disciplines variées (Marcuse, Benjamin, Fromm…). Il est actuellement dirigé par Axel
Honneth.
16 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

manière de se libérer des situations établies, une sorte de « médiation » qui, durant de courts
instants, brise la force omniprésente des faits établis. La mémoire rappelle dans le souvenir
des peurs passées et des espérances passées. Et dans les événements personnels qui arrivent,
qui naissent dans la mémoire individuelle, transparaissent les peurs et les nostalgies de
l’humanité – l’universel dans le particulier »19.
Metz se dit fasciné depuis toujours par la « dialectique négative » de Adorno20. Ce dernier
a voulu rompre avec la logique d’identité qui caractérisait l’idéalisme allemand pour rendre
attentif aux événements qui ne se laissent pas ramener à une catégorie identique. Le concept
de « non-identité » vise à rendre compte du particulier qui ne se laisse englober dans aucun
système de pensée. Adorno a publié l’ouvrage intitulé Negative Dialektik (1966) sur fond
d’une interrogation existentielle au sujet de l’Holocauste (Comment la raison éclairée a-t-elle
pu conduire à cette atrocité ?). Ce livre peut être qualifié comme ouvrage de référence de
l’École de Francfort21. Inspiré par la tradition juive, Adorno se refuse à donner un contenu à
l’accomplissement de l’histoire tout en restant sensible au messianisme. Adorno, comme plus
tard Metz, a osé regarder en face le drame d’Auschwitz en y voyant une « déchirure » de
l’histoire. Le génocide juif a été le résultat d’une organisation rationnelle de l’extermination
systématique jamais connue. Il s’agit donc d’un point de non-retour qui interdit dorénavant au
penseur de tourner le dos à cette catastrophe. Adorno était sceptique quant à la possibilité
d’écrire des poèmes après cela. Metz reprend aussi, chez Adorno, les « thèses sur la
tradition », où le philosophe pense celle-ci comme étant à la fois un héritage dépassé et un
vecteur nécessaire pour s’humaniser22. La notion de tradition implique celle de souvenir. On a
besoin de tradition pour garder la mémoire en éveil. Adorno voit dans l’oubli un signe
d’inhumanité. S’il y a bien quelque chose à ne pas laisser tomber dans l’oubli, ce sont les
souffrances de l’humanité. L’histoire laisse des traces de souffrance qui ne doivent pas être
occultées par la fascination pour le progrès qui apporte du confort à un certain nombre de
privilégiés.

19
Cité dans FHS, p. 219. Cf. Herbert MARCUSE, L’homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p. 123.
20
Cf. HAH, p. 23. Theodor W. ADORNO, Dialectique négative (Critique de la politique), traduit de l’allemand
par G. Coffin et alii, Paris, Payot, 1978.
21
« Les concepts traditionnels de la dialectique et du matérialisme, étant donné que ceux-ci doivent avoir pour
moteur la souffrance, se révèlent inopérants parce que trop positifs et trop affirmatifs, c'est-à-dire trop optimistes.
C'est pourquoi, dans la Dialectique négative (Negative Dialektik, 1966), œuvre philosophique majeure de
l'École, Adorno en entreprend la déconstruction ; il reproche en particulier à la dialectique de fonctionner selon
la logique formelle de l'identité, qui n'est en dernière instance rien d'autre que la logique de la domination. Aussi
convient-il de faire éclater cette logique en prenant parti de façon radicale en faveur de l'individuel et du
particulier, c'est-à-dire de ce non-identique qui échappe encore à la domination du logos » (Gerhard HÖHN,
« École de Francfort », dans Encyclopedia Universalis (2007), http://www.universalis-edu.com).
22
Cf. Theodor W. ADORNO, « Thesen über Tradition », dans Ohne Leitbild. Parva Aesthetica, Frankfurt,
Suhrkamp, 1967, p. 34 et s.
INTRODUCTION ─ 17

Metz a également été influencé par Walter Benjamin (1892-1940), notamment par sa
réflexion sur la mémoire et l’histoire. Dans son essai intitulé : « Sur le concept d’histoire »,
Walter Benjamin plaide pour la force critique et subversive de la mémoire. Elle va, selon lui,
« à rebrousse-poil » de l’histoire dans la mesure où celle-ci tend à produire de la
normalisation et de l’oubli. Grâce à Benjamin, Metz verra dans le souvenir de la souffrance la
médiation pour réaliser le potentiel libérateur de la raison. La théologie de Metz est redevable
à Benjamin de nombreuses impulsions : le « souvenir dangereux » (gefährliche Erinnerung),
la priorité donnée à l’« histoire de la souffrance » (Leidensgeschichte) sur l’« histoire des
vainqueurs » (Siegergeschichte), la sensibilité pour le récit plutôt que pour le concept, la prise
en compte du passé pour comprendre la fin de l’histoire ou encore le souci des
« interruptions » (Unterbrechungen) qui interdisent une normalisation de l’histoire23.
La lecture des penseurs de l’École de Francfort a donc été pour Metz une source
d’inspiration essentielle pour l’élaboration de sa théologie. Mais il ne faut pas perdre de vue
que Metz est un théologien qui, bien que très proche de la « pensée négative », n’en est pas
moins convaincu du bien-fondé de l’espérance en Dieu, dépassant ainsi le pessimisme qu’on
peut rencontrer à certains moments chez les penseurs de l’École de Francfort.

II. Stanley Hauerwas

A. Contexte

Stanley Hauerwas (né au Texas en 1940) est un théologien américain parmi les plus lus et
les plus discutés de sa génération. Après avoir étudié à Dallas puis à Yale, où il reçoit son
doctorat en théologie (1968), il devient rapidement professeur d’éthique chrétienne
successivement dans deux universités de renom aux États-Unis : Notre Dame (1970-1984) et
Duke University (depuis 1985). Hauerwas a longtemps fait partie de l’United Methodist
Church. Toutefois, il a adopté un profil ecclésial très personnel. Il est souvent amené à
expliquer son statut ambigu dans la mesure où il se dit proche de la tradition catholique et de
l’anglicanisme (Église épiscopale) tout en ayant beaucoup d’admiration pour la tradition
mennonite. Après avoir déclaré qu’il était « ecclésialement sans domicile » (ecclesially
homeless), ne voyant nulle part l’Église où il retrouve tout ce qu’il souhaite, il s’est rapproché
de l’Église épiscopale24. Cet auteur se caractérise en cela par un trait typiquement

23
Cf. Medard KEHL, Eschatologie, Würzburg, Echter Verlag, 1986, p. 328.
24
IGC, p. 11. En 2004, Hauerwas annonce à ses lecteurs qu’il pratique dans l’Église anglicane (épiscopale). Cf.
PF, p. 10.
18 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

postmoderne : le « pick and choose »25. En un sens très positif, sa sensibilité méthodiste le
conduit à adopter un esprit œcuménique, ouvert sur les autres confessions.
Hauerwas est un théologien qui préfère les essais aux traités systématiques. Son écriture est
prolifique et alimentée d’une littérature abondante. « Toujours en éveil et en mouvement, il
fait une ‘théologie d’occasion’ (au sens où Henri de Lubac utilisait l’expression pour définir
sa propre pensée), qui n’a pas la prétention de tout dire ou de vouloir trancher définitivement
une question »26. L’autre grande caractéristique du style écrit (et oral) de l’auteur est son
caractère polémique. Hauerwas emploie un langage de combat, qui témoigne d’un
engagement déterminé, usant fréquemment de l’hyperbole. La force rhétorique de ses
interventions n’est pas pour rien dans la fascination qu’il exerce. Anticonformiste,
provocateur, imaginatif, Hauerwas apparaît comme « le théologien américain le plus lu de
notre époque »27. Il est devenu une référence majeure pour toute une nouvelle génération de
théologiens, y compris catholiques, qui ont souvent effectué leur thèse de doctorat avec lui28.
Alors qu’il était d’abord intéressé par la dogmatique, Hauerwas s’est orienté dans le
domaine de l’éthique théologique en raison de son souci pour la dimension pratique de la
théologie. Dans cette optique, il a voulu remédier aux carences d’une éthique qu’il trouvait
trop peu théologique, trop focalisée sur la notion de décision (decision-making) et pas assez
christocentrique. Adversaire redoutable des « éthiciens » croyants qui ont adopté un langage
philosophique pour traiter des grandes questions éthiques, Hauerwas veut rendre au langage
théologique toute sa pertinence. Estimant qu’on doit accorder autant d’importance à l’agent
qu’à la décision, il va promouvoir une éthique à partir du caractère et des vertus. Déplorant
l’oubli de la christologie en éthique, il veut défendre l’idée qu’on ne peut pas faire d’éthique
chrétienne sans référence à Jésus. Comme celui-ci ne peut être connu qu’à travers l’Église,
l’éthique chrétienne doit se penser en lien avec l’ecclésiologie. Selon lui, il faut cesser de
vouloir faire de l’éthique par en bas (nature humaine, droits humains) pour aborder l’éthique
chrétienne par en haut, c’est-à-dire en partant du don de Dieu (Écritures, Église)29.

25
IGC, p. 68.
26
Geneviève MÉDEVIELLE, « Présentation de l’édition française », RP, p. 9.
27
Ibid., p. 8.
28
Les théologiens catholiques les plus connus sont William CAVANAUGH , Emmanuel KATONGOLE, John
BERKMAN, Michael BAXTER et Mary Therese LYSAUGHT.
29
« Whereas the tradition of ethics that Hauerwas inherits is dominated by the competing claims of various
‘givens’ – sin, human nature, natural law, human rights – Hauerwas himself seeks to change the location of
ethics from ‘given’ to gift – the gift of the stranger, the gift of the son of God, the gift of Scripture, the gift of the
Church » (Samuel WELLS, Transforming Fate into Destiny. The Theological Ethics of Stanley Hauerwas,
Eugene, Cascade Books, 1998, p. 2).
INTRODUCTION ─ 19

Hauerwas incarne à merveille cet « exceptionnalisme américain » que Tocqueville avait


décrit. Cette expression est utilisée pour désigner cette conscience que les États-Unis sont une
nation qui réalise des idéaux exceptionnels et qui est appelée à influencer positivement le
reste du monde. La destinée américaine consiste dès lors à apporter aux autres la société
idéale. Ce sentiment de supériorité trouve son origine dans l’idéologie des premiers colons
puritains. Roger Winthrop (XVIIe siècle) a tenu un discours célèbre (« A Model of Christian
Charity ») dans lequel il appelait les colons à former la « cité sur la colline » (city upon a hill)
(Cf. Mt 5, 14)30. Dans la même veine, le projet hauerwassien est de fournir une éthique qui
soit utile à l’Église pour devenir cette « cité sur la montagne » qui doit éclairer les autres
peuples sur leur destinée31. À partir de sa lecture du Sermon sur la montagne, Hauerwas attend
des chrétiens qu’ils forment une alternative à la société libérale et à l’État-nation. Il s’agit
donc moins d’un exceptionnalisme national que d’un exceptionnalisme ecclésial. D’une
certaine façon, Hauerwas – sans doute déçu par son pays – a reporté sur l’Église l’idéal
typiquement américain.

B. Arrière-fond théologique

Hauerwas est proche de la « théologie postlibérale » qui a comme projet de rendre à


l’Église son authenticité en face d’une modernité qui écrase toute spécificité religieuse. Ce
courant théologique se réclame de Karl Barth, de Ludwig Wittgenstein et de certains
théologiens de Yale (Frei, Palmer, Lindbeck). Le « manifeste » de la théologie postlibérale est
l’ouvrage de George Lindbeck intitulé The Nature of Doctrine (1984) 32. Cette forme de
pensée est liée à ce théologien et à ses collègues de Yale, Paul Holmer et Hans Frei. Paul
Holmer a fait une réception théologique de la pensée de Wittgenstein, alors que Frei a remis
en valeur le récit en théologie. Le courant postlibéral est en connivence avec la théologie
dialectique de Karl Barth, partageant son souci de la transcendance radicale de Dieu et du
service ecclésial de la théologie, contre l’attitude libérale consistant à opérer une alliance

30
Cf. Deborah L. MADSEN, American Exceptionalism, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1998, p. 1-15.
Les citoyens américains se perçoivent eux-mêmes comme faisant partie du plan divin, avec la mission d’étendre
la paix, la liberté et le bien-être dans le monde entier. Cf. Scott STEINKERCHNER, « American Progress », dans
Wort und Antwort, 50 (2009), p. 50-53. On trouvera une bonne illustration de cette idéologie chez Webb. Cf.
Stephen WEBB, American Providence. A Nation with a Mission, London-NY, Continuum, 1999. La différence
est que, pour Hauerwas, aucune autre communauté que l’Église ne peut être l’agent de Dieu sur terre.
31
Cf. RP, p. 102.
32
George LINDBECK, The Nature of Doctrine: Religion and Theology in a Postliberal Age, Philadelphia, The
Westminster Press, 1984. Traduction française : La nature des doctrines. Religion et théologie à l'âge du post-
libéralisme (« Références théologiques »), traduit de l'anglais par Mireille Hébert, Préface par Marc Boss, Paris,
Éd. Van Dieren, 2003.
20 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

rapide entre la culture et la foi. Ce courant est également réceptif à la critique de la rationalité
universelle promise par les Lumières (MacIntyre).
Wittgenstein, dans Les investigations philosophiques (1953), a démontré combien les
« jeux de langage » étaient présents à l’intérieur des communautés linguistiques (« formes de
vie »)33. Le philosophe viennois, en soulignant combien la pensée comme le discours sont
dépendants du langage, a souligné la contextualité de chaque expression théorique. Nous
habitons tous un univers linguistique, un langage concret, depuis notre enfance. Le langage
s’apprend en pratiquant des signes dans un certain contexte, et moins en apprenant des
concepts dans l’abstrait (hors de l’usage qu’on en fait). C’est en prenant part à une « forme de
vie », c’est-à-dire à une certaine expérience située, que le sens du langage devient clair.
L’apprentissage est un entraînement (training) qui se passe au sein d’une communauté de
pratiquants de ce langage. Les communautés linguistiques nous font voir le monde, la réalité,
d’une certaine façon. Si bien que « les limites du langage sont les limites du monde ». Le
langage acquis et la perception du monde sont en relation étroite. On dira donc que la
« théorie » dont on a besoin est moins un système conceptuel qu’une « grammaire » qui
apprend à user correctement les termes employés dans la communauté linguistique.
Pour les postlibéraux, la théologie doit se tenir à son « contexte » qui est le lieu de son
élaboration, à savoir l’Église34. En dehors de celle-ci, le langage théologique n’a pas de sens.
Il s’agit donc de penser la théologie comme une grammaire qui sert à organiser l’usage des
expressions à l’intérieur d’une communauté croyante. Si nous nous convertissons, nous
apprenons un nouveau langage (chrétien, musulman…) qui va également influencer notre
façon de voir le monde, de penser Dieu, de collaborer avec les autres. L’appartenance à
l’Église a donc comme conséquence que le chrétien acquiert une certaine vision de Dieu et du
monde qu’il n’aurait pas ailleurs.
En écoutant Barth et Wittgenstein, les théologiens postlibéraux ont mis en avant que la
communauté ecclésiale est le lieu propre du discours théologique. La théologie postlibérale
opère donc un tournant « culturel-linguistique » qui se démarque de la démarche corrélative
qu’on retrouve chez les théologiens libéraux (Schleiermacher) ou révisionnistes (Tracy). En
effet, les postlibéraux estiment qu’on ne peut pas parler de raison ou d’expérience en dehors
du contexte de communautés particulières qui donnent forme à celles-ci. Ce faisant, ils

33
Cf. Ludwig WITTGENSTEIN, Tractacus logico-philosophicus suivi de ‘Investigations philosophiques’, Paris,
Gallimard, 1986.
34
Cf. Craig A. PHILLIPS, « Postmodernism », dans Erwin FAHLBUSCH et alii (éd.) The Encyclopedia of
Christianity, t. 4., traduction de l’allemand, 2005, p. 302. George HUNSINGER, « Postliberal Theology », dans
Kevin J. VANHOOZER (éd.), The Cambridge Companion to Postmodern Theology, Cambridge University Press,
2003, p. 42-57.
INTRODUCTION ─ 21

mettent en cause l’idée moderne d’une rationalité transversale par rapport aux cultures. « En
résumé, la théologie postlibérale est antifondationnelle (antifundational) dans son rejet d’une
‘raison universelle’, radicalement historiciste, et communautarienne dans son idée que la
communauté (une forme de vie culturelle-linguistique) est la condition première de
l’expérience »35. Bien qu’il soit proche de ce courant, Hauerwas a néanmoins des options
divergentes, notamment au sujet de l’interprétation des textes bibliques (où la communauté
joue un rôle plus important)36. Hauerwas a également développé une éthique des vertus sous
l’influence de MacIntyre ainsi qu’une éthique communautaire et pacifique sous l’influence de
John Yoder37.

Méthodologie

Nous avons choisi de faire une thèse de type comparatiste. Nous ne connaissons à ce jour
aucune recherche ayant mis en relation de façon systématique les deux penseurs étudiés. Il
existe uniquement des travaux comparatifs qui les abordent sous l’angle de la théologie
narrative38.
Tous les aspects de la théologie de chaque auteur ne pouvant être pris en compte, nous
avons opté pour une mise en relief de thématiques transversales qui aident à penser la suite de
Jésus. Il s’agit de quatre dimensions fondamentales d’une praxis de la suivance : la praxis, le
récit, la communauté et l’autorité dans son rapport à l’autonomie du sujet.
L’abondance du corpus littéraire disponible nous a obligé à faire un repérage de textes
significatifs. La production prolifique, toujours en cours, des auteurs nous interdit de tout
connaître. Nous avons donc renoncé à une lecture exhaustive de chacun d’eux auteurs pour
nous concentrer sur les écrits qui nous semblaient à la fois les plus importants pour la
compréhension de leurs visions théologiques et les plus pertinents pour notre thème. Comme
les auteurs sont assez enclins à la répétition, il n’est pas trop difficile de repérer le
« squelette » de leur pensée. Ils ont d’ailleurs une propension à fonctionner avec des

35
Traduction de : « In summary, postliberal theology is antifundational in its rejection of ‘universal reason’,
radically historicist, and communautarian in its understanding that community (a cultural-linguistic form of life)
is prior a condition for experience (ibid.). Lorsque nous traduisons un extrait de texte, nous citons en note la
citation originale précédée par « traduction de : ».
36
Cf. Partie I.
37
Cf. Partie III.
38
Cf. Mary DOAK, Reclaiming Narrative for Public Theology, New York, State University of New York, 2004.
Paul LAURITZEN, « Is ‘narrative’ really a panacea ?: the use of ‘narrative’ in the work of Metz and Hauerwas »,
dans Journal of Religion, 67 (1987), p. 322-339.
22 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

leitmotivs. Usant métaphoriquement du langage musical, on pourrait dire que les mêmes
thèmes reviennent avec différentes variations.
Nous avons travaillé à partir des traductions françaises disponibles. Les textes de ces
auteurs étant partiellement (Metz) ou très peu (Hauerwas) traduits, nous avons traduit
librement certains écrits.

Plan de l’exposé

Le plan de notre exposé comporte quatre grandes parties. En effet, la suite de Jésus nous
invite à réfléchir la praxis (I), la narrativité (II), la communauté au cœur du monde (III) et
l’autorité dans son interaction avec l’autonomie (IV).
Premièrement, nous entamons notre parcours par une étude de la praxis dans le contexte
chrétien car nous pensons que la praxis est à l’origine de l’Évangile. Avant de proclamer le
Bonne Nouvelle du salut, les disciples ont fait l’expérience d’une vie à la suite de Jésus. Cette
dimension pratique indissociable de la foi en Christ nous conduit à réfléchir l’interaction entre
théorie et pratique sans réduire aucun de ces deux pôles. Nous envisageons le rôle de la praxis
comme passage indispensable à l’intelligence de la foi et à l’éthique théologique.
Deuxièmement, la praxis « avec Jésus » a ensuite été racontée, au travers de récits qui nous
sont arrivés sous la forme du Nouveau Testament. La Parole incarnée en Jésus a donné lieu à
une narration sur base d’une pratique de vie en présence du Christ. Le croyant d’aujourd’hui
est invité à dire sa foi à partir d’une expérience qu’il a faite suite à l’interpellation reçue, via la
prédication notamment. Chaque chrétien a également besoin d’entendre le récit des autres, de
tous les autres, pour mieux saisir le sens de sa foi et sa responsabilité. Par conséquent, le point
de vue externe au récit du chrétien contribue à la compréhension de soi au cœur du monde.
Troisièmement, la suivance ne se vit pas en solitaire mais elle s’inscrit dans un processus
communautaire. D’une part, le récit lui-même dépend du travail de pensée et d’annonce de la
communauté. D’autre part, la pratique chrétienne implique la relation aux autres. La
communauté que forment les chrétiens prend le nom d’Église. Il ne s’agit pas d’une
communauté homogène mais d’une pluralité de communautés en communion les unes avec
les autres. Cette communauté plurielle, loin d’être autosuffisante, existe en relation avec
d’autres personnes au sein de la société civile. L’interdépendance appelle une ecclésiologie
« avec et pour autrui ».
Quatrièmement, la praxis de la foi a besoin d’être guidée par autrui. La communauté joue
un rôle régulateur pour permettre à chacun de discerner une manière d’agir conforme à la vie
INTRODUCTION ─ 23

en Christ. Toutefois, le sujet chrétien ne devient auteur de sa parole, et son témoignage ne fait
autorité, que dans la mesure où il se donne à lui-même les raisons de son action. L’autorité a
pour finalité de faire grandir celui qui veut devenir chrétien sans le rendre prisonnier d’un
schéma unilatéral. L’exercice de cette autorité ne va pas sans la responsabilité de rendre
compte de ses choix devant les autres et sans une éthique de la reconnaissance qui empêche
tout repli communautariste.
Partie I
La praxis chrétienne

Introduction

Au cours des années septante, nous avons assisté à un tournant pratique de la théologie,
sous l’influence de la pensée marxiste et en raison d’une émergence de la « mondialisation »
qui rendait l’être humain davantage conscient des défis et des injustices dans le monde1. La
question de la pratique a été placée au centre de la théologie. Plutôt que de parler d’une « or-
thodoxie », on a commencé à parler de l’« orthopraxie ». La question n’était cependant pas de
donner congé à un des deux termes dans la mesure où il est généralement reconnu que rien
n’est plus pratique qu’une bonne théorie ! Néanmoins, il fallait clarifier les articulations entre
la foi et l’action de sorte que l’une et l’autre se répondent sur un ton juste et vrai. Ce ques-
tionnement n’a nullement perdu de sa pertinence, alors même que les questions de praxis et
d’orthopraxie semblent connotées. Nous pensons qu’il demeure nécessaire d’évaluer la façon
dont la praxis intervient dans le discours théologique et de mettre en évidence que la foi n’est
jamais d’abord une doctrine. La foi est-elle essentiellement une pratique dont l’homme aurait
l’initiative ? Nous ne le pensons pas non plus. Au commencement, il y a bien une expérience
dont nous ne sommes pas initiateurs. La foi reste un don qu’il nous est permis d’accueillir et
de vivre au quotidien. Mais cette passivité originelle n’en reste pas moins liée à une action de
l’être humain qui choisit ou non d’entendre la Parole qui lui est adressée. Pour la personne qui
entend l’appel à suivre Jésus, Dieu ne se réduit pas à une idée. La connaissance de Dieu n’est-
elle pas une démarche qui engage l’existence ? Ne peut-on pas parler d’une « pratique cogni-
tive » qui constitue le fondement du langage théologique ?2 L’expérience est toujours préala-
ble à toute mise en récit. Les premiers récits de la vie chrétienne sont effectivement le résultat

1
Cf. Werner JEANROND, « Towards a Critical Theology of Christian Praxis », dans Irish Theological Quarterly,
51 (1985), p. 136.
2
L’expression « pratique cognitive » vient de Tiemo R. PETERS, « L’orthodoxie dans la dialectique de doxa et de
praxis », dans Concilium, 212 (1987), p. 95.
26 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

de l’expérience vécue avec le Christ. Les disciples ont fait l’expérience qu’on ne connaît
vraiment le Maître qu’en marchant à sa suite. Si nous envisageons la praxis comme suivance,
il nous faut éclairer les dimensions de celle-ci et en analyser la portée éthique.
Pour aborder la question de la praxis dans l’éthique chrétienne, nous devrons
préalablement clarifier le sens et l’usage de ce terme (ch. 1). Ensuite, nous étudierons
l’articulation de la praxis et de la théologie chez Stanley Hauerwas (ch. 2) puis chez Johann
Baptist Metz (ch. 3). Nous terminerons par une confrontation entre les perspectives des deux
auteurs en pointant les questions à approfondir dans la suite de l’exposé (ch. 4).

Chapitre 1. La praxis en christianisme

Le terme praxis vient du grec (prattein : agir) et désigne l’action humaine3. On parle aussi
de pratique, le terme s’employant tantôt comme adjectif, tantôt comme substantif4. Comme
adjectif, il s’oppose à ce qui est théorique et se réfère, ou bien à la conduite morale, ou bien à
la transformation de la nature. Comme substantif, il s’oppose à tout ce qui est spéculatif, avec
le souci de partir de l’expérience. Si on dit de quelqu’un qu’il « a de la pratique », cela veut
dire qu’il a de l’expérience. Cela signifie aussi que quelque chose s’est inscrit en lui, un
savoir-faire. Nous allons d’abord resituer la question de la praxis dans son contexte philoso-
phique (I). Ensuite nous évaluerons son usage théologique (II) pour terminer par quelques
observations sur l’idéalisme (III).

I. Philosophie et pratique

Alors que le judaïsme a toujours mis l’accent sur la pratique comme lieu de vérité, la pen-
sée grecque a quant à elle privilégié la vision, la théorie, la contemplation. Même si Aristote a
distingué, à côté de la théorie, deux formes de pratiques: la poïesis et la praxis, il n’en de-
meure pas moins que la contemplation du vrai (theoria) demeure la finalité première de
l’activité humaine. La première pratique (poïesis) vise à produire des éléments utiles à l’être
humain (un pain, une maison…) tandis que la seconde (praxis) vise l’action sociale et politi-
que. La première n’est en fait qu’un exercice d’application (le suivi d’une méthode, d’un pro-

3
Le concept de praxis est entré comme tel dans la langue française et la langue allemande. Toutefois, il continue
à poser des difficultés de définition. En fait, il fait partie des « intraduisibles » du langage philosophique. En
français, on utilise comme synonyme les termes « pratique » ou « action ». Cf. Étienne BALIBAR, Barbara
CASSIN et Sandra LAUGIER, « Praxis », dans Barbara CASSIN (éd.), Vocabulaire Européen des Philosophies.
Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil – Dictionnaires Le Robert, 2004, p. 988-1002.
4
Pour notre propos, nous employons les termes praxis et pratique de façon équivalente.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 27

cessus) alors que la seconde considère l’action comme sa propre fin5. Il n’en reste pas moins
que pour Aristote l’activité par excellence de l’homme est de l’ordre de la contemplation,
l’activité pratique étant seconde. C’est surtout avec Kant que la raison pratique va être claire-
ment mise en avant par rapport à la raison spéculative. En effet, la pratique visant à instaurer
le règne de la liberté, la connaissance théorique est alors le moyen intelligent pour atteindre
l’objectif de l’homme. L’intérêt poursuivi est éminemment pratique : devenir libre en sortant
de toute forme de servitude6. Le philosophe qui donnera à la praxis une grande renommée est
sans conteste Karl Marx7. Pour ce dernier, la théorie doit être supplantée par la praxis, en
particulier par la praxis de production (la poïesis, chez Aristote). La praxis devient une prati-
que historique en ce sens que l’homme doit changer le cours de l’histoire pour donner à cha-
cun la possibilité de vivre selon ses besoins. Pour cela, il faut une activité qui transforme le
monde, la nature, l’homme et la société.
De nos jours, on distingue, comme Aristote le faisait déjà, l’action pratique de production
de l’action pratique politique. Dans le premier sens, qui correspond à la rationalité instru-
mentale, l’action se fait programmatique et organisationnelle. « La pratique est l’exercice
d’une action délibérée et volontaire qui veut modifier ou transformer la réalité dans une cer-
taine direction »8. Dans cette perspective de réalisation, la pratique ne doit pas générer de
l’imprévu. Tout doit être planifié au mieux pour aboutir aux résultats attendus. Si cette forme
de pratique a sa légitimité, elle doit aussi avoir des limites, sans lesquelles on tombe dans une
tyrannie de la technique et de la rentabilité.
Le résultat de l’action ne se décrète pas toujours. Il en va ainsi dans le champ de la vie mo-
rale et politique. La rationalité morale et politique joue avec l’imprévisibilité tout en cher-
chant l’entente entre les humains. L’action poursuit une finalité tout en suscitant des effets pas
toujours attendus. La pratique doit de ce fait même se faire communicante pour se mettre
d’accord sur les fins et les moyens visés. Cette démarche comporte une dose de risque, ce qui

5
Cf. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, traduit du grec par J. Tricot, Paris, Vrin, 1983 (cinquième tirage), VI, 4,
1140 a -1140 b.
6
Emmanuel KANT, « Fondements de la métaphysique des mœurs », dans Ferdinand ALQUIÉ (éd.) Œuvres
philosophiques (Bibliothèque de la Pléiade), t. 2, traduit de l’allemand par Victor Delbos et Ferdinand Alquié,
Paris, Gallimard, 1985, p. 243-337. Lorsqu’Emmanuel Kant utilise le terme « pratique », il se situe dans le
champ de la moralité, où commande le concept de liberté intimement lié à l’impératif catégorique. Mais il serait
faux de penser que Kant n’a pas conscience de l’importance de l’action dans le champ politique et économique.
Cf. Étienne BALIBAR, Barbara CASSIN et Sandra LAUGIER, « Praxis », p. 992.
7
Cf. Karl MARX, Les Thèses sur Feuerbach, traduit de l’allemand et commenté par G. Labica, Paris, PUF, 1987.
Marx expose 11 thèses décisives pour sa pensée pratique. Dans la thèse 2, Marx insiste pour faire de la pratique
le lieu de la vérité. Dans la thèse 11, il annonce que le philosophe ne doit plus se contenter d’interpréter la réalité
mais il doit la changer (ibid., p. 14 et 16).
8
Denis VILLEPELET, « Pratique et action », dans Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU (éd.), Précis de théologie
pratique, Bruxelles-Montréal, Lumen Vitae-Novalis, 2004, p. 130.
28 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

nécessite courage et sagesse pratique. L’action introduit de la nouveauté dans le réel. Une
créativité est possible dans un champ qui n’est pas dominé par la rationalité instrumentale.
« Toute pratique fait émerger de l’altérité »9. Le sujet est donc en mesure de susciter du neuf,
en lien avec autrui. La coopération entre les humains constitue une forme éminente de raison
pratique. C’est dans cette perspective que Habermas a développé son projet d’une éthique de
la discussion, introduisant par là un « tournant intersubjectif » de la rationalité dans l’espace
public10.

II. Théologie et pratique

Le chrétien est invité à mettre la « Parole » en pratique. Le récit doit donc aboutir à une
action, laquelle donne ensuite lieu à une expérience. L’expérience et la pratique sont étroite-
ment reliées l’une à l’autre. Cette expérience est conservée par la mémoire qui peut être mise
en récit. Au commencement, le récit chrétien lui-même est le produit d’une expérience qui a
été relue dans une perspective pratique. La visée réflexive (penser et dire la vérité) est insépa-
rable de la visée pratique (faire la vérité). Ces deux visées sont considérées comme indisso-
ciables11. Faire la vérité correspond à une expérience de conversion du sujet qui est jugée
nécessaire à la connaissance de la vérité. À côté du modèle de la vérité comme interprétation,
les théologiens de la praxis tels que Metz et Hauerwas défendent un modèle de la vérité
comme transformation. Les théologiens de la praxis qui font appel à des éléments de philoso-
phie marxiste (critique de l’idéologie, pensée comme instrument de changement…) gardent
néanmoins une distance nécessaire par rapport aux présupposés de Marx et du marxisme.
Dans le débat sur l’herméneutique, les théologiens de la praxis jugent insuffisante la seule
approche basée sur la notion de persuasion. Il ne s’agit pas seulement de faire des efforts
d’argumentation pour persuader autrui du bien-fondé de la vérité du christianisme. En cela, la
méthode herméneutique d’un penseur tel que Gadamer est jugée incomplète12. C’est notam-
ment Habermas qui relève l’absence de la pratique sociopolitique dans l’herméneutique ga-
damérienne13. Habermas pense de son côté que l’herméneutique doit aussi inclure une prati-
que de la transformation des conditions de vie. Tracy apporte cependant des nuances en souli-

9
Ibid., p. 135.
10
Cf. Jürgen HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel. Pour une critique de la raison fonctionnaliste
(L'Espace du politique), t. 2, traduit par Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, 1987.
11
Cf. David TRACY, « Theologies of praxis », dans Matthew L. LAMB (éd.), Creativity and Method. Essays in
Bernard Lonergan, Milwaukee, Marquette University Press, 1981, p. 38.
12
Cf. Francis FIORENZA, « Theory and practice: Theological Education as a Reconstructive, Hermeneutical and
Practical Task », dans Theological Education, 23 (1987), p. 113-114.
13
Cf. Jürgen HABERMAS, Hermeneutik und Ideologiekritik, Francfort, Shurkamp, 1971.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 29

gnant que Gadamer ne néglige pas la pratique dans son approche, précisément lorsqu’il fait
appel à la notion aristotélicienne de phronesis14. La vérité comme contenu (fides quae) se
distingue de la vérité de l’action (fides qua) mais ne peut en être détachée sans préjudice pour
la compréhension de la vérité15. L’action, de son côté, ne peut jamais être le seul critère de
vérité. On a parfois voulu remplacer la théorie par la pratique au motif que le christianisme
était avant tout une pratique évangélique. Alors que la théologie avait été longtemps dominée
par un effort de systématisation des données de la foi au prix d’un décalage avec l’expérience
croyante, certains ont substitué à la réflexion critique l’engagement militant. Accentuée par le
succès des idées marxistes, toute une théologie a mis en lumière l’orthopraxie. Certains au-
teurs, parmi lesquels Metz lui-même, iront chercher dans l’Évangile de Jean la citation qui
semble appuyer cette dimension de la foi16 : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière pour
que ses œuvres soient manifestées, elles qui ont été accomplies en Dieu » (Jn 3, 21). « Faire la
vérité » semble ouvrir vers autre chose que la pure contemplation, ou même la spéculation,
laissant pointer à l’horizon l’idée que l’agir est requis pour faire advenir la vérité évangélique.
La foi sans les œuvres est donc jugée insuffisante et il importe de dégager des principes
d’action (solidarité, contestation, libération…). Il n’y a pas loin pour déterminer cette vérité
en fonction des conséquences pratiques et de considérer comme vrai ce que l’action permet de
vérifier (optique pragmatiste). Toutefois, cette lecture du verset johannique est excessive dans
la mesure où, chez Jean, « faire la vérité » équivaut à croire. La pratique visée ici est donc
celle de l’entrée dans la foi. Autrement dit, ce qui était devenu « devise de l’orthopraxie » est
en réalité une « invitation à la foi »17. « Ainsi, loin de se réclamer de saint Jean pour opposer
la confession de foi et la praxis, il faut dire que la praxis par excellence pour lui, c’est l’œuvre
de la foi elle-même. Faire la vérité, c’est venir progressivement à la foi »18. Faut-il en conclure
que l’orthopraxie est dénuée de fondement évangélique ? En effet, la pratique évangélique
visant l’amour des frères est clairement soulignée par saint Jean lui-même. L’amour du pro-
chain est un appel éthique qui est au cœur des Évangiles. Metz comme Hauerwas ont le souci
d’une orthopraxie. Celle-ci ne doit pas être envisagée comme substitut à l’orthodoxie mais
bien comme l’expression éthique de la doxa. En réalité, le rapport entre celle-ci et la praxis ne

14
Cf. David TRACY, « Theologies of praxis », p. 44 (note 27). Tracy se réfère à Hans-Georg GADAMER,
« Hermeneutics and Social Science », dans Cultural Hermeneutics, 2 (1975), p. 308-319.
15
David TRACY, « Theologies of praxis », p. 49.
16
Cf. TM, p. 108. Metz ne la cite pas in extenso mais s’y réfère clairement.
17
Cf. Ignace DE LA POTTERIE, « ‘Faire la vérité’, devise de l’orthopraxie ou invitation à la foi ? », dans Le
Supplément, Revue d’éthique et de théologie morale, 118 (1976), p. 283-293.
18
Claude GEFFRÉ, Le christianisme au risque de l’interprétation (Cogitatio Fidei, 120), Paris, Cerf 1983, p. 277.
30 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

peut être autre qu’un rapport circulaire ou dialectique19. L’exigence d’une transformation de
soi et des relations aux autres fait partie d’une orthodoxie chrétienne, ce qui interdit à la doc-
trine d’être pensée sans un rapport à la vie pratique. « L’orthodoxie ‘coûte cher’ si elle veut
rester orthodoxe ; elle n’existe qu’à côté de ceux qui souffrent, dans la mise en œuvre de la
solidarité, jusqu’au martyre »20. L’orthodoxie est donc autant un problème de la pensée qu’un
problème de vie. Si Dieu peut être pensé, il ne peut l’être qu’en fonction d’une expérience de
vie. Ceci renvoie à toute l’importance du témoignage personnel et communautaire, mais il
faut se demander si cet appel au témoignage de vie ne se fait pas au détriment d’une réflexion
critique. Comme le souligne bien Werner Jeanrond : « pas de praxis sans interprétation res-
ponsable ! »21. L’acte de penser la foi dans un contexte donné est déjà une pratique. Autre-
ment dit, la praxis chrétienne ne peut aucunement se réduire à une action d’ordre social ou
politique.

III. Pratique et idéalisme

Le lien entre la pratique et les convictions ne peut se penser sans une distance critique par
rapport à l’idéalisme. En effet, il arrive souvent que l’on pense pouvoir réaliser le programme
qui semble découler de l’idéal moral ou religieux que l’on poursuit. Or, l’expérience montre
qu’il y a toujours un décalage entre le projet de vie, la visée éthique, et la réalisation des in-
tentions. Le passage de la visée éthique (qui tend vers un idéal) à la réalisation des actions ne
va pas sans une certaine dose de compromis. Une éthique responsable est justement celle qui
prend en compte cette difficulté et qui refuse d’être fascinée par l’idéalisme d’une coïncidence
entre les intentions et les actions. Pour éclairer notre propos, il paraît utile de reprendre ici
l’étude de Max Weber sur le rapport entre « éthique de conviction » et « éthique de responsa-
bilité »22.
Weber a développé une phénoménologie de l’action largement reconnue. Sa pensée est
soucieuse de la complexité du réel, de la pluralité des vues, surtout des antagonismes inévita-
bles et indépassables. Initier une action, c’est susciter des effets tout en agissant au nom d’une
fin (idéal, objectif stratégique, …). Cependant, les effets ne sont pas entièrement prévisibles,
si bien qu’on connaît une certaine instabilité réclamant une faculté d’adaptation. Il est impos-

19
Cf. Tiemo R. PETERS, « L’orthodoxie dans la dialectique de doxa et de praxis », dans Concilium, 212 (1987),
p. 91-92.
20
Ibid., p. 98.
21
Traduction de : « No praxis without responsible interpretation » (Werner JEANROND, « Towards a Critical
Theology of Christian Praxis », p. 143).
22
Cf. Max WEBER, Le savant et le politique. Une nouvelle traduction (Poche, 158), traduit de l’allemand par C.
Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 31

sible d’arrêter le fiacre en course ! On trouve aussi chez lui un réalisme quelquefois pessi-
miste qui attire l’attention sur les effets pervers des idéalisations.
Le sociologue allemand met en évidence la tension entre « éthique de conviction » (Gesin-
nungsethik) et « éthique de responsabilité » (Verantwortungsethik)23. La première vise à
maintenir la flamme de sa conviction sans tenir compte des conséquences. La seconde déter-
mine les moyens de l’action en fonction des conséquences. L’homme qui agit dans le monde,
l’homme politique en particulier, doit avoir des convictions (sinon il ne résiste pas à
l’adversité) mais ne peut pas diriger son action uniquement d’après une éthique de conviction.
Il doit contrebalancer celle-ci par l’éthique de responsabilité qui apprécie les conséquences de
ses choix. Pour Weber, il doit y avoir une complémentarité des deux : « l’éthique de convic-
tion et l’éthique de la responsabilité ne sont pas de contraires absolus, mais elles se complè-
tent l’une l’autre, et c’est ensemble seulement qu’elles constituent l’homme authentique, celui
qui peut avoir la ‘vocation pour la politique’ »24.
Celui qui est fasciné par le Sermon sur la Montagne doit néanmoins tenir compte de
l’irrationalité du monde. Autrement dit, il n’est pas responsable de déduire une politique de
l’Évangile sans réflexion sur la complexité des relations humaines et des sociétés. Le danger
est de rester focalisé sur l’éthique de conviction. « Le partisan de l’éthique de conviction ne
supporte pas l’irrationalité éthique du monde »25. Or, les choses se passent rarement exacte-
ment comme on l’avait imaginé. Weber pense que l’éthique du Sermon est une éthique du
« tout ou rien », réservée aux saints26. Celui qui veut agir de façon responsable dans le monde
ne peut suivre cette éthique de façon absolue. Le sociologue allemand observe que les « fana-
tiques » de l’éthique de conviction sont parfois imprévisibles eux-mêmes. Celui qui n’a pour
principe que le pacifisme peut fort bien devenir un prophète millénariste27. Les partisans de
l’amour non-violent font parfois volte-face pour devenir agressifs. Les mêmes sont générale-
ment peu enclins à reconnaître les conséquences dommageables de leurs actions, attribuant la
responsabilité à autrui (monde, Dieu….). L’analyse wébérienne nous invite donc à la pru-
dence lorsqu’il s’agit de tirer trop rapidement des impératifs éthiques de la foi.

23
Ibid., p. 192.
24
Ibid., p. 204.
25
Ibid., p. 195.
26
Ibid., p. 190.
27
Ibid., p. 195.
32 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Chapitre 2. La praxis chrétienne chez Hauerwas

Alors que la théologie peut parfois apparaître comme un discours abstrait coupé de
l’expérience humaine, un auteur tel que Hauerwas nous rappelle le caractère nécessairement
pratique du travail théologique. En effet, cet auteur nous apprend que la connaissance de Dieu
va de pair avec une pratique de la foi qui joue un rôle déterminant dans la pensée chrétienne.
La foi des chrétiens suppose en effet une action qui lui donne une certaine intelligibilité. Par
conséquent, il nous faut étudier la dimension pratique de l’identité chrétienne telle que ce
théologien méthodiste la perçoit (I). Ceci nous conduira au cœur de la pratique chrétienne
comprise comme « suite du Christ » (II). Enfin, nous chercherons à mettre en évidence quel-
ques spécificités de l’agir chrétien du point de vue de notre auteur (III).

I. Identité chrétienne et pratique

Le théologien Hauerwas étant d’abord préoccupé de l’agir chrétien, nous aborderons la


question de l’identité chrétienne à partir de son éthique théologique. Ceci nous conduira à
évaluer la théologie sous-jacente de celui-ci, à savoir une théologie particulière de la sanctifi-
cation. Hauerwas voit une corrélation étroite entre l’identité chrétienne et le jugement moral.
Pour exposer ce lien, nous devons mettre en lumière trois éléments constitutifs de sa théologie
morale : le cadre interprétatif de l’identité chrétienne (A), l’accentuation mise sur la notion de
caractère (« character ») (B), la place donnée à la théologie de la sanctification (C).

A. Le cadre interprétatif de l’identité chrétienne

Hauerwas se démarque des théologiens qui renoncent à une spécificité chrétienne de


l’éthique et qui considèrent que les chrétiens n’ont pas une meilleure perception de la vérité
morale que les autres. Selon le théologien méthodiste, il s’est creusé un fossé entre ce qui est
« indicatif » et ce qui est « impératif ». La modernité a elle-même facilité une dualité entre
« être » et « faire », en pensant que les croyances relèvent de la première sphère alors que
l’éthique relève de la seconde. Hauerwas avance que la manière chrétienne de voir le monde
(description) engendre une manière particulière de vivre (évaluation)28. En apprenant à voir le
monde et son existence à la lumière d’un récit spécifique, en ayant un agir façonné par cela,
expression du caractère formé par l’expérience de l’apprentissage, les chrétiens agissent selon

28
HR, p. 43-49. Cf. Hans S. REINDERS, « The Meaning of Sanctification. Stanley Hauerwas on Christian Identity
and Moral Judgment », dans Albert W. MUSSCHENGA (éd.), Does Religion Matter Morality? The Critical
Reappraisal of the Thesis of Morality’s Independence from Religion, Kampen, Kok Pharos Publishing House,
1995, p. 144-147.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 33

la vérité des choses qui leur est révélée. Ce que nous faisons ne peut être mis à part de ce que
nous sommes. Ce que nous sommes vient du « caractère » (character) tel qu’il est sanctifié29.
À travers la formation du caractère, le soi (self) développe une intégrité et une continuité afin
de rester fidèle à la foi30. Nous devons faire ce que nous sommes. En ce sens, l’indicatif ou le
descriptif ne peut plus être séparé de l’impératif. Donc, « vérité » (truth) et « authenticité »
(truthfulness) sont aussi indissociables.
Contre l’idée d’une moralité autonome par rapport à la foi, Hauerwas défend la dépen-
dance de l’éthique théologique à l’égard d’une tradition religieuse, en l’occurrence le christia-
nisme. Il affirme l’existence d’une éthique spécifiquement chrétienne, qui ne se comprend que
dans la mesure où l’on partage le récit biblique. Il rejette donc les partisans d’une éthique au-
tonome et se montre critique envers le discours sur la loi naturelle31. Les auteurs qui pensent la
foi comme horizon de la moralité, ou motivation pour l’agir coupent le lien étroit qui existe
entre la foi et la vie.
Hauerwas s’oppose à la conception courante de la rationalité morale qui est marquée par le
kantisme. La question morale qui tend à dominer les discussions revient à dire : « Que dois-je
faire ? ». Or, pour Hauerwas, celle-ci n’est pas la question prioritaire à se poser. Selon lui, il
faudrait plutôt se demander : « Qui devrais-je être ou devenir ? »32. Une certaine vision de ce
que le sujet veut être, de ce à quoi il veut correspondre, implique une manière spécifique de se
comporter dans le monde. Les croyances religieuses ouvrent justement sur une façon d’être
que le sujet s’efforce d’acquérir par la pratique des vertus. Les récits d’une tradition religieuse
donnent à ceux qui les suivent des objectifs de vie à atteindre.
Hauerwas se sépare des théories telles que la « théorie du commandement divin » (divin
command theory) dont le but est d’établir par le raisonnement les conséquences éthiques des
principes moraux en accord avec la volonté de Dieu33. Cette théorie vise à justifier des juge-
ments moraux sur base de la déduction et de l’argumentation. Il s’oppose également aux parti-

29
Nous utilisons le terme « caractère » dans le sens de la notion anglo-saxonne de « character ». Dans ce dernier
contexte, le caractère désigne la personnalité globale (les dispositions fondamentales du sujet). C’est donc
beaucoup plus large que le terme français qui se concentre sur les « traits » psychologiques de la personne. Cf.
Werner JEANROND, « Caractère », dans LACOSTE Jean-Yves (éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris,
PUF, 2007, édition revue et augmentée, p. 242-243.
30
Hauerwas utilise le terme « self » pour désigner la réalité profonde de la personne, son « être-sujet ». Nous
traduisons par « soi » dans la mesure où c’est plus riche que ce que nous entendons par « moi ».
31
Cf. RP, p. 111-130.
32
Ibid., p. 70.
33
Cf. Philipp J. QUINN, « Divin Command Theory », dans Hugh LAFOLLETTE (éd.), The Blackwell guide to
ethical theory, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 53-73. La « théorie du commandement divin » est
fréquemment associée au monothéisme biblique bien qu’elle s’étende au-delà (déisme). Cette approche méta-
éthique est généralement associée à un volontarisme théologique. Elle fait l’objet de nombreux débats dans le
contexte anglo-saxon.
34 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

sans d’une « éthique du dilemme » (quandary ethics) qui traite de la décision morale en face
d’injonctions contradictoires34. Or, le but premier de l’éthique chrétienne n’est pas la justifica-
tion des choix moraux mais bien de rendre compte du fait que les chrétiens deviennent mem-
bres d’un peuple particulier. La communauté des croyants est le lieu où se rencontre l’identité
chrétienne, laquelle est basée sur des récits et des pratiques. Celles-ci ne sont d’ailleurs intel-
ligibles que dans ce contexte narratif et communautaire.
Pour Hauerwas, cette dépendance des pratiques à l’égard d’une tradition vaut non seule-
ment pour les chrétiens mais pour tout le monde : « C’est ma thèse qu’il n’y a pas et qu’il ne
peut y avoir aucune conception de la raison pratique détachée d’une tradition »35. Cette appro-
che axée sur la tradition s’oppose à une évaluation morale fondée sur la conception abstraite
de la rationalité. L’évaluation doit se faire en fonction du cadre narratif dans la mesure où
toute prétention morale est frappée d’historicité et se véhicule à travers un récit.
L’identification du sujet avec certaines descriptions a un impact sur sa manière d’agir. La
« capacité d’agir » (agency) des chrétiens est formée par une description du monde qui cor-
respond à la vision du monde sauvé par le Christ. L’identité chrétienne est formée par
l’acceptation de la seigneurie de Dieu sur le monde. La manière de décrire le monde est non
seulement descriptive mais aussi normative. La notion morale est dépendante d’une interpré-
tation qui est influencée par le contexte narratif, la tradition. Les cadres d’interprétation sont
divers, et par conséquent les évaluations sont variables. Le jugement moral correct est davan-
tage une question de perception (vision) que de décision. Les perceptions dépendent d’un
schéma interprétatif qui est lui-même véhiculé par des croyances. En résumé, selon Hauerwas,
« nos croyances sont des actions »36. L’éthique n’est pas un dérivé des affirmations au sujet de
Dieu et de l’Église, elle coïncide véritablement avec les convictions. La vie morale n’est pas
une affaire de décision à côté des croyances mais « un processus où nos convictions forment
notre caractère pour qu’il devienne authentique »37. La cohérence de la vie morale s’apprécie
en fonction des convictions plutôt qu’en fonction des principes universels. Ces derniers ne
sont jamais que des conceptions particulières qui ont été généralisées de façon théorique. À la
base des principes, on trouve nécessairement une réalité contingente. C’est pourquoi
Hauerwas insiste sur une éthique davantage contextuelle. Hauerwas ne recherche en effet pas
une « théorie morale universelle » car il se réfère exclusivement à la Bible et à l’Église. Pour

34
Cf. RP, p. 43-44.
35
Traduction de : « It is my contention that there is not nor can there be any tradition-free account of practical
reason », dans CET, p.71.
36
RP, p. 60.
37
Ibid.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 35

Hauerwas, il n’y a d’éthique que particulière : juive, chrétienne, bouddhiste… Autrement dit,
l’éthique chrétienne n’est pas assimilable à une théorie morale parmi d’autres. En effet, le but
n’est pas de déduire des jugements moraux à partir de principes rationnels que la philosophie
morale a pour tâche de définir. Hauerwas souligne aussi combien la concentration sur la déci-
sion et l’action a dominé l’éthique protestante. Cela découle pour lui d’une ignorance de la
relation existante entre la personne et ses actions. On sous-estime le fait que la personne est
affectée par ses actions et que ces dernières touchent à son identité morale.

B. La notion de « caractère » (character)

Le lecteur francophone est peu habitué à rencontrer la question du caractère dans le do-
maine de l’éthique théologique38. Cette notion est cependant importante dans la réflexion éthi-
que anglo-saxonne39. La prudence demande qu’on ne se fie pas trop à ce que le terme évoque
dans la langue française, où il désigne surtout une structure psychologique (introverti ou ex-
traverti, par exemple). Chez un auteur américain comme Hauerwas, le caractère correspond à
« la forme que prend notre capacité d’agir en raison de nos croyances et de nos intentions »40.
Autrement dit, le fait que nous adhérons à certaines croyances plutôt qu’à d’autres a une in-
fluence sur notre caractère, autrement dit sur notre façon d’être et d’agir moralement. Celle-ci
dépend en effet des expériences que nous faisons sans toujours l’avoir choisi (naître dans une
famille catholique, par exemple) si bien que nous sommes simultanément acteurs et récepteurs
de ce caractère qui nous constitue. Il y a les choses que l’on fait de sa propre initiative et les
choses que l’on subit. La détermination de la puissance d’agir (agency) correspond au carac-
tère. Certes, ce dernier ne se mesure pas aux conséquences de nos choix. Il forme tant nos
intentions que nos actions. Notre caractère montre une certaine malléabilité. Toutes nos ac-
tions ne sont pas toujours réalisées en accord avec notre caractère. Si les circonstances de no-
tre vie changent, le caractère peut lui aussi changer. Pour assurer une cohérence de ce dernier,
il faut un principe normatif. Le caractère doit incorporer une direction, une orientation. Il nous
donne une certaine orientation mais sans détermination a priori de notre agir.

38
Il faut noter que Paul Ricœur utilise le concept de caractère dans son éthique. Il le définit comme « l’ensemble
des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne » (Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre (Points,
330), Paris, Seuil, 1990. p. 146).
39
Cf. Werner JEANROND, « Caractère », p. 242. Cette valorisation du caractère se fait en rapport avec l’éthique
des vertus dont Aristote demeure la référence inéluctable. Aristote souligne en effet que les actes humains sont
l’expression d’un caractère moral. Le sujet moral acquiert une maturité en développant un type de comportement
jugé positivement (en raison du « juste milieu »). Par l’exercice, l’être humain déploie des vertus qui forment son
caractère. Il a également besoin d’un milieu éducatif pour faire ce développement (ibid.). On retrouve cette
préoccupation chez des philosophes comme Alasdair MacIntyre et Martha Nussbaum. En théologie, Hauerwas
est la référence majeure.
40
RP, p. 94.
36 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

La notion de caractère a été étudiée par Hauerwas dans sa dissertation doctorale, publiée en
1975, Character and the Christian Life41. Au début de sa carrière, le théologien américain
avait plutôt développé cette notion dans une perspective anthropocentrique (centrée sur le
sujet individuel), pour ensuite mettre davantage la notion de caractère en étroite relation avec
la communauté (années quatre-vingt)42. Dans le contexte chrétien, le caractère reçoit une
orientation particulière déterminée en fonction de l’action divine en Jésus Christ. En
s’appropriant le récit de Dieu, les chrétiens découvrent leur vocation, en particulier
l’importance du pardon et de la non-violence. En prenant part à la vie de la communauté des
chrétiens, on participe à un processus d’apprentissage pour vivre la paix et le pacifisme dans
sa vie. On peut donc comprendre combien la narrativité liée à une croyance influe nécessai-
rement sur l’action du croyant lui-même. Le « soi » (self) est constitué par ses actions et ses
expériences, il se laisse transformer de l’intérieur. De ce fait, le caractère a une capacité évo-
lutive qui nécessite un cadre pour le canaliser. La stabilité du caractère viendra non pas d’un
sujet transcendantal coupé des enracinements narratifs, ni d’un déterminisme rigide, mais bien
d’une formation morale, au sein d’un espace communautaire, sur base des récits.
Dans un monde fragmenté, l’idée d’une cohérence de la vie morale n’est plus valide, les
options morales sont multiples, si bien qu’on s’est concentré sur les choix moraux et les di-
lemmes à résoudre. Pour faire face à ces défis, les éthiciens se réfèrent à des principes géné-
raux abstraits sans plus tenir compte de l’enracinement de la personne. Cela revient, pour
Hauerwas, à passer à côté du fait que la personne morale est tissée de récits et d’expériences
qui ont une influence sur son action. Nous vivons sous influence, alors il vaut mieux qu’elle
soit bonne. Tout ne se décide pas de façon transparente.

C. La sanctification

La sanctification est la clé de compréhension de la transformation du sujet moral43. Cela


signifie que personne ne peut devenir vertueux s’il n’est aidé par Dieu (grâce). En raison de sa
condition pécheresse, toute personne est tentée par le péché et ne peut réaliser le bien par ses

41
Cf. Stanley HAUERWAS, Character and the Christian Life. A study in Theological Ethics, San Antonio, Trinity
University Press, 1975.
42
Cf. HR, p. 75-89.
43
Le Nouveau Testament parle de la sanctification comme réalité à la fois offerte (Rm 3.) et qui demande une
action du sujet, des œuvres (Mt 5, 3 et s. ; Jc 2, 12 et s.). L’articulation entre ces deux dimensions a été traitée de
façon diverse. Alors que Luther considère que la justification contient en soi la sanctification, afin d’éviter un
salut par les œuvres, la tradition calviniste comme la tradition méthodiste mettent en évidence l’agir du sujet
croyant pour la réalisation du salut. Le méthodisme considère d’ailleurs la sanctification comme une « seconde
grâce ». Cf. André BIRMELÉ, « Sanctification », dans Pierre GISEL (éd.), Encyclopédie du protestantisme, Paris-
Genève, PUF-Labor et Fides, 2006, deuxième édition revue et augmentée, p. 1285. Hauerwas, issu de la tradition
méthodiste, se situe dans cette ligne qui valorise l’agir dans l’appropriation du salut.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 37

propres forces. Il faut donc une action de Dieu qui change le comportement de l’homme.
Hauerwas, en bon méthodiste, est très sensible à la part du croyant dans le déploiement de la
vie morale, si bien qu’il donne une grande place aux vertus. La théologie de la sanctification
élaborée par toute une tradition protestante joue donc un rôle déterminant dans sa pensée44.
Hauerwas reconnaît lui-même que la connaissance de l’identité chrétienne dépend de
l’aptitude à savoir qu’on est entré dans une nouvelle manière de vivre : « C’est pourquoi la
doctrine chrétienne de la sanctification est centrale pour évaluer le statut épistémologique des
convictions »45. Cette théologie pose la sanctification comme une condition épistémologique à
la connaissance théologique. La transformation du « soi » (self) est une condition indispensa-
ble pour connaître la vérité de la foi chrétienne. La personne doit se laisser former par
l’histoire de Dieu. Les effets de la confession du péché et de la reconnaissance du pardon de
Dieu sont décisifs pour l’éthique chrétienne.
Pour éviter une théologie volontariste, qui insiste sur la conformité à des commandements,
Hauerwas développe une éthique des vertus en se fondant sur la doctrine calviniste et métho-
diste. Il en découle que la manière de poser un acte a autant d’importance que l’acte lui-
même. La transformation suppose la grâce de Dieu reçue dans une confession des péchés. À
partir de la perception d’un Dieu qui pardonne, le croyant se comprend lui-même comme
quelqu’un de pardonné. À travers cette confession, le « soi » est changé. La sanctification est
un processus dans lequel le caractère se forme et donne au « soi » une intégrité, une constance
et une croissance. La personne dans sa totalité reçoit une certaine orientation qui fonctionne
comme un « horizon » découlant des convictions au sujet de Dieu46. En raison du caractère qui
imprime une certaine direction, les chrétiens doivent agir dans un certain sens. La sanctifica-
tion opère donc en tant que processus dans l’agir du croyant. Elle a donc quelque chose à voir
avec les comportements concrets.
L’identité se forge dans une réceptivité à l’égard des récits et pratiques de la communauté
chrétienne. Il s’agit d’un apprentissage qui se passe en prenant pour guide les chrétiens ver-
tueux (saints) et qui s’appuie sur la correction fraternelle (discipline)47.

44
Cf. Hans S. REINDERS, « The Meaning of Sanctification. Stanley Hauerwas on Christian Identity and Moral
Judgment », p. 143.
45
Traduction de : « That is why the Christian doctrine of sanctification is central for assessing the
epistemological status of Christian convictions », CET, p.10.
46
Hans S. REINDERS, « The Meaning of Sanctification. Stanley Hauerwas on Christian Identity and Moral
Judgment », p. 154.
47
Comme la formation de l’identité morale du croyant est entièrement soumise à la vie ecclésiale, nous devrons
reprendre cet aspect dans la partie III.
38 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

II. Suivre Jésus : l’aventure chrétienne

La théologie de Hauerwas met l’accent sur la vie de disciple (discipleship) et envisage


cette pratique comme la participation à une aventure. Cela signifie que la christologie est sur-
tout envisagée comme une éthique et que les Évangiles sont des modèles de comportement.

A. L’aventure chrétienne

Le christianisme est une aventure à laquelle prennent part ceux qui décident de suivre
Jésus, à l’instar des premiers disciples qui se sont fiés à lui sans savoir où cela les mènerait.
Cette aventure a commencé dans l’histoire qui nous précède et se prolonge encore aujourd’hui
dans l’attente du retour du Seigneur. La vie chrétienne est donc un voyage dans le monde,
sans être hors du monde, qui doit être guidé par un but : être disciple, être un membre du peu-
ple saint. Cette présentation dynamique de la vie chrétienne doit cependant être nuancée. Il ne
s’agit pas en effet de se risquer à une aventure solitaire. Cette expérience, si elle doit bouscu-
ler les habitudes de chacun, n’en demeure pas moins encadrée par une fonction précise don-
née à la communauté.

B. La suite du Christ

On ne connaît vraiment Jésus qu’en se mettant à sa suite. Hauerwas affirme cela de ma-
nière très radicale : « Nous ne pouvons pas connaître Jésus sans suivre Jésus […]. En un sens,
nous suivons Jésus avant de connaître Jésus. En outre, nous connaissons Jésus avant de nous
connaître nous-mêmes »48. La raison humaine peut approcher l’idée de Dieu dans un déisme
plus ou moins précis mais elle n’a aucune compréhension du Dieu chrétien. Comment peut-on
découvrir le Dieu de Jésus sans entrer dans le récit biblique prolongé par l’Église ? Cette
connaissance implique une démarche pratique, en ce sens que personne ne reçoit vraiment le
message de salut sans vivre une certaine orthopraxie. Même si Hauerwas n’utilise pas le
terme, on peut l’appliquer assez facilement à sa pensée du christianisme. La foi (orthodoxie)
engendre une « forme de vie » héritée de la tradition narrative à laquelle tout disciple doit
correspondre. Loin de tout spiritualisme, le modèle du témoignage proposé par notre auteur
suppose bien une pratique déterminée qui correspond, selon lui, au style de vie évangélique.
En effet, le baptême n’est que le début de la vie chrétienne. Il crée une incorporation au
peuple chrétien mais l’aventure continue par un apprentissage et un entraînement. La marche

48
Traduction de : « We cannot know Jesus without following Jesus […]. In a sense, we follow Jesus before we
know Jesus. Furthermore, we know Jesus before we know ourselves » (RA, p. 55).
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 39

à la suite de Jésus est une aventure communautaire dans la mesure où le croyant a besoin
d’une communauté narrative pour apprendre à vivre à la façon de Jésus. Sans la communauté,
continue Hauerwas, l’homme ne peut pas savoir qui est Jésus et ce qu’il offre à l’humanité. Il
ne peut connaître ni le don (salut), ni le Donateur (Dieu).
Les chrétiens ne sont pas appelés à copier Jésus en reproduisant fidèlement ses actes.
« Nous sommes appelés à être comme Jésus, pas à être Jésus »49. Cette imitation ne se résume
pas à avoir une attitude d’accueil intérieure (une mystique) mais elle requiert surtout un deve-
nir vertueux. Pour ressembler à Jésus, le disciple doit être membre d’une communauté qui
pratique les vertus chrétiennes. L’imitation a donc une portée sociale indéniable. « Ainsi, res-
sembler à Jésus, c’est se joindre à lui dans ce pèlerinage grâce auquel nous sommes formés à
être un peuple capable de revendiquer la citoyenneté du Royaume de Dieu où règne un amour
non-violent – un amour qui vaincra les puissances de ce monde, non pas par la contrainte et la
force, mais par le pouvoir de la mort de cet homme »50.
La suivance doit également se replacer dans la perspective du récit biblique. Le Sermon sur
la montagne résume bien à lui seul en quoi consiste cette « suivance ». Les chrétiens sont ap-
pelés à être des imitateurs de Dieu en devenant parfaits comme Dieu l’est51. Une telle perfec-
tion se réalise en apprenant à ressembler à Jésus. C’est la raison pour laquelle l’éthique chré-
tienne est un chemin d’imitation christique au lieu d’être une éthique déontologique. Cette
perfection, pense Hauerwas, se traduit concrètement par la capacité de pardonner, même à son
ennemi.
Déjà dans l’Ancien Testament, le peuple élu est appelé à imiter Dieu en apprenant à aimer
comme Dieu aime. La vie de Jésus récapitule la vie du peuple d’Israël et correspond donc à la
vie de Dieu au cœur du monde. « En cherchant à imiter Jésus, à suivre ses traces, les premiers
chrétiens croyaient qu’ils apprenaient à imiter Dieu qui les invitait à être les héritiers du
Royaume »52. Les premiers chrétiens pensaient imiter Dieu en suivant Jésus. « Il n’est donc
pas surprenant que les premiers chrétiens pensaient qu’en imitant la ‘Voie’ de Jésus, ils imi-
taient la ‘Voie’ de Dieu lui-même. Car le contenu du Royaume – les moyens de la citoyen-
neté – s’avère n’être ni plus ni moins qu’apprendre à imiter la vie de Jésus en s’attelant à la
tâche d’être son disciple »53.

49
RP, p. 149.
50
Ibid.
51
Cf. Mt 5, 48.
52
Ibid., p. 152.
53
Ibid., p. 154.
40 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Imiter Jésus n’est pas une fin en soi dans la mesure où cette imitation vise l’entrée dans le
Royaume. La « suivance » est donc le moyen pour devenir citoyen du Royaume de Dieu.
Jésus en effet n’annonce pas sa personne mais bien l’inauguration du Royaume et, par là, il
proclame la manière dont Dieu agit sur le monde. Jésus témoigne de l’actualité du Royaume
par le fait que sa propre vie révèle la possibilité qu’a Dieu de créer un peuple transformé et
capable de vivre pacifiquement dans le monde. En renonçant à exercer un pouvoir de contrôle
sur les hommes, Jésus annonce un Dieu pacifique. Le Christ lui-même appelait ses disciples
sans contrôler leur manière de répondre. Confronté à la violence de son procès et de sa cruci-
fixion, Jésus ne réagit pas autrement que par un abandon non-violent. De façon semblable, les
disciples ne doivent pas lutter contre l’injustice en employant la force, si bien qu’ils seront
plus fidèles à Jésus en supportant leur souffrance.

C. L’éthique comme entrée dans la vie théologale

Hauerwas souligne le « caractère intrinsèquement pratique de la théologie »54. La théologie


est une pratique, ou plus exactement, une réflexion sur la pratique de la foi. L’éthique est pen-
sée comme « une modalité de la théologie »55. Par conséquent, il est erroné de s’interroger sur
l’existence d’un rapport entre vie éthique et religion. Le christianisme est fondamentalement
une éthique qui commande une certaine praxis. De ce fait, l’éthique chrétienne ne peut en
aucun cas être traitée comme un appendice de la théologie. En tant que réflexion critique, elle
vise à rendre compte des actions d’une communauté vivant à la suite de Jésus. « Les affirma-
tions théologiques sont fondamentalement pratiques, et l’éthique chrétienne n’est que la forme
de réflexion théologique qui tente d’expliquer cette nature essentiellement pratique »56. Loin
d’être un post-scriptum juxtaposé à la théologie dogmatique, l’éthique est au cœur de la dé-
marche théologique. En effet, dans la mesure où les convictions chrétiennes conduisent à une
interprétation du monde, du fait qu’elles constituent un discours pratique, « l’éthique est im-
briquée dès le début et non pas seulement à la fin de la théologie »57. La foi chrétienne pose
d’emblée une exigence pratique, tant et si bien que la théologie ne peut se construire dans
l’ignorance de la vie croyante comme praxis déterminée.
La pratique joue un rôle essentiel dans la théologie telle que Hauerwas la pense. Il n’est
pas inutile de se demander en quoi une théologie comme celle-ci a entendu les critiques de
Marx. Bien qu’Hauerwas ne fasse de réception profonde de la pensée marxiste, il faut noter

54
Ibid., p. 25.
55
Ibid., p. 26.
56
Ibid., p. 117.
57
Id.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 41

chez lui une sympathie pour l’idée selon laquelle la philosophie ne doit pas se contenter
d’interpréter le monde mais qu’elle doit le changer58. Hauerwas entend bien l’idée marxienne
qui veut que les théories ne suffisent pas mais qu’il faut une praxis !59 La foi n’est pas une
vision du monde qui n’aurait pas d’effet sur la vie des hommes (croyants). Toutefois, la praxis
selon Marx ne recouvre pas nécessairement ce que Hauerwas entend par pratique. Pour le
premier, la praxis vise à transformer les structures de la société en vue d’une harmonie entre
l’homme et la nature alors que le second vise une transformation de la vie personnelle à partir
d’un ancrage communautaire.

III. Spécificités de l’agir chrétien

L’agir chrétien n’est pas nécessairement identique à tout agir humain. Souvent, il y a une
grande convergence entre les deux mais il serait naïf de ne pas y voir des différences. Sur le
plan de l’éthique, on fera appel à des comportements et des vertus particuliers en fonction du
type de témoignage que la communauté des croyants est appelée à rendre au monde. Souli-
gnant l’importance de la sanctification et de l’engagement personnel, Hauerwas met l’accent
sur certaines vertus (A), sur la non-violence (B), l’hospitalité (C) et la mission (D). Ces ac-
centuations spécifiques résultent de sa vision théologique, c’est-à-dire de sa compréhension
de Dieu.

A. Les vertus « évangéliques » d’après Hauerwas

Hauerwas définit des vertus au service d’un projet évangélique consistant à donner com-
munautairement un avant-goût du Royaume par une vie sociale alternative à la culture libé-
rale. C’est ainsi qu’il présente comme typiquement chrétiennes les vertus de courage, de pa-
tience et d’humilité. Le courage : être cohérent avec les convictions chrétiennes implique une
volonté de se démarquer des pratiques socialement reconnues (non-violence, contre-culture
communautaire …)60. La patience : accepter que le monde ne soit pas encore conforme au
projet de Dieu61. L’humilité : s’accepter comme créature devant Dieu et ne pas vouloir exercer

58
Cf. Stanley HAUERWAS, Truthfulness and Tragedy, Further Investigations into Christian Ethics, Notre Dame-
London, Notre Dame University Press, 1985, p. 21.
59
Hauerwas souligne que Marx a correctement vu le rapport étroit entre théorie et pratique. Une théorie qui est
détachée de la praxis devient un corps d’idées flottant sujet aux idéologies. Cf. Stanley HAUERWAS, With the
Grain of the Universe. The Church’s Witness and Natural Theology: Gifford Lectures delivered at the University
of St. Andrews in 2001, Grand Rapids, Brazos Press, 2001, p. 22-23 (note 17).
60
Cf. HR, p. 287-306.
61
Cf. ibid., 299. RP, 188.
42 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

un contrôle rassurant sur autrui62. Les vertus théologales sont mises en connexion étroite avec
ces vertus morales chrétiennes. Autrement dit, tant la charité que l’espérance se vivent sous le
mode de la patience, du courage et de l’humilité. La foi elle-même correspond à un certain
type d’agir vertueux. Hauerwas envisage les vertus comme étant au service du témoignage
que l’Église doit rendre au monde. Dans cette perspective, la non-violence et l’hospitalité
reçoivent un statut particulier. Le souci missionnaire de ce théologien l’amène aussi à envisa-
ger une tâche délicate, consistant à dire au monde ce qu’il est.

B. La non-violence comme caractéristique chrétienne

Hauerwas accorde à la non-violence une importance décisive pour comprendre l’identité


chrétienne. « La non-violence n’est pas simplement une conséquence comportementale parmi
d’autres qu’on peut déduire de l’Évangile : elle fait partie intégrante du corps des convictions
chrétiennes »63. Hauerwas voit en la non-violence la caractéristique marquante de la vie mo-
rale chrétienne, que tout chrétien devrait assumer dans sa façon de suivre le Christ. En effet,
loin de se réduire au résultat d’un cheminement personnel, « la non-violence est le cœur
même de notre conception de Dieu »64. La paix que les chrétiens sont appelés à incarner est
rendue possible par le don de Jésus. Il ne s’agit donc pas d’un idéal détaché de toute réalité
vécue mais bien d’un événement réalisé à travers Jésus et que l’Église a pour vocation de
prolonger.
La question de la violence traverse nécessairement tout questionnement en matière éthique.
En tant que menace pour une vie sensée, elle fait l’objet d’une réflexion visant à canaliser ce
qui semble inévitable dans le monde imparfait dans lequel nous vivons. Si les débats sont in-
finis quant à savoir si l’usage de la violence peut s’avérer légitime dans certaines situations
(légitime défense, guerre juste, lutte contre le terrorisme…), les positions prises par les chré-
tiens tendent à se partager en deux camps : les partisans d’un usage limité et juste de la vio-
lence et les partisans d’un pacifisme radical. Aucun chrétien ne peut soutenir aucune autre
posture, notamment celle d’un usage aveugle ou non raisonné de la violence. Reste un débat
entre ceux qui voient dans le récit évangélique une dénonciation de toute forme de violence et
ceux qui – empreints d’un réalisme politique – conservent l’idée d’un possible recours à la
force pour une raison de défense légitime ou d’assistance à personne en danger. Dans ces dis-
cussions, Hauerwas se présente comme un avocat du pacifisme. Il ne s’agit pas seulement

62
Cf. ibid., p. 153.
63
RP, p. 24-25.
64
Ibid., p. 26.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 43

pour lui d’une option éthique parmi d’autres mais bien du cœur de l’herméneutique pratique
du christianisme, du noyau de l’éthique chrétienne en tant qu’éthique du disciple.
Notons en passant que Hauerwas n’a pas toujours été un apôtre du pacifisme radical. Cette
thèse de la centralité de la non-violence en éthique chrétienne lui vient d’un collègue théolo-
gien, John Yoder, mennonite disciple de Karl Barth. Sous son influence, Hauerwas a reconnu
le pacifisme comme conséquence de la suite du Christ65. De cette découverte découlent une
valorisation du martyr (témoignage non-violent) et l’accent mis sur la spiritualité du sabbat
(« la grâce de ne rien faire ») qui enseigne qu’il vaut mieux rester passif que de prendre les
armes.

C. Hospitalité

Les chrétiens sont habitués à accueillir les étrangers dans la mesure où Dieu lui-même est
entré comme un étranger dans leur histoire. Hauerwas souligne fortement le devoir
d’hospitalité à l’égard des autres qui viennent vers eux. « Pour les chrétiens, il n’y a pas de
‘barbares’, mais seulement des étrangers dont nous espérons faire nos amis. Nous proposons à
l’étranger l’hospitalité du Royaume de Dieu en l’invitant à partager notre histoire. Bien sûr,
nous savons que l’étranger ne vient pas à nous comme une table rase ; il a aussi une histoire à
raconter »66. Il s’agit donc d’une marque de l’identité chrétienne que de pouvoir accorder une
place à autrui. La rencontre avec l’étranger peut s’avérer difficile mais la provocation qu’elle
suscite est une invitation à retourner à l’histoire de Jésus. L’hospitalité est un signe de sainteté
dans la mesure où le saint est quelqu’un qui accueille l’étranger comme « la présence même
de Dieu »67. Ayant justement dépassé la peur d’autrui, le disciple va vers l’autre sans essayer
de le contrôler. L’opposition « ami-ennemi » est également dépassée puisque l’autre n’est
plus une menace.

D. Mission : être « héraut » de la vérité

La théologie de Hauerwas a une finalité clairement missionnaire. Il pense en effet que les
chrétiens sont appelés à faire connaître au monde la vérité, non pas de manière intellectuelle
mais bien par le témoignage de vie. En devenant disciple de Jésus, le croyant renonce à ses

65
La rencontre avec Yoder a produit une prise de conscience de Hauerwas : « Or, la dernière chose que je
voulais, c’était être un pacifiste – principalement parce que j’aspirais à faire de l’éthique de manière à obtenir
une vaste influence. De plus, par nature, je ne suis pas très enclin à la non-violence. Mais plus je lisais Yoder et
plus j’étais convaincu que les grandes lignes de son interprétation de Jésus et de l’éthique de la non-violence qui
lui était corrélative étaient juste » (ibid., p. 35).
66
Ibid., p. 196.
67
Ibid., p. 247.
44 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

illusions sur les autres, sur le monde et sur lui-même. Il apprend à regarder la vérité en face
sans se décourager. Les disciples n’ont pas peur de la vérité que Dieu leur communique. Ils
acceptent de voir le monde sans illusion. Le monde a lui-même du mal à se connaître et à re-
connaître sa finitude, son incomplétude. Les chrétiens doivent donc dire la vérité au monde, à
savoir qu’il est profondément dans l’illusion et qu’il est une création bonne et sauvée par le
Christ. La mission chrétienne de faire éclater la vérité suppose la démonstration pratique
d’une communauté qui vit autrement que le monde et dont les membres sont des images du
vrai Dieu68. Cette dynamique missionnaire – assez unilatéralement conçue – pose question par
rapport à la capacité de reconnaître l’autre en vérité.

Chapitre 3. La praxis chrétienne chez Metz

Tout comme son collègue américain, Metz accorde à la pratique une importance détermi-
nante pour la pensée théologique. Le primat accordé à la praxis est à mettre en relation avec le
souci metzien de rencontrer l’histoire du monde à qui Dieu promet la justice. La praxis
consiste donc aussi à faire un travail de mémoire qui doit rendre la Parole active dans la so-
ciété. La théologie fondamentale pratique de Metz repose sur une alliance entre la mystique et
la politique qui se vit sur le mode de la suivance. Refusant une foi purement contemplative,
Metz argumente en faveur d’une praxis messianique où la justice est directement liée à la
question de Dieu. Lorsqu’il se risque à esquisser la forme de cette praxis, Metz s’inspire des
ordres religieux qui pourraient donner une impulsion à toute l’Église. Afin de sortir de la reli-
gion bourgeoise, le théologien allemand invite à retrouver la radicalité de la suite de Jésus.
Après avoir analysé le primat de la praxis chez Metz, qu’il relie à la question de l’identité
chrétienne (I), nous mettons en évidence la structure mystique et politique de la suivance (II)
et nous dégageons quelques spécificités de l’agir chrétien dans la perspective metzienne (III).

I. Identité chrétienne et pratique

Dans son projet de faire une théologie fondamentale pratique, Metz a clairement donné à la
praxis une place centrale dans l’élaboration de la pensée théologique. En bref, on pourrait dire
que le Dieu de Metz ne peut être uniquement pensé. En se détachant du thomisme transcen-
dantal de Rahner, son maître, Metz voulait replacer d’une façon très radicale la foi dans le
contexte de l’histoire des hommes. C’est surtout au contact des penseurs marxistes, en parti-

68
Cf. ibid., p. 187.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 45

culier d’Ernst Bloch, que le théologien allemand a été amené à souligner la force pratique de
la foi. C’est en ce sens qu’il a parlé d’une orthopraxie cohérente avec la foi chrétienne.

A. Influence de la pensée marxiste

La théologie politique de Metz est née dans un contexte caractérisé par une sensibilité vive
pour les réalités sociales et politiques. La pensée de Karl Marx et les courants philosophiques
qu’il a suscités ont bel et bien joué un rôle fondamental dans cette réflexion sur le monde.
Metz a été directement interpellé par des penseurs d’inspiration marxiste au cours des années
soixante, en particulier par Ernst Bloch. Cette influence est également due au travail du théo-
logien protestant Jürgen Moltmann qui a fait une réception théologique majeure de la pensée
de Bloch dans sa Théologie de l’espérance69. Metz et Moltmann sont très proches dans la
prise en compte des défis posés par le marxisme à la théologie. En participant à des conféren-
ces réunissant des chrétiens et des marxistes (1964-1967), sous l’égide de la « Paulus Gesell-
schaft » (fondée en 1955), Metz est devenu très sensible aux critiques marxistes à l’égard de
la religion.
Au fondement de la théologie politique se trouvent deux défis posés par le marxisme : la
conception de la vérité et la vision du monde comme histoire.

1. La vérité

Suite aux travaux de Karl Marx, la critique de l’idéologie, laquelle considère que toute
connaissance est conditionnée par un intérêt, que la représentation intellectuelle peut ne pas
correspondre à la réalité empirique, la religion et la théologie ont été amenées à s’examiner70.
L’influence de la pensée marxiste a conduit à analyser la relation entre la connaissance et
l’intérêt71. Cela vaut aussi pour le langage théologique et cette critique a eu pour résultat de
faire perdre à la théologie son innocence cognitive. Pour répondre à cette critique, Metz veut
que la théologie prenne conscience des implications politiques de son discours ainsi que des
intérêts sous-jacents à celui-ci. C’est un devoir impérieux dans la mesure où la théologie est
soupçonnée de cautionner des intérêts particuliers. La critique marxiste conduit notamment à
passer au crible les utilisations sociales de la religion, dont la politisation de celle-ci. La di-
mension politique de la religion ne doit pas être sous-estimée car on risque toujours de légiti-

69
Cf. Jürgen MOLTMANN, Théologie de l’espérance (Cogitatio Fidei, 50) Paris, Cerf, 1970.
70
Cf. Karl MARX, L’idéologie allemande, avec Friedrich ENGELS, traduit de l’allemand par H. Auger, Paris,
Editions sociales, Paris, 1982 (1845).
71
Cf. Jürgen HABERMAS, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976 (1968). La théologie peut faire partie
des réflexions qui poursuivent un intérêt d’émancipation. Ce n’est pas toujours le cas !
46 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

mer une vision du monde qui n’est pas évangélique. C’est dans cette optique que Metz a dé-
noncé la dénaturation de la religion messianique en religion bourgeoise.
Devant la question de la vérité, il faut tenir compte de l’intérêt qui est promu par la théolo-
gie. Autrement dit, comme on est toujours porté par des intérêts, il faut se demander quels
intérêts sont vecteurs de vérité. Un intérêt n’est compatible avec la vérité que s’il est univer-
salisable, c’est-à-dire qu’il concerne tout le monde. « La vérité est donc vérité pour tous, ou
bien elle n’est pas »72. Dans ce sens, la théologie politique s’appuie sur un intérêt universalisa-
ble fondé dans la tradition biblique : la justice pour tous, aussi bien les morts que les vivants,
les victimes contemporaines et passées. Tous les hommes ont faim et soif de justice. La soif
de justice universelle est une condition pour la recherche de la vérité (verum et bonum
convertuntur)73. Dans la Bible, la question de Dieu et la question de la justice pour tous sont
indissociables. Metz résume en un aphorisme éloquent : « Deus caritas est. Deus iustitia
est »74. Par conséquent, la théologie n’est vraie que si elle promeut cet intérêt universel. La
pratique de la foi comporte une dimension politique intrinsèque, si bien que la mystique ne
peut jamais se séparer de la pratique de la justice (dimension politique). La suite de Jésus
(Nachfolge Jesu) comporte donc une visée pratique tournée vers tous les hommes.

2. L’histoire

La pensée du monde comme histoire dans lequel les sujets sont acteurs est au cœur de la
pensée marxiste. Cette compréhension rejoint en profondeur la foi chrétienne. En effet, af-
firme Metz, le thème spécifique de la religion judéo-chrétienne est bien l’histoire. À la diffé-
rence des autres grandes religions, le christianisme est animé par la vision de Dieu dans
l’histoire75. Metz emploie ici expressément le terme de « vision ». Il s’agit donc de bien voir
que la foi chrétienne, du fait de son héritage juif, ne supporte aucun dualisme entre l’histoire
du monde et l’histoire de Dieu. Le dualisme entre les deux histoires s’est parfois infiltré dans
la théologie chrétienne. Selon Metz, cela s’explique par une reprise trop rapide et peu critique
de la philosophie grecque. Or, il ne faut pas oublier que le Dieu des chrétiens n’est pas le Dieu
de Platon mais celui d’Abraham, Isaac et Jacob ! Athènes ne doit pas éclipser Jérusalem.

72
Traduction de : « Denn Wahrheit ist entweder Wahrheit für alle oder sie ist überhaupt keine » (Johann Baptist
METZ, « Nochmals : Die marxistische Herausforderung. Zu einem Problemansatz politischer Theologie », dans
Michael WELKER et alii (éd.), Gottes Zukunft – Zukunft der Welt (J. Moltmann zum 60. Geburtstag), München,
Kaiser Verlag, 1986, p. 417.
73
Ibid., p. 417.
74
Johann Baptist METZ, « ‘Mit dem Gesicht zur Welt’. Eine theologisch-biographische Skizze », dans Gregor
Maria HOFF (éd.), Macht und Ohnmacht, Innsbruck-Wien, Tyrolia Verlag, 2007, p. 216.
75
Cf. Johann Baptist METZ, « Nochmals : Die marxistische Herausforderung. Zu einem Problemansatz
politischer Theologie », p. 418.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 47

De l’aveu même du théologien de Münster, sa théologie politique n’est rien d’autre


qu’« une théologie de l’histoire avec une intention critico-pratique » (eine Theologie der
Geschichte in praktisch-kritischer Absicht)76. En conséquence, Metz récuse toute tendance à
dissocier l’histoire en parlant d’une histoire naturelle à côté d’une histoire surnaturelle, ou
d’une histoire profane en face d’une histoire religieuse. L’histoire doit être pensée dans son
unicité. Il n’y a donc pas une histoire du monde qui serait disjointe de l’histoire du salut. Cette
histoire du monde correspond à l’histoire du salut dans la mesure où elle est animée par cette
quête de la justice pour tous, les vivants et les morts. Il est ainsi entendu que l’histoire du salut
ne coïncide pas spontanément avec tous les événements de l’histoire du monde, mais unique-
ment avec les événements qui tendent vers cette justice universelle.
La foi dans le Dieu de l’histoire ne doit pas détourner les hommes de leur aspiration à la li-
bération. Au contraire, elle garantit un combat persévérant en faveur de la dignité de tout être
humain et de la libération universelle. La foi en la résurrection des morts n’est pas d’abord
une consolation pour le peuple. Elle suscite plus radicalement un témoignage vivant en faveur
de l’amour et de la justice dans le monde.

3. Critique metzienne du marxisme

« Marx lui-même rapporte explicitement sa notion de ‘véritable humanisme’ au passage


– pour reprendre ses propres mots – ‘de la contemplation du monde à la transformation du
monde’ par l’homme. C’est dans ce revirement que, selon lui, la religion se trouve démasquée
et déposée pour faire place à l’homme entré en possession de sa ‘véritable humanité’ »77. Metz
a très vite été conscient du caractère excessif de la prétention marxiste à changer l’humanité
par des moyens humains. Le marxisme se présente comme une eschatologie sécularisée qui
veut établir une société parfaite où l’homme serait parfaitement réconcilié avec lui-même.
Dans sa réflexion sur le processus de sécularisation, Metz dénonçait le risque d’identifier le
processus d’hominisation avec une humanisation dans laquelle l’homme se sauverait lui-
même des contraintes de sa nature78. Metz tient ici à invoquer la « réserve eschatologique »
qui interdit à tout sujet de l’histoire d’être le sujet du Royaume. Seul Dieu peut accomplir ce
dernier, mais cela passe néanmoins par une coopération avec les êtres humains.
Dans son analyse de la pensée marxiste, Metz fait la part des choses. Loin de suivre les rai-
sonnements de Marx sans distance critique, le théologien souligne les aspects incompatibles

76
Traduction à partir de ibid.
77
TM, p. 74.
78
Ibid., p. 81.
48 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

du marxisme avec la foi chrétienne. Metz récuse donc la conception évolutionniste du monde
d’après laquelle l’histoire va nécessairement vers un progrès humain. Cette pensée qui se
tourne vers l’avenir en croyant à une victoire de l’homme sur la nature est dangereuse. Elle ne
tient pas compte des souffrances du passé et risque de cautionner un schéma de progrès où les
faibles sont oubliés. Or, Dieu a commencé par faire alliance avec ceux-ci. Le marxisme ten-
dant à penser l’histoire dans le sens d’un darwinisme social, il finit par ne plus voir que
l’histoire des vainqueurs. Cependant, dit Metz, un regard lucide sur le monde fait apparaître
que ce n’est pas la justice qui domine mais bien le principe d’exclusion des faibles : « le prin-
cipe du Vae Victis » (das Prinzip des Vae Victis)79. On sous-estime trop qu’il y a une histoire
des victimes qui est comme la face obscure de l’histoire du progrès. Une théologie politique, à
la façon de Metz, a justement comme priorité de dénoncer cette amnésie de la souffrance qui
fait partie de l’histoire du monde. En mettant au centre de l’attention le souvenir des vaincus,
la memoria passionis, Metz reconnaît ne pas être en phase avec l’esprit conquérant de son
temps, en acceptant que cela ne donne pas une grande force à sa position.
Veillant à ne pas se laisser désensibiliser par rapport à la misère d’autrui, Metz conteste la
manière dont le marxisme disqualifie la culpabilité de l’homme en régression. En effet, il
s’agit d’une caractéristique propre de l’humanité. La sensibilité pour la faute ne doit pas être
évacuée trop rapidement : « la négation de la faute est un attentat à la dignité de la liberté »80.
Si pour Marx, la morale bourgeoise est une morale d’esclave qui joue sur la culpabilité pour
préserver l’ordre établi, il n’en résulte cependant pas que la notion de faute soit automatique-
ment un facteur de conservatisme social. En effet, pour Metz, il est important que la cons-
cience humaine se rende compte de sa responsabilité à l’égard des injustices dans le monde.
Une entreprise de déculpabilisation risque toujours d’être aussi une œuvre de désensibilisation
devant l’injustice sociale.
Enfin, Metz critique le statut donné à la violence par le marxisme. Là encore, le théologien
doit garder un regard critique à l’égard de l’anthropologie marxiste qui risque de légitimer la
violence (lutte des classes, révolution). En effet, le marxisme appelle un usage de la force
pour établir son programme politique, lequel doit nécessairement passer par une structure de
pouvoir autoritaire avant que ce dernier ne s’efface au profit d’une nouvelle société d’égalité.

79
Traduction à partir de Johann Baptist METZ, « Nochmals : Die marxistische Herausforderung. Zu einem
Problemansatz politischer Theologie », p. 421.
80
Traduction de : « Die Leugnung von Schuld ist ein Attentat auf die Würde der Freiheit » (ibid., p. 421).
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 49

Nous sommes bien ici en présence d’une utopie prête aux pires autoritarismes pour atteindre
son but, ainsi que l’histoire l’a montré au cours du vingtième siècle81.

B. Le primat de la praxis

Dans le sillage de Marx qui met l’accent sur la transformation du monde, Metz a souligné
l’importance de la pratique chrétienne comme pratique de changement. Le primat va donc être
donné à la praxis sur la théorie (sans renoncer à celle-ci). Metz reconnaît ne pas avoir suffi-
samment différencié la praxis socio-politique de la praxis morale dans sa première ébauche de
la théologie politique (1969), laquelle se caractérisait par « un caractère ‘purement moral’,
incantatoire et exhortatif (…) »82. Le fait de reconnaître que la praxis morale n’est ni sociale-
ment innocente ni politiquement neutre a des conséquences importantes pour le discours
théologique. En effet, une théologie limitée au point de vue moral et personnel perd de vue le
fait que la liberté n’est pas donnée à tous. Il y a en effet des vies opprimées qui ne peuvent pas
déployer les virtualités de la liberté alors qu’elles y aspirent.
La théorie n’est pas refusée comme telle par Metz mais elle est mise en relation avec la
pratique du sujet dans l’histoire. En tant qu’elle permet une reprise critique et réflexive, la
théorie joue un rôle indispensable pour la théologie. Toutefois il est capital de donner autant
d’importance à la praxis qu’à la théorie. Sur le plan d’une théologie pratique, qui ne peut ja-
mais se réduire à une application a posteriori d’une théorie prédéfinie, il s’avère pertinent de
considérer la puissance d’intelligibilité de la praxis, ce qui suppose une interaction dialectique
de celle-ci avec la théorie83. Non seulement la théologie doit avoir une intention pratique, mais
la praxis ne peut aucunement être considérée comme une question secondaire par rapport à
l’étape spéculative84. L’acte de penser Dieu est indissociable de la vie pratique : « La constitu-
tion pratique de la théologie (…) ne comporte pas donc seulement la praxis morale, mais
également la praxis sociale, par conséquent les attitudes désignées comme metanoia, exode et,
en elles toujours, le ‘suivre’ (Jésus), sont des formes constitutives pour l’acte de penser Dieu
et pour le savoir christologique eschatologique, et ils ont nécessairement une structure sociale
et politique : cette perspective indique la signification profonde du discours sur la ‘théologie
politique’ »85.

81
Cf. ibid., p. 422.
82
FHS, p. 73. Nous soulignons.
83
Cf. ibid., p. 75.
84
Metz signale que ce sont certains de ses élèves qui ont attiré son attention sur l’importance de la praxis ! Cf.
ibid. p. 69 (note 3).
85
Ibid., p. 74.
50 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

La pensée théologique ne peut jamais être purement spéculative. Le Dieu de Jésus n’est
pas un énoncé théorique hors de l’histoire. La connaissance de Dieu est fondamentalement
pratique, liée à l’expérience qui va ensuite se dire et se transmettre dans un langage, ce qui fait
appel au travail de la pensée. Metz est très attaché à cet axiome d’après lequel l’idée chré-
tienne de Dieu est en elle-même une idée pratique86. En effet, écrit-il, « le combat pour Dieu
et le combat pour le pouvoir-être-librement-sujet ne se déroulent pas en sens opposé mais ils
sont proportionnés l’un à l’autre »87. L’acte de penser Dieu implique donc comme tel une
praxis dans la mesure où Dieu n’est pas une réalité intellectuelle mais une présence active au
sein de l’histoire humaine. L’entrée en relation avec celui qu’on nomme Dieu passe par une
expérience du sujet dans l’histoire. La théologie fait dès lors appel à une expérience de trans-
formation historique. Voilà pourquoi, aux yeux de Metz, les catégories de metanoia, de
conversion et d’exode sont des catégories noétiques, et pas seulement éthiques. C’est particu-
lièrement vrai au sujet de la christologie dans la mesure où c’est en suivant le chemin du
Christ que nous apprenons à le connaître. Le savoir à propos du Christ a en effet une structure
à la fois narrative et pratique. En tant que narrative, la christologie raconte comment la souf-
france des hommes et la Passion de Jésus ne sont pas deux choses hétérogènes dans la mesure
où elles convergent pour donner lieu à une solidarité anamnétique88.
La relation à Dieu, pour Metz, passe par l’expérience que le croyant fait avec Dieu. La
connaissance de Dieu suppose donc une pratique préalable à toute élaboration théorique. La
spéculation intellectuelle au sujet des représentations de Dieu occupe une place seconde dans
la théologie politique. La découverte de Dieu ne peut pas se faire hors de l’histoire, y compris
celle qui se déroule sous nos yeux.
« Le Dieu qui se fait proche en Jésus n’est manifestement pas d’abord intéressé par notre
manière de le penser et ce que nous pensons de lui, mais plutôt d’abord par comment nous
nous comportons à l’égard d’autrui ; et uniquement en cela – comment nous traitons les
autres – on peut savoir comment nous pensons Dieu et ce que nous pensons de Dieu »89. C’est
dans notre façon de vivre avec les autres que nous disons quel est notre « dieu ». On pourrait

86
Cf. ibid., p. 70.
87
Ibid., p. 83.
88
Le qualificatif « anamnetisch » souvent utilisé par Metz n’est pas facilement traduisible en français. Il renvoie
à l’idée d’anamnèse (faire mémoire d’une histoire). En français, ce terme est utilisé dans la liturgie eucharistique
ainsi que dans le domaine thérapeutique (médecine et psychologie). Nous faisons le choix d’employer le
néologisme « anamnétique » dans la mesure où il évoque spontanément l’idée d’anamnèse.
89
Traduction de : « Der uns in Jesus nahegekommene Gott ist offensichtlich nicht so sehr daran interessiert, wie
und was wir zunächst einmal über ihn denken, sondern wie wir uns zu den Anderen verhalten; und erst dies, wie
wir mit Anderen umgehen, lässt sich dann erkennen, wie wir über ihn denken und was wir von ihm halten » (GP,
p. 38).
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 51

donc dire : Montre-moi comment tu traites autrui, et je te dirai quel est ton « dieu ». La praxis
est donc un témoignage qui nous donne accès à la foi implicitement présente au plus profond
de notre être. C’est donc en cela que la notion d’orthopraxie n’est pas autre chose qu’une mise
en lumière de l’orthodoxie implicitement contenue dans l’agir du croyant.
Les théologiens comme Metz sont donc amenés à se soucier tant de l’orthodoxie que de
l’orthopraxie. En effet, la foi appelle une praxis et il faut que cette dernière soit juste. Le
chrétien ne peut pas se cantonner au champ des vérités intellectuelles, encore faut-il qu’il tra-
duise sa foi en pratique. « L’orthodoxie de sa foi doit constamment être ‘confirmée’ par
l’orthopraxie d’une conduite orientée vers la fin des temps, car la vérité qui est l’objet de la
promesse est une vérité qui doit être ‘faite’, comme Jean nous le dit clairement et avec
force »90. La « conduite orientée vers la fin des temps » correspond à la vision metzienne de la
vie chrétienne. C’est une herméneutique qui découle de la structure eschatologique de la
théologie politique.
La praxis comprend une dimension pathétique : la mémoire de la souffrance et la solida-
rité, laquelle est envisagée comme la sensibilité aux souffrances passées, ou encore, « comme
solidarité vers l’arrière, avec les morts et les vaincus »91. Cette insistance sur le pathétique de
l’histoire humaine ne vise pas à paralyser l’agir politique, elle cherche plutôt à libérer la
praxis sociale d’une conception anthropologique qui voit le sujet comme dominateur de la
nature et qui pense l’histoire comme une histoire des vainqueurs. Pour Metz, il importe de
définir le sujet à partir de ses actions mais également de sa souffrance. Cette théologie impli-
que un combat contre les formes d’oppression et de haine pour que tous les hommes puissent
être reconnus dans leur dignité. En effet, « l’Évangile des chrétiens est politique et engage
politiquement du seul fait qu’il proclame que tous les hommes sont sujets devant Dieu
(…) »92. Cette dignité de chaque sujet n’est pas seulement incantatoire et demande une
conversion pour rendre concret ce que l’Évangile annonce dans la foi.
Metz a souligné l’insuffisance des théologies modernes qui ne valorisaient pas assez la di-
mension pratique de la foi. Il s’agit des théologies existentielle, personnaliste et transcendan-
tale. Metz avait déjà auparavant dénoncé les théologies du sujet qui réduisaient la place de
l’histoire et de la société dans l’existence de l’homme93. Une telle réduction anthropologique
oublie en effet que l’existence humaine est politique. La théologie doit donc prendre comme

90
TM, p. 108.
91
Ibid., p. 78.
92
Ibid., p. 94.
93
Cf. ibid., p. 129.
52 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

champ d’étude le sujet impliqué dans la société où il est en relation avec d’autres, sans se li-
miter aux « proches ». Le prochain n’est pas uniquement le voisin, l’époux ou le cohabitant.
Les prochains sont aussi les « lointains » qui attendent la justice et la paix. C’est pourquoi
Metz réfute la division du travail qui consiste à reléguer les questions sociales et politiques à
une discipline régionale (éthique sociale) ou même à la fameuse doctrine sociale de l’Église.
Étant donné qu’on ne peut séparer la dimension existentielle de la dimension politique du
sujet, il n’est pas logique de faire la séparation entre théologie systématique et doctrine sociale
théologique. Le sujet de la théologie est aussi sujet de l’histoire et de la société94. La théologie
fondamentale pratique opte ici pour un décloisonnement car la question de Dieu et celle de la
justice sont intimement liées.

C. La praxis anamnétique : « faire mémoire »

La question de la mémoire est un des fils rouges qui traversent l’œuvre de Metz95. Elle
n’est pas abordée principalement comme un thème historique ou spéculatif mais bien plus
directement comme un « faire », une démarche à la fois éthique et politique. Dans l’acte de
faire mémoire, le sujet prend conscience de la souffrance dans l’histoire et devient vigilant par
rapport aux discours des vainqueurs. Cette prise de conscience permet de créer une action
responsable. Cette pratique s’étend non seulement aux défis immédiats qui nécessitent une
vigilance politique mais également à un mode de penser, à une rationalité qui doit chercher à
approfondir les traditions qu’elle rencontre afin de se laisser enseigner par le passé sans s’y
limiter. L’histoire enseigne ! À ce niveau, Metz est particulièrement sensible à la tradition
juive qui constitue un héritage essentiel du christianisme. La mémoire biblique retient tous les
oubliés de l’histoire et ceux qui attendent la justice et la libération. La rationalité moderne,
marquée par la civilisation technologique, risque de ne plus voir que ses prouesses techniques,
sans plus se laisser interroger par les institutions porteuses d’une mémoire. Metz porte un
regard plutôt pessimiste sur la société moderne. Il pense déceler un retrait de la conscience
politique dans la sphère privée, une recherche de consolation à travers des mythes, sans ou-
blier l’indifférence croissante à l’égard des peuples qui souffrent.

94
Cf. FHS, p. 86.
95
Nous revenons sur la question de la mémoire dans la partie III.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 53

II. La « suite du Christ » : l’unité du mystique et du politique

A. La structure « mystique et politique » de la foi chrétienne

Metz insiste pour dire que la foi chrétienne a une nature à la fois mystique et politique. La
théologie qui en découle est clairement une théologie politique et également une mystique
politique. La démarche spirituelle, centrée sur l’intériorité, ne doit pas être coupée de
l’engagement pratique, politique. Les aspects politique et mystique ne s’opposent nullement ;
au contraire, ils augmentent en proportion l’un de l’autre. Le mot politique ne doit pas induire
en erreur : il signifie que la mystique de la « suite » n’est jamais détachée du contexte social
ou de la situation politique, elle n’est donc pas étrangère aux souffrances et aux conflits du
monde. On reste néanmoins toujours exposé au risque de tomber dans le « monophysisme
moderne »96, lequel revient soit à réduire la suite de Jésus à une spiritualité sans engagement,
soit à vivre un engagement sans transcendance.
La suivance n’est pas réservée à des « spécialistes », en l’occurrence ceux qui ont fait des
vœux dans un ordre religieux. Plus largement, estime Metz, chaque baptisé est appelé à suivre
Jésus dans son état laïc. On aurait tort de confier cette tâche exclusivement aux personnes
consacrées. C’est toute l’Église qui doit être l’Église de la suite du Christ. Celle-ci est en effet
la communauté de ceux qui suivent Jésus en s’inspirant de son Esprit. L’Église est donc une
communauté en marche (Exode) qui avance vers le Royaume. Autrement dit, la suivance n’est
pas une démarche individuelle ou solitaire mais bien une démarche collective. Dans sa ré-
flexion sur la suivance (Nachfolge), Metz s’inspire des christologies de Kierkegaard et de
Bonhoeffer bien qu’il ne fasse pas de réception très développée de ces deux penseurs protes-
tants. Ces auteurs ont en effet mis la suivance au cœur de leur pensée, en réagissant contre les
ravages d’une certaine idée de la justification qui oublie l’importance de la conversion et des
œuvres pour manifester la « grâce qui coûte », selon une expression de Bonhoeffer. Néan-
moins, Metz estime qu’ils restent trop individualistes97. Kierkegaard a développé une pensée
de l’individu face à Dieu et n’a pas pensé la dimension sociale de la vie chrétienne98. Cette
perspective individuelle s’accompagne chez lui d’un certain rejet du monde. Par contre,
Bonhoeffer a exprimé une vision plus collective de la suivance, notamment à partir de son

96
TOR, p. 38.
97
Cf. FHS, p. 74 (note 12). En fait, Metz se limite à une simple note sans expliciter son jugement sur les deux
penseurs visés.
98
Cf. David R. LAW, « Christian Discipleship in Kierkegaard, Hirsch and Bonhoeffer », dans The Downside
Review, 421 (2002), p. 302.
54 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

ecclésiologie du corps du Christ99. Dans sa dernière théologie, écrite en prison, ce théologien a


développé une éthique positive du monde et une ecclésiologie tournée vers les autres100. Il est
donc étonnant que Metz considère son approche comme individualiste. Pour Metz,
l’intersubjectivité fait partie intégrante de la « suite du Christ ». On ne suit pas Jésus tout seul
mais avec et pour autrui ! Nous pensons que cette dimension n’est pas ignorée par
Bonhoeffer. Il faut souligner que Metz se distingue de Bonhoeffer dans la mesure où ce der-
nier met davantage en évidence l’appel qui est constitutif de la suivance101. En effet, pour cet
auteur, le Christ appelle le chrétien à le suivre personnellement sans lui donner un programme
d’action. Il y a chez Bonhoeffer, peut-être plus que chez Metz, un « primat du suivre sur le
faire »102. Il demeure chez le protestant un côté existentiel que Metz dépasse dans une direc-
tion plus sociale et politique.
Il ne suffit pas d’admirer Jésus pour être à sa suite, encore faut-il le « revêtir »103, étant
donné qu’on ne peut le connaître qu’en le suivant concrètement. En tant qu’il est non seule-
ment la vérité et la vie mais également le chemin, Jésus appelle ses disciples à le suivre. « La
christologie n’est pas seulement un enseignement sur la suite de Jésus, elle se nourrit, au prix
de sa vérité propre, de cette suite pratique. Elle exprime par essence un savoir pratique »104.
Une christologie spéculative est donc incomplète en ce sens qu’elle ne fait pas droit à la di-
mension pratique de la théologie. Si elle veut y faire droit, la christologie devra aussi intégrer
un espace pour la narrativité, vu que le savoir christologique se transmet d’abord et surtout
par des récits qui racontent cette suite pratique. Ces récits sont des « histoires dangereuses »,
non des histoires pour divertir. Une histoire dangereuse est une histoire qui a pour effet de
provoquer chez le destinataire une remise en question et déboucher sur un engagement plus
évangélique. Une christologie qui ne prendrait pas en compte la suivance, ou qui la traiterait
de façon annexe, risque toujours tôt ou tard de se muer en une pensée gnostique. On a parfois
considéré que le christianisme était avant tout une doctrine dont il fallait préserver la pureté,
alors que le judaïsme serait quant à lui orienté vers la pratique. Metz s’inscrit en faux contre
cette illusion. En effet, le christianisme ne considère pas la pratique comme secondaire dans la

99
Cf. ibid. La théologie de la suivance de Bonhoeffer est développée dans Dietrich BONHOEFFER, La vie de
disciple. Le prix de la grâce.
100
Cf. BONHOEFFER Dietrich, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité (Œuvres de Dietrich
Bonhoeffer, 8), nouvelle édition traduite de l’allemand par Bernard Lauret et Henri Mottu, Genève, Labor et
Fides, 2006.
101
Cf. Manfred SCHEUER, Die Evangelische Räte. Strukturprinzip systematischer Theologie bei H.U. von
Balthasar, K. Rahner, J.B. Metz und die Theologie der Befreiung, Würzburg, Echter, 1990, p. 319.
102
Jean-Daniel CAUSSE, « Suivre et faire : structure de l’appel dans Nachfolge de Dietrich Bonhoeffer », p. 223.
103
Cf. Rm 13, 14.
104
TOR, p. 33.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 55

mesure où il est dans son noyau même une « pratique messianique de la suivance » (messia-
nische Praxis der Nachfolge)105. Avant d’être une doctrine, la foi chrétienne est une pratique à
la fois mystique et politique.
Les conseils évangéliques balisent en quelque sorte le chemin à la suite de Jésus. La pau-
vreté proteste contre la soumission de la personne au règne de la possession, de l’avoir et de
l’autosuffisance. La pauvreté se manifeste donc comme une attitude de détachement réel à
l’égard des biens. Il ne s’agit pas en effet de se réfugier derrière le concept de « pauvreté en
esprit » qui permet de faire de la pauvreté une réalité seulement spirituelle. Certes, la pauvreté
ne doit pas conduire à un remplacement de la mystique par l’action sociopolitique mais elle
convoque le disciple à témoigner d’une solidarité avec les pauvres en leur permettant de de-
venir sujets. Le célibat exprime quant à lui l’attente de la parousie, du « Jour du Seigneur » et
invite à se faire proche des personnes isolées vivant dans une solitude non choisie. « Il faut
leur être proche pour rendre contagieuse la force de notre espérance propre et finir par relever
avec eux la tête »106. L’obéissance enfin doit se comprendre à la lumière de l’abandon de Jésus
sur la croix. Le cri de Jésus en croix est le cri de quelqu’un qui n’a jamais abandonné Dieu. Le
Christ a vécu l’expérience de l’abandon dans la souffrance : « Dans son abandon par Dieu sur
la croix, il dit Oui à Dieu qui est encore autrement et autre chose que l’écho de nos vœux, si
brûlants soient-ils ; un Dieu qui est plus et autre chose que la réponse à nos questions, fussent-
elles les plus vives et les plus passionnées »107. Suivre Jésus dans l’obéissance, c’est rejoindre
ceux qui souffrent, les humiliés, les écrasés. Il serait contradictoire de faire preuve
d’obéissance le dos tourné aux souffrances d’autrui. Il en découle que l’autorité dans l’Église
n’est valide que si elle a une compétence religieuse fondée sur l’authentique suite de Jésus.
Seul celui qui suit radicalement le Christ a une compétence religieuse. La légitimité décisive
de l’autorité vient non pas de la possession d’un savoir ou d’un titre juridique mais bien plutôt
du témoignage évangélique108.

105
Traduction à partir de : « Doch auch das Christentum ist nicht in erster Linie ein Doktrin, die es möglichst
‘rein’ zu halten gilt, sondern eine Praxis, die es radikaler zu leben gilt! Diese messianische Praxis der
Nachfolge, der Umkehr, der Liebe, kommt nicht nachträglich zum christlichen Glauben hinzu, sie ist realer
Ausdruck dieses Glaubens » (JBR, p. 41).
106
TOR, p. 51.
107
Ibid., p. 54.
108
Cf. Ibid., p. 58-59. Sur l’autorité, Cf. Partie IV.
56 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

B. Deux manières de croire

Metz a repris la distinction faite par Martin Buber entre les « deux manières de croire ».
Dans Zwei Glaubensweisen109, ce penseur juif a essayé de montrer la différence entre la foi
juive et la foi chrétienne, argumentant en faveur d’une façon spécifiquement juive de croire110.
Buber oppose la foi-confiance (propre au judaïsme) et la foi-compréhension (typique d’un
christianisme influencé par la pensée grecque). La première correspond à l’emuna (terme hé-
breu désignant l’attitude confiante du croyant au cœur de son histoire) et la seconde à la pistis
(terme grec qui exprime l’adhésion intellectuelle à ce qui est tenu pour vrai). La dualité typi-
que de Buber est caricaturale dans la mesure où on ne peut pas dissocier ces deux attitudes
complémentaires. Le christianisme n’a pas compris la foi autrement que comme un engage-
ment entier au service de Dieu.
Metz conteste la frontière tracée par Buber entre l’Ancien et le Nouveau Testament. En ef-
fet, si la foi est une praxis de suivance, elle se retrouve très nettement dans les Évangiles sy-
noptiques. Cela signifie que la manière de croire juive chère à Buber fait également partie de
la tradition chrétienne. Cependant, il est vrai qu’une autre manière de croire fait aussi partie
de cette même tradition. Il s’agit de la foi paulinienne, plus contemplative, qui a au fil du
temps pris le dessus sur la compréhension de la foi dans les synoptiques. Or, Metz invite à
retrouver le sens juif de la foi judéo-chrétienne. « La foi en tant que don de soi plein de
confiance à la volonté de Dieu, est ici avant tout la marche sur un chemin, une sorte d’être en
route, et même d’être sans patrie, bref elle consiste à suivre le Christ »111. Metz dénonce la
réduction intellectuelle ou « spirituelle » de la foi au détriment de ses racines juives. Il pro-
pose de penser la manière chrétienne de croire comme un « événement corporel », lié à une
expérience sensible du sujet dans le monde112. La suite du Christ, l’amour, la compassion, et
même la persécution et l’exil sont souvent devenus des notions intellectuelles ou intériorisées,
perdant du même coup leur radicalité évangélique. Pour retrouver la praxis de la foi, Metz
invite à redécouvrir ce qu’il nomme le « paradigme synoptique de la foi », à savoir la pratique
de suivre Jésus. Metz a repris la dualité faite par Buber entre la foi comme suivance et la foi
comme adhésion de l’intelligence en l’introduisant dans le christianisme lui-même. Il nous
semble cependant qu’il demeure dans une schématisation qui manque de nuance. En effet,
l’Évangile de Jean n’est pas dépourvu d’une praxis de l’amour, si bien qu’on ne peut pas se

109
Publié à Zurich en 1950. Cf. Martin BUBER, Deux types de foi : Foi juive et Foi chrétienne (« Patrimoines »),
traduit de l’allemand par B. Delattre, Paris, Cerf, 1991.
110
Cf. Bertrand DELATTRE, « L’occasion d’une rencontre et d’un dialogue », dans ibid., p. 19-27.
111
Johann Baptist METZ, « La théologie chrétienne après Auschwitz », dans Concilium, 195 (1984), p. 54.
112
Ibid., p. 55.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 57

fixer exclusivement sur un « paradigme synoptique ». Saint Paul n’a pas une vision intellec-
tuelle de la foi dépourvue de toute idée de conversion. La vie de Paul est elle-même le signe
d’une foi pratique !

C. Ordres religieux : une visibilité donnée à la suite du Christ

Metz critique la position de Luther consistant à rejeter les ordres religieux en arguant que
la vie chrétienne doit se vivre par tous de la même façon. Cette attitude sous-estime le besoin
d’une certaine visibilité de la « suivance » à l’intérieur de l’Église. En effet, pour Metz, on a
besoin d’un certain nombre de chrétiens qui montrent par leur vie que l’Église doit toujours
revenir à l’audace originelle de Jésus.
En tant que « correctif » et « thérapie de choc » pour rendre l’Église plus vigilante, les or-
dres religieux sont d’une certaine manière « la forme institutionnalisée d’un ‘souvenir dange-
reux’ au sein de l’Église »113. Les ordres religieux devraient être des témoins visibles de la
suite du Christ. Ils sont en effet invités à se souvenir qu’ils ont pris naissance dans des pério-
des de crise et de renaissance. Animés par « l’aiguillon apocalyptique », ils ont mission de
contester toute compromission de l’Église avec le pouvoir ou l’idéologie dominante. Metz
constate que les religieux ont perdu la radicalité et se sont installés sans grande inquiétude. Où
voit-on aujourd’hui dans nos pays occidentaux l’effet provoquant des ordres religieux sur
l’Église ? On peut rencontrer deux tendances à l’œuvre dans l’Église : la première tend à faire
de l’Église une organisation offrant exclusivement des services pour les fêtes bourgeoises,
tandis que la seconde exprime un glissement vers une mentalité sectaire, craintive vis-à-vis du
monde extérieur114. Face à ces écueils, Metz rappelle aux ordres religieux leur spécificité :
vivre la suite du Christ de façon plus radicale. Celle-ci exige une capacité de remise en ques-
tion pour être au service de Jésus et en même temps être proche des hommes : « Cela exige
d’un côté une capacité d’écoute et une volonté d’apprendre du dehors, à l’égard d’expériences
et d’appels nouveaux. Dominique déjà n’a-t-il pas conseillé à ses compagnons d’‘essayer de
vivre comme les hérétiques et d’enseigner comme l’Église’ ? »115. La suite de Jésus implique
non seulement une imitation de la façon d’être de celui-ci mais elle dépasse les formes histo-
riquement situées de cette dernière par l’appropriation de nouvelles expériences liées à des
contextes inédits. Autrement dit, la fidélité évangélique invite à faire preuve de créativité pour
répondre de façon plus juste à la présence dynamique du salut dans le monde.

113
TOR, p. 10.
114
Cf. ibid., p. 14.
115
Ibid., p. 21.
58 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

D. Suite du Christ et fin des temps

La suite du Christ, chez Metz, ne se conçoit pas sans un horizon apocalyptique116. En effet,
c’est l’attente du retour du Christ qui suscite l’engagement chrétien. L’urgence face au danger
intervient également comme moteur, à condition que cela soit interprété sur fond d’espérance,
sinon cela vire au catastrophisme et à la paralysie. Metz reconnaît sans hésiter que la radica-
lité de la suite de Jésus n’est pas viable sans une conscience de la fin des temps : « Sans
l’attente d’un retour proche du Seigneur, suivre Jésus est invivable ; sans l’espérance que les
temps seront raccourcis, c’est insupportable »117. La suite de Jésus et l’attente de son retour
constituent donc les deux faces d’une même médaille. Le caractère inséparable de la suivance
et de la fin des temps saute aux yeux dans la parabole du jugement dernier (Mt 25), où ce que
je fais maintenant au plus petit a une incidence sur la fin des temps.
L’appel du Christ « Viens, suis-moi » (Mt 9, 9) est de la même manière inséparable du cri
plein d’espérance : « Maranatha, Viens Seigneur Jésus » (Ap 22, 20). La conscience de la
parousie est la seule manière d’agir au service du Royaume. « La suite de Jésus suppose une
existence radicalement orientée par l’espérance, avec l’aiguillon de l’apocalypse »118. Cette
vie selon l’espérance permet de sortir de l’ennui et de la fatalité où l’Église risque de s’enliser.
C’est une telle espérance universelle qui conduit à sortir la foi du domaine privé pour com-
muniquer avec autrui.

E. Critique de la « religion bourgeoise » : pour une praxis messianique

Après l’Aufklärung, un sujet nouveau est apparu sur la scène du monde : le sujet bourgeois.
Pour parler de lui, on utilise une série de qualificatifs : « majeur », « autonome », « raisonna-
ble ». Il se comporte à l’égard de l’Église comme un consommateur, recourant au prêtre pour
célébrer les grands moments de son existence. Le sujet religieux s’est rapidement confondu
avec le sujet bourgeois, et la théologie n’a plus tellement fait de différence. Le sujet bourgeois
a cependant perdu de vue l’esprit dialectique qui animait l’Aufklärung. Il s’est installé sur ses
acquis d’homme majeur, oubliant le travail qui restait à faire pour réaliser le programme des
Lumières. Metz dénonce ainsi « l’effacement progressif de l’Aufklärung dans la bourgeoi-
sie »119. Cette évolution se traduit à des niveaux divers et importants : privatisation de
l’existence personnelle, perte de la tradition, perte de l’autorité, réduction de la raison à la

116
Nous reprenons la question de l’apocalyptique dans la partie IV.
117
Ibid., p. 61.
118
Ibid., p. 61.
119
FHS, p. 51.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 59

rationalité technique, réduction de la religion à la sphère privée. La bourgeoisie a profité de la


sortie des systèmes féodaux et autoritaires pour s’installer dans le régime libre des échanges
économiques. La liberté personnelle est déterminée par le principe de l’échange des biens
(production, libre circulation, consommation). Ceci a eu pour effet « de rejeter dans
l’arbitraire de la vie privée et de l’individu tout ce qui n’obtempère pas au calcul de la raison
calculante et ne se soumet pas aux lois du marché, c’est-à-dire du profit et de la réussite »120.
L’argent, symbole par excellence de cette société bourgeoise, sert de substitut à la solidarité et
à la compassion pour autrui, dans la mesure où il masque le besoin d’une justice élargie.
Metz, de façon très polémique, parle de l’argent comme d’un « quasi-sacrement de la solida-
rité et de la sympathie »121. Dans une telle démarche de solidarité, on finit par ne plus voir que
les collectes de fonds sans prendre réellement conscience des changements structurels à ap-
porter. Le don finit par créer, paradoxalement, une sorte de démobilisation des consciences.
Dans ce contexte, la religion est un accessoire auquel on recourt quand le besoin s’en fait
sentir mais elle n’est pas constitutive de l’être même du sujet. « Elle n’est plus l’expression
d’un besoin primaire »122. L’avènement de la raison a conduit la religion à devenir une chose
naturelle, à laquelle tous peuvent se référer du point de vue de l’intériorité. La religion bour-
geoise ne contient plus aucune capacité de résistance à l’égard de ce qui présenté comme vrai
par la raison humaine. Ici, note Metz, la « théologie dialectique » (Barth, Bonhoeffer) a eu un
rôle important pour empêcher que le christianisme ne soit complètement réduit à une religion
bourgeoise123. La tradition elle-même est comprise par la pensée bourgeoise comme une mine
de connaissances mais non comme un principe d’action. Le sujet n’a plus qu’un rapport artifi-
ciel à l’histoire, si bien qu’il n’est lui-même plus conscient de son histoire. La raison pratique
issue de l’Aufklärung, devenue majeure, s’est concrétisée dans une rationalité de domination
alors que le programme des Lumières annonçait une libération pour tous. Or, ce sont les
« marchands bourgeois » qui ont bénéficié de cette rationalité, sans être toujours « majeurs »
dans leurs actions. On le voit, la visée de liberté et d’« usage public de la raison » (Kant) s’est
heurtée très tôt aux conditions sociales et politiques qui bénéficiaient largement aux bour-
geois. C’est la raison pour laquelle Metz appelle de ses vœux à un renouveau de l’Aufklärung,

120
Ibid., p. 55.
121
Johann Baptist METZ, « Religion messianique ou religion bourgeoise ? La crise de l’Église en République
Fédérale d’Allemagne », dans Concilium, 145 (1979), p. 93.
122
FHS, p. 53.
123
Metz se réfère également à la critique de Kierkegaard à l’égard du christianisme danois de son époque, dont il
fustigeait l’embourgeoisement et l’occultation du caractère scandaleux de la foi en Christ. Cf. ibid., p. 91. Søren
KIERKEGAARD, Exercice en christianisme, traduit et présenté par Vincent Delecroix, Paris, Éditions du Félin,
2006.
60 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

ce qu’il nomme l’« Aufklärung de l’Aufklärung »124. Il s’agit ainsi de sortir de la religion bour-
geoise vers une religion post-bourgeoise dont il voit une anticipation chez le dernier
Bonhoeffer (un « christianisme sans religion »)125.
Metz décrit encore la « religion bourgeoise » comme étant un christianisme dont le mes-
sianisme a été évacué au profit de nouvelles priorités de la société moderne telles que
l’autonomie du sujet, la possession de biens matériels, la réussite sociale ou encore la stabilité
politique. De ce fait, s’est creusé un fossé entre l’adhésion aux exigences messianiques et la
mise en pratique de celles-ci. Le christianisme s’est tout simplement embourgeoisé conforta-
blement dans une société insouciante. Or, la société comme l’Église doivent opérer un chan-
gement d’orientation. Metz, avec des accents apocalyptiques, en appelle à une prise de cons-
cience pour retrouver l’espérance messianique. L’exigence morale de justice et de solidarité
doit guider toute politique. Sans Dieu, sans Évangile, on risque de glisser sur la pente de la
banalité, de l’indifférence, voire de la haine. Le christianisme, pense Metz, avec son potentiel
propre, peut stimuler l’imagination morale et politique.
La conversion des cœurs est la tâche qui découle en priorité de l’Évangile. La transforma-
tion des rapports sociaux n’est pas le but premier de l’annonce évangélique, reconnaît Metz,
mais la conversion individuelle a des répercussions sur les relations sociales dans la mesure
où la metanoia change les perspectives de vie de chaque personne, et donc révise la manière
de vivre en société. Si on accepte que la conversion ne soit pas un événement purement inté-
rieur, mais une transformation de l’existence entière, il en résulte donc un changement dans
les rapports sociaux.
Metz se demande si la théologie de la grâce n’a pas été dénaturée par l’esprit bourgeois. Il
ne faut pas oublier que la grâce ne se résume pas à une indulgence que l’on a envers soi et qui
rassure la tranquillité de l’âme. Metz reprend de Bonhoeffer l’idée de la « grâce qui coûte » et
de la « grâce à bon marché »126. La grâce à bon marché domine le christianisme bourgeois
dans la mesure où il parle de « suite du Christ » sans en tirer les conséquences qui coûtent. Or,
si la grâce est d’abord un don de Dieu, elle doit aussi conduire à une pratique de changement.
La théologie bourgeoise recouvre en fait un échec à vivre le christianisme messianique. Cette
théologie a enlevé les perspectives apocalyptiques de la foi. Elle oublie par conséquent de
mettre en lumière les dangers et les contradictions de la vie humaine, laissant planer un senti-

124
FHS, p. 50
125
Cf. FHS, p. 65 (note 1). Dans ses lettres de prison, Bonhoeffer invite à un christianisme d’humanité qui ne
cherche plus à sacraliser des éléments du monde, ni à vivre dans le cléricalisme, pour déployer une praxis
tournée vers l’autre. Cf. Dietrich BONHOEFFER, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité.
126
TOR, p. 32.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 61

ment de réconciliation, si bien qu’on alimente une innocence politique et morale chez les
chrétiens. En se focalisant sur les péchés sans plus mettre en évidence le radicalisme de la
conversion, on finit par tomber dans un moralisme et un rigorisme démobilisateur127. Metz
regrette que le poids d’exigence morale que l’Église fait peser sur le dos des croyants joue
comme une sorte de compensation pour un christianisme endormi. Or, il semble bien que cela
soit un mauvais remède pour une maladie qui n’est pas mal diagnostiquée : « Je pars de la
présomption que, si l’Église a perdu sa force de rayonnement, ce n’est pas parce qu’elle exige
trop, mais parce qu’elle demande vraiment trop peu, ou, si l’on veut, qu’elle présente trop peu
clairement ses exigences en les rattachant aux priorités de l’Évangile lui-même. Si elle était
évangéliquement ‘plus radicale’, elle n’aurait sans doute pas besoin d’être si ‘rigoureuse’. Le
rigorisme provient plutôt de l’angoisse, l’exigence radicale plutôt de la liberté, de la liberté de
l’appel du Christ »128.
La « religion bourgeoise » peut être dépassée par le messianisme chrétien. L’Évangile an-
nonce que « les premiers seront les derniers » (Mt 20, 16), que « celui qui aura trouvé sa vie la
perdra et celui qui aura perdu sa vie la gagnera » (Mt 10, 39). « Cette sorte d’interruption qui
survient verticalement et trouble notre présent en paix avec lui-même, s’appelle, d’un mot
biblique plus connu, ‘conversion’, changement du cœur, metanoia. De plus, la direction de
cette conversion, sa route, est tracée d’avance pour les chrétiens. Elle s’appelle ‘marche à la
suite du Christ’ »129.
Pour répondre aux défis du monde, les chrétiens sont appelés à vivre une nouvelle praxis
qui, refusant de faire de la religion le garant du statu quo, se lance dans les changements re-
quis par « la pratique messianique de la charité »130. La conversion, la suite de Jésus, ne sont
pas des actes individualistes, ils ne peuvent s’accomplir qu’en relation avec autrui131. Nous
avons besoin des autres pour vivre la transformation de notre vie afin qu’elle devienne plus
évangélique. La sainteté n’est donc pas un idéal privé que l’on vise pour soi. Elle est bien plus
directement suscitée comme réponse à la souffrance d’autrui. C’est donc une « sainteté qui
s’atteste dans l’alliance de la mystique et de la charité militante, qui assume la souffrance
d’autrui »132. En écrivant ces lignes en 1979, Metz se laisse interpeller par les témoignages des

127
Comme exemple du rigorisme, Metz cite la discipline très dure envers les personnes divorcées ou encore le
célibat ecclésiastique imposé. Cf. Johann Baptist METZ, « Religion messianique ou religion bourgeoise ? La
crise de l’Église en République Fédérale d’Allemagne », p. 91.
128
Ibid., p. 93.
129
Ibid., p. 88.
130
Ibid., p. 99.
131
JBR, p. 100.
132
Ibid., p. 96.
62 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

chrétiens en Amérique latine qui vivent une véritable suite de Jésus pour soulager les souf-
frances de leurs frères. En contraste avec la religion bourgeoise occidentale, Metz a tendance
à opposer comme contre-exemple, la vie des communautés chrétiennes sur le continent latino-
américain (« communautés de base »).
Metz pense que la charité conduit les chrétiens à se désolidariser d’une culture ou d’une
classe dominante. Jésus lui-même a été perçu comme un traître à l’égard de sa religion. « Les
chrétiens ne doivent-t-ils donc pas s’attendre, s’ils veulent être fidèles au Christ, à être consi-
dérés comme des traîtres envers la religion bourgeoise ? »133. L’Évangile contient un appel à
la fidélité à l’égard de Jésus qui a été obéissant jusqu’à la croix par amour de Dieu. Si Metz a
longtemps fustigé la religion bourgeoise en exhortant à retourner aux racines messianiques de
la foi, il semble s’être démobilisé dans les dernières années. En effet, nous observons qu’il a
pris acte au cours de la fin du siècle dernier que le destin « bourgeois » du christianisme occi-
dental était irrémédiable134.

III. Spécificités de l’agir chrétien

A. Des vertus chrétiennes

Metz comprend sa théologie politique comme un travail visant à favoriser le témoignage


des trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité135. La difficulté est, selon lui, que
nous avons du mal à déchiffrer ce témoignage dans la vie des hommes et des femmes. « Nous
sommes aujourd’hui si pauvres que, non seulement nous ne croyons plus possible de recon-
naître un saint parmi nous, mais que nous ne savons plus très bien comment les saints de-
vraient être pour que nous puissions les reconnaître comme tels. La question ultime et déci-
sive est précisément celle de susciter cette pratique de la foi, de l’espérance et de la charité
dans notre monde »136.
Certes, Metz n’est pas un éthicien et n’a aucunement développé une éthique des vertus à la
manière de Hauerwas. Néanmoins, on trouve chez lui une mise en valeur de certaines vertus
qui illustre la praxis chrétienne : compassion, espérance, charité… Souvent, Metz met l’accent
sur ce qu’il appelle les « vertus messianiques » et les « vertus de non domination ». Les der-
nières ont été écrasées par l’anthropologie de domination que l’Occident a élaborée : « Toutes

133
Johann Baptist METZ, « Religion messianique ou religion bourgeoise ? La crise de l’Église en République
Fédérale d’Allemagne », p. 99.
134
Cf. HAH. p. 9.
135
Cf. Johann Baptist METZ, « Entretien entre les Pères Rahner et Metz », dans Yves CONGAR et alii, Sept
problèmes capitaux de l’Église, Paris, Fayard, 1969, p. 50.
136
Ibid., p. 51. Nous soulignons.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 63

les vertus de non-domination (nichtherrscherlichen Tugenden), l’amabilité et la gratitude, la


compassion et la sympathie, l’affliction et la tendresse, passèrent au second plan, perdirent
leur force au plan cognitif ou, en tout cas, furent confiées au monde des femmes dans une
distribution perfide des tâches »137. Il oppose aussi les vertus messianiques (conversion, cha-
rité, capacité à se laisser toucher par la souffrance d’autrui) aux vertus bourgeoises (autono-
mie, possession, stabilité, succès)138.
Depuis la fin des années nonante, la notion de compassion est venue occuper le devant de
l’œuvre du théologien allemand139. Ne trouvant pas de mot allemand pour exprimer
l’engagement public en faveur de la personne qui souffre, Metz introduit ce terme de compas-
sion utilisé par les langues française et anglaise140. Pour penser celle-ci, il fait appel à la tradi-
tion biblique où il découvre une mystique de la compassion. Les religions monothéistes bibli-
ques contiennent un principe éthique de reconnaissance qui s’alimente à une mystique. En
résumé, il écrit : « L’impératif catégorique de ces traditions est : Debout ! Ouvrez les
yeux ! »141. La « mystique des yeux ouverts » (Mystik der offenen Augen) ne doit pas être
comprise comme une nouvelle spiritualité à la mode mais bien comme une le développement
d’une sensibilité pour la justice142. La mystique de la compassion est donc une mystique politi-
que dans le sens où elle ouvre le regard sur les détresses et les injustices dans le monde.
« Jésus n’enseigne pas une mystique des yeux fermés – avec tout le respect pour Bouddha et
la spiritualité extrême-orientale – une mystique des yeux ouverts, une mystique du devoir
inconditionnel de prendre en compte la souffrance d’autrui »143. Jésus lui-même vivait cette
mystique dans la mesure où son premier mouvement était suscité par sa sensibilité à l’égard
de la souffrance des autres, avant même toute considération morale. La mystique de compas-
sion est directement reliée au mystère de la Passion. Metz considère en effet que cette prati-
que rejoint le Christ souffrant (Mt 25) : « C’est là que se passe la suivance ou elle ne se passe

137
Johann Baptist METZ, « Le regard d’un théologien européen », dans Concilium, 232 (1990), p. 139.
138
Cf. Johann Baptist METZ, « Religion messianique ou religion bourgeoise ? La crise de l’Église en République
Fédérale d’Allemagne », p. 90.
139
Metz a publié le premier texte sur ce thème en 1997. Cf. MP, p. 264. Cf. Edmund ARENS, « Passion und
Compassion. Erinnerung in der Neuen Politischen Theologie », dans Orientierung, 72 (2008), p. 238-241.
140
Le terme allemand « Mitleid » est jugé trop sentimental (dans le sens d’un apitoiement) et pas assez politique.
Cf. MP, p. 166.
141
Johann Baptist METZ, « L’oecuméné de la compassion », dans Francesco STRAZZARI (éd.), Les défis de
l’Église au XXe siècle, traduit de l’italien par S. Rouers, Saint Maurice, Éditions Saint Augustin, 2001, p. 144.
142
MP, p. 167.
143
Traduction de : «Jesus lehrte nicht – beim alle Respekt vor Buddha und fernöstlicher Spiritualität sei dies
gesagt – eine Mystik der geschlossenen Augen, sondern ein Mystik der offenen Augen, eine Mystik der
unbedingten Wahrnehmungspflicht für fremdes Leid » (MP, p. 177). Non sans risquer l’exagération, Metz a
tendance à opposer cette mystique à celle des religions orientales qu’il dépeint comme « mystique des yeux
fermés ».
64 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

pas »144. Cette praxis dépend chez Metz de la capacité du sujet à faire mémoire des victimes
(présentes et passées) pour retrouver le tranchant d’une espérance pour tous qui doit mener à
une suivance tournée vers les plus faibles. Metz a à cœur de parler de la foi comme mémoire
et son leitmotiv de la memoria passionis intervient comme fil conducteur d’une théologie
politique universaliste.
Dans sa réflexion sur le pluralisme des cultures et des religions, Metz traite de la compas-
sion comme d’un élément central. Il s’agit pour lui de manifester concrètement le sens de la
vie évangélique dans un langage porteur, peut-être plus signifiant que la notion classique de
charité. La compassion consiste à se laisser interpeller par la souffrance d’autrui, si bien qu’on
se met ipso facto sous une autorité à laquelle il devient impossible de se dérober : l’autorité de
celui qui souffre145. Cette éthique de compassion met en évidence une égalité fondamentale
des êtres humains (en raison de leur vulnérabilité et de leur responsabilité) tout en instaurant
une relation asymétrique de reconnaissance à l’égard de celui qui souffre146. Cette démarche
éthique traverse les cultures et les religions, et peut constituer un universalisme réaliste. Plutôt
que de se perdre dans les discussions sur le caractère universel des droits de l’homme (univer-
salisme juridique), Metz se concentre sur un noyau qui devrait s’imposer logiquement à toute
conscience humaine, qu’il exprime de cette façon : « Il n’y a aucune souffrance dans le monde
qui ne nous concerne pas »147. Avant toute convention juridique, nous sommes convoqués par
les personnes qui souffrent.
Confronté à la rencontre des cultures et des religions, Metz prône une « éthique de convi-
vialité » (Ethik der Konvivialität)148. Il entend par là une pratique visant à reconnaître la
spécificité de chaque éthos tout en gardant comme critère transversal l’« autorité de ceux qui
souffrent ». Il s’agit donc d’éviter tant un relativisme néfaste qu’un impérialisme éthique, tout
en allant plus loin que la régulation formelle de type procédurale ou la recherche interminable
d’un plus petit commun dénominateur. En complément de l’universalisme des droits humains,
il appelle à prendre en compte un universalisme négatif, celui de la souffrance humaine.
L’éthique de convivialité implique l’hospitalité envers l’étranger, une « mystique des yeux
ouverts » et une remise en cause des images que l’on se fait des autres. Metz combat la xéno-

144
Traduction de : « Hier geschieht Nachfolge – oder sie geschieht nicht » (MP, p. 177).
145
Nous approfondissons cette vision de l’autorité dans la partie IV.
146
Cf. MP, p. 170. Cette asymétrie n’est pas sans évoquer l’éthique lévinassienne. Metz connaît peu les travaux
du philosophe Emmanuel Lévinas. Nous y reviendrons dans la partie IV.
147
Traduction de : « Es gibt kein Leid in der Welt, das uns nicht angeht » (Johann Baptist METZ, « Wer steht für
die unschuldigen Opfer ein ? », p. 149).
148
Johann Baptist METZ, « Das Christentum und die Fremde. Perspektiven einer multikulturellen Religion »,
dans Friedrich BLAKE et alii (éd.), Schwierige Fremdheit. Über Integration und Ausgrenzung in
Einwanderungsländern, Francfort, Fischer, 1993, p. 219.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 65

phobie en se basant essentiellement sur la tradition biblique. Tout d’abord, la mémoire


d’Israël qui affirme que le peuple élu a été lui-même étranger au pays d’Égypte (Ex 22, 20).
Ceci s’accompagne de la reprise de cet « impératif » dans la Lettre aux Hébreux (13, 2). De
cette tradition, on apprend une chose essentielle qui devrait guider les politiques
d’immigration : « Les étrangers ne sont pas des ennemis, mais – des anges ; ils ne sont pas
seulement de la main-d’œuvre bienvenue mais – en cela pareils aux anges – des messagers,
des conseillers. Nous devrions aussi prendre en considération la prophétie étrangère des per-
sonnes d’autres mondes culturels »149.
Le christianisme est une « mystique des yeux ouverts », ce qui implique de reconnaître
ceux qui sont étrangers, dans leur souffrance et leurs aspirations. Alors que l’habitude
s’installe de voir l’étranger comme un étranger, la mystique chrétienne conduit à voir au-delà
des apparences pour découvrir un frère, un être qui attend notre respect. Cette mystique va de
pair avec l’interdiction biblique de se faire des images, que Metz interprète ici comme
l’impératif de ne pas enfermer l’étranger dans une image réductrice, un préjugé. Pourquoi
faudrait-il d’emblée voir l’étranger comme un ennemi ? Même l’ennemi a un visage et un
nom. Il faut donc éclaircir notre manière de voir ceux qui nous sont « étrangers », en retirant
les images réductrices que nous collons sur eux.

B. Pacifisme ?

Le pacifisme n’est pas un thème traité comme tel par Metz. Toutefois, on trouve chez ce
dernier une réflexion sur le sens de la paix. Dans les années soixante, il n’excluait pas la pos-
sibilité de recourir à la violence dans le cadre d’une révolution d’un peuple opprimé. Refusant
qu’on érige la violence en principe légitime, Metz admet que la théologie politique doit avoir
une réflexion responsable sur l’emploi de la violence dans certaines circonstances historiques
déterminées. La violence demeure une stratégie à éviter, et, ajoute-t-il, « on ne peut y consen-
tir (comme à toute souffrance en général) qu’en vue d’empêcher la misère et l’injustice chez
les autres »150. La violence peut donc être légitime s’il s’avère qu’aucune autre alternative ne
se présente pour atteindre cette finalité. La tradition biblique n’est pas unanime sur cette
question. On se réfère souvent à la parole de Jésus pour fonder un pacifisme radical : « Si
quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche » (Lc 6, 11). Une telle phrase
n’est pas sans créer de l’embarras chez ceux qui sont confrontés à la gestion des conflits ar-

149
Traduction de : « […] Fremde sind nicht Feinde, sondern – Engel; sie sind nicht nur willkommene
Arbeitskräfte, sondern – und darin den Engeln gleich – Boten, Ratgeber. Wir hätten also auf die fremde
Prophetie der Menschen aus anderen Kulturwelten zu achten » (ibid., p. 221). Nous soulignons.
150
Johann Baptist METZ, « Entretien entre les Pères Rahner et Metz », p. 54.
66 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

més. Aux défenseurs d’un tel pacifisme, Metz pose la question suivante : « si j’aperçois un
autre que moi frappé sur la joue droite, quelle est la conduite à tenir ? M’est-il permis de de-
meurer un pur spectateur, de consentir à ce que lui, l’autre, soit frappé aussi sur la joue gau-
che ? »151. La responsabilité à l’égard d’autrui, fondée sur la charité chrétienne, commande de
réagir en faveur de la liberté des autres. Une abstention de l’usage de la force peut être une
indifférence peu évangélique. Le danger tient à la privatisation de la vertu théologale de cha-
rité, en la plaçant exclusivement dans une relation interpersonnelle, oubliant par là les structu-
res sociales qui ont une répercussion sur des hommes et des femmes qui ne sont pas dans une
situation de proximité immédiate. Dans un souci de « déprivatisation » de la charité, Metz
souligne que ce sont des peuples qui attendent une action solidaire de la part des chrétiens
responsables. Invoquant l’Évangile de Matthieu, le théologien allemand souligne que le de-
voir de réconciliation avec ceux qui sont offensés s’étend à l’ensemble des personnes en si-
tuation de misère152. La question du prochain, posée par Luc dans la parabole du Bon Samari-
tain, se pose ici de façon très vive. Les peuples lointains opprimés ne sont-ils pas aussi des
« prochains » qui attendent une marque de solidarité ?
La tradition évangélique de l’amour du prochain doit s’entendre, non seulement dans le
sens d’une charité au plan de la rencontre entre les personnes, mais aussi en terme de justice
pour les autres. Non seulement, la violence pure n’est pas compatible avec l’amour du pro-
chain, mais cet amour s’oppose à une pensée manichéenne du type « ami-ennemi », « car
étant ‘amour de l’ennemi’, il oblige à intégrer l’adversaire lui-même à sa propre espé-
rance »153. Cependant, la charité contient aussi un principe d’action qui peut, dans certaines
circonstances, donner lieu à une violence pour libérer autrui de la souffrance. Cet engagement
peut prendre la forme d’une violence révolutionnaire. « Lorsqu’un état social implique une
somme d’injustice aussi grande que celle qu’entraînerait éventuellement son renversement
révolutionnaire, alors une révolution pour la justice et pour la liberté ‘des plus petits d’entre
les frères’ peut ne pas être interdite, au nom de cet amour »154.
Concernant la légitimité de la violence révolutionnaire, Metz pointe une ambiguïté de la
tradition catholique. D’un côté, la théologie morale accepte la thèse de la « guerre juste »,
alors qu’elle considère la violence révolutionnaire avec beaucoup d’hésitation (à l’exception

151
Idem, p. 55.
152
Mt 5, 23 : « Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque
chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors
présenter ton offrande ».
153
TM, p. 139.
154
Ibid., p. 140.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 67

du tyrannicide). L’Église a trop souvent pris le parti de soutenir les pouvoirs établis, généra-
lement perçus comme voulus par Dieu. « On n’a jamais pris en considération le cas des situa-
tions tragiques qui peuvent autoriser une révolution contre le règne de structures injustes, et
cela en dépit de tout ce que devrait suggérer le mot d’Ernst Bloch : ‘Pour dix révolutions, on
compte mille guerres’ »155.
Trois raisons, ajoute Metz, expliquent la méfiance de l’Église à l’égard du recours à la
violence. Primo, il y a une forme de privatisation des relations qui ne permet pas de voir
l’existence de formes sociales injustes. Secundo, le principe de souveraineté de l’État est res-
pecté du fait que les chrétiens sont habitués à la notion de hiérarchie sociale intangible. Tertio,
les chrétiens ont une vision peu engageante de la venue du Royaume de Dieu. Le devoir de
contribuer activement à la réalisation des promesses de liberté, de paix et de justice n’est pas
toujours reconnu. Pour sa part, Metz appelle à une lutte contre les structures sociales injustes,
à une relativisation de l’idée de souveraineté au nom du principe démocratique et, enfin, à une
vision plus engageante du Royaume de Dieu. Dans ce contexte, l’action violente peut trouver
un sens, mais uniquement comme ultima ratio. Il ne s’agit pour autant ni de ramener le
Royaume à une utopie sociale ni la foi à une morale. « Mais, si faute de vraie dialectique, on
exclut toute violence révolutionnaire en toutes circonstances et en toutes situations, on ne
supprime pas plus la violence qu’on ne fait avancer la paix : on consacre, au contraire, le rè-
gne d’autant plus radical qu’il est anonyme, de formes camouflées et presque insaisissables
d’injustice et de violence latentes »156. Par conséquent, il ne s’agit pas tant d’exclure tout
moyen violent que de développer une pratique du discernement qui permet au sujet de faire
des choix de façon responsable en tenant compte de son identité chrétienne.

Chapitre 4. Confrontation entre Metz et Hauerwas

La rencontre de Metz et Hauerwas nous invite à une réflexion nuancée sur la dimension
pratique du discours théologique. Aucun des deux ne disqualifie l’expression théorique de la
théologie. Simplement, ils veulent que celle-ci soit au service d’une praxis de la foi. L’identité
chrétienne ne peut se penser autrement qu’à partir d’une expérience de transformation. La vie
chrétienne suppose un ancrage à la fois mystique et politique. C’est la relation à Dieu qui
conduit le croyant à définir sa place dans le monde et son comportement à l’égard d’autrui.
L’expérience de la conversion se traduit par une suite du Christ. Celle-ci conduit à développer

155
Johann Baptist METZ, « Entretien entre les Pères Rahner et Metz », p. 55.
156
Ibid., p. 57.
68 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

un certain type de caractère moral qui fait l’objet d’une évaluation éthique. Nous allons re-
prendre cette question de la praxis chère à ces deux théologiens (I). Ensuite, nous cherchons à
cerner l’importance de la suite du Christ pour fonder un agir moral (II). Enfin, nous retraçons
les visions éthiques des deux auteurs, avec une attention particulière sur la question des vertus
(III).

I. La place de la praxis

A. La pratique comme cœur de la théologie

La pratique (ou praxis, si l’on reprend le terme à connotation marxiste) est de l’ordre de
l’action, et vise donc à produire des effets qui témoignent d’un changement d’attitude. Le fait
de passer par une expérience donne lieu à une nouvelle intelligibilité du sens de ce qui est
pratiqué. Dans cette perspective, on peut souligner combien les théologies de Metz et de
Hauerwas sont fondées sur la postulation de la « puissance intelligible de la praxis ». On ne
comprend vraiment la signification d’une croyance qu’en la mettant en pratique. Cette
conception se détache de toute théologie qui verrait la pratique comme un corollaire d’une
théologie. Or, la contribution originale de Metz et de Hauerwas consiste à dire que la pratique,
au lieu d’être secondaire, constitue la porte d’entrée dans la compréhension du message chré-
tien.
Dans sa classification tripartite des théologies (théologie de la praxis, théologie du sens et
théologie de la tradition), Robert Gascoigne place ensemble Metz et Hauerwas dans le groupe
des théologiens qui mettent l’accent sur la praxis de la foi157. À la différence de la théologie du
sens (accent mis sur l’herméneutique philosophique) et des théologies de la tradition (accent
mis sur la tradition comme formatrice d’identité), les théologies de Metz et de Hauerwas in-
sistent sur le caractère pratique et narratif de la foi. Ils partent d’une narrativité (récit évangé-
lique) pour alimenter une pratique qui elle-même permet d’entrer mieux encore dans le récit.
La tradition et l’herméneutique ne sont pas ignorées pour autant par les deux théologiens étu-
diés mais ils replacent celles-ci dans la perspective de la pratique.
Néanmoins, il y a une différence majeure dans le type de praxis que ces deux théologiens
défendent. En fait, ils ne parlent pas vraiment de la même chose ! Leur convergence pointe
dans l’insistance sur le côté pratique de la foi. Si la foi doit donner lieu à des effets dans le
monde, ils ne visent pas pour autant les mêmes implications pratiques. En effet, le théologien

157
Cf. Robert GASCOIGNE, The Public Forum and Christian Ethics (New Studies in Christian Ethics),
Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 98-99.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 69

américain, tout en reprenant la classification tripartite de Gascoigne, se reconnaît bien dans le


groupe de ceux qui mettent la praxis au centre de la théologie. En cela, il dit rejoindre la
théologie de la libération. « Le christianisme n’est pas essentiellement quelque chose que les
gens pensent ou sentent ou disent – c’est quelque chose que les gens font. Le récit des Évan-
giles est l’histoire de ce que le Christ a fait, et de ce que Dieu a fait en Christ, et l’analyse du
texte forme et inspire les disciples à partir et à faire de même. Cette insistance sur la pratique
en tant que centre de la théologie affirme la cause commune entre ce livre [NDLR : The
Blackwell Companion to Christian Ethics] et le mouvement connu comme théologie de la
libération »158. Mais ensuite Hauerwas définit le contenu de la praxis en évoquant « les prati-
ques de l’Église » qui offrent un témoignage spécifique. Autrement dit, la théologie – réflexi-
vité portant sur les pratiques ecclésiales – est en tout premier lieu tournée vers l’Église. Pour
Hauerwas, la praxis n’est donc pas n’importe quelle action visant une libération, étant donné
qu’il a en vue des pratiques que l’Église a formées à travers son histoire, essentiellement
d’ordre liturgique (eucharistie, prédication, réconciliation…), pratiques qui visent à former
l’« être ecclésial » du croyant pour que ce dernier soit imitateur du Christ. Cette action liturgi-
que débouche aussi sur une position politique (pacifisme, hospitalité).
Bien que Metz ne nie pas l’importance des pratiques liturgiques et communautaires
(l’eucharistie en particulier), il n’envisage pas le cadre ecclésial comme horizon de l’action. Si
Hauerwas pense que l’action sur le monde suppose un recentrement pratique dans la commu-
nauté ecclésiale, Metz pense plutôt un décentrement ecclésial vers le monde en souffrance.
Metz a une dimension plus universaliste que Hauerwas mais tous deux sont partisans d’une
vision pragmatique (« il faut des effets dans le monde ») de l’identité chrétienne. Le fait d’être
chrétien se montre à travers des actes signifiants qui incarnent la vérité évangélique. Alors que
Metz met au centre le frère humain, l’autre, souffrant et en attente de solidarité, Hauerwas
focalise la pratique sur l’apprentissage communautaire des vertus et le témoignage pacifique.

B. L’identité chrétienne : une visée pratique

Être chrétien, pour nos auteurs, c’est moins une adhésion intellectuelle à une doctrine
qu’un engagement à vivre ce que la foi annonce. L’identité n’est pas tant une question théori-
que qu’une monstration pratique. Le témoignage joue donc un rôle majeur pour manifester ce

158
Traduction de : « Christianity is not principally something people think, feel or say – it is something people
do. The narrative of the Gospels is the story of what Christ did, and what God did in Christ, and the scriptural
analysis shapes and inspires disciples to go and do likewise. This emphasis on praxis as the center of theology
affirms the common cause between this book and the movement known as liberation theology » (Stanley
HAUERWAS et Samuel WELLS (éd.), The Blackwell Companion to Christian Ethics, Oxford, Blackwell, 2004,
p. 37).
70 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

que veut dire « être chrétien ». L’identité chrétienne ne réside pas dans un concept, un dogme,
ou une philosophie spéculative, mais elle tient ou tombe en fonction de l’action du sujet
croyant. Tant Metz que Hauerwas sont d’accord pour dire que la crise de la foi n’est pas une
crise du message mais bien une crise des sujets et des institutions, qui ont refoulé le fait que le
christianisme est une pratique de conversion et de suite du Christ. On l’a vu chez Hauerwas
(critique du rationalisme des Lumières) et chez Metz (critique de la religion bourgeoise), le
christianisme a souvent réduit à une pensée éloignée de l’Évangile. Il s’avère donc capital
pour les deux théologiens de revenir à une radicalité évangélique et à une authenticité de
l’agir chrétien. Le christianisme est une pratique, et une pratique avec autrui, en particulier
dans le contexte d’une communauté de disciples. Les Évangiles ont été écrits pour que les
destinataires se mettent en marche à la suite de Jésus.

II. La suite du Christ

A. La christologie fondatrice de l’éthique

La marche à la suite de Jésus n’est pas seulement une spiritualité parmi d’autres, elle cons-
titue au contraire le noyau de la vie et du témoignage chrétien. Le sujet chrétien n’est pas
simplement celui qui a un jour reçu le baptême dans l’Église. Bien plus, il est le disciple du
Christ qui s’efforce de mettre sa vie dans le sillage tracé par Jésus lui-même. Sans aucune
hésitation, Hauerwas comme Metz mettent la question de la suivance au centre de leur théolo-
gie. Leur conviction partagée consiste à dire qu’on ne peut vraiment connaître le Christ qu’en
le suivant concrètement, c’est-à-dire par une pratique qui façonne l’existence. L’éthique chré-
tienne découle tout naturellement de cette dimension spécifique de la foi. Il s’agit de vivre ce
qui est demandé par Jésus, à savoir une conversion personnelle tournée vers les autres. Ceci
étant dit, ici encore, Metz et Hauerwas se distinguent quant aux dispositions que le sujet doit
acquérir. Tandis que Metz met l’accent sur la capacité à être solidaire et compatissant envers
tout homme, à commencer par « le plus petit des frères », en rejoignant les mouvements de
liberté et de justice dans le monde, Hauerwas insiste de son côté sur le courage et la patience
qui doivent caractériser le disciple non-violent. Chez Metz, Jésus est celui qui souffre avec
toute personne humaine et que je rencontre dans l’acte de compassion envers elle. Chez
Hauerwas, Jésus est le visage du Dieu non-violent qui est vainqueur du monde, et les chré-
tiens sont les dépositaires et prêcheurs de cette foi. Dans le cas du théologien allemand, on
s’attache surtout aux répercussions universelles du message chrétien, tandis que dans l’autre,
on s’attache davantage à l’ancrage local du témoignage.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 71

B. L’articulation entre mystique et politique

La mystique est à comprendre ici comme ce qui touche la relation personnelle à Dieu. Tout
croyant accorde une certaine importance à la relation à Dieu, même si les manières de la vivre
diffèrent selon les expériences. Pour nos auteurs, la relation à Dieu est médiatisée par les au-
tres, c’est-à-dire qu’elle dépend de l’intersubjectivité. Il s’agit d’une mystique de l’action qui
oblige le croyant à prendre une posture spécifique par rapport au monde. Chez Metz, la
« mystique » est une relation à Dieu qui passe par tout homme, à commencer par le plus dé-
muni (le souffrant). La mystique, dans la tradition biblique (surtout juive), recommande la
justice pour tous. Suivre Jésus, c’est vivre de l’Esprit qui l’a animé et aussi du même aban-
don, de la même pauvreté. Chez Hauerwas, la relation au Christ passe par la communauté des
baptisés, qui centre son existence sur la vie de Jésus (mort et résurrection). La prière est une
manière de se mettre à la place de Jésus pour vivre avec la même radicalité que lui. Le suivre
consiste non à copier ses comportements mais à mener une vie pacifique qui scandalise et qui
peut conduire à la mort (martyr).
Le terme politique doit être clarifié. On peut d’abord dire que cela ne vise pas en premier
lieu les acteurs politiques (partis, gouvernements, institutions..) sans toutefois les exclure.
Cela signifie une attitude de responsabilité envers d’autres. Le politique n’est pas d’abord une
question de gestion de la vie collective mais une prise de responsabilité à l’égard d’autrui et
du monde. Les croyants sont appelés à apporter quelque chose au monde pour qu’il soit plus
conforme au projet de Dieu. Si Dieu attend des chrétiens une collaboration pour réaliser son
Royaume, il faut lui donner tout le soutien nécessaire. Autrement dit, la foi ne peut en rester
au stade d’une mystique mais doit devenir un engagement décidé pour que le Royaume ad-
vienne. Inversement, la foi ne peut être supplantée par une action publique comme dans le
rêve marxiste. La foi doit conserver sa dimension mystique pour ne pas se fondre dans le
monde. La pensée des deux auteurs pourrait prendre la forme d’un double adage : Pas de
mystique sans politique. Pas de politique sans mystique.
Devant la question du passage de l’un à l’autre de ces deux pôles, les deux théologiens
n’ont cependant pas les mêmes vues. En effet, Metz n’ayant pas de difficulté à reconnaître
l’autonomie du monde sans aboutir pour autant à l’athéisme, voit le politique comme une ac-
tion responsable en faveur des plus démunis, passant par les institutions publiques existantes.
Plus largement, il s’en remet aux acteurs de la société civile, sans se focaliser sur l’État. Cer-
tes, on ne trouve pas chez ce théologien une pensée du politique qui permet d’interroger la
complexité du réel. Metz reste au plan de l’intuition et de l’interpellation, laissant peut-être à
d’autres le soin de préciser les contours d’une théologie du politique.
72 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Hauerwas, par contre, estime que la politique à mettre en œuvre doit être spécifiquement
chrétienne, passant exclusivement par la communauté des disciples. Ceux-ci sont en effet
dans le monde mais ils doivent garantir la primauté de l’éthique qui les caractérise. La respon-
sabilité à l’égard de la société implique de lui montrer combien le Royaume de Dieu corres-
pond à une autre manière de vivre (collective, non-violente, vertueuse…). La conviction qui
anime cette perspective est que le monde ignore ce qu’est le Royaume et vit dans le mensonge
(contrôle, force, violence…). Le monde se rendra compte de son aveuglement à partir du
moment où il rencontrera des témoins du Christ. Dans sa perspective communautaire,
Hauerwas n’attend rien de l’État qu’il perçoit comme une institution fondée sur la violence.

III. La portée de l’éthique chrétienne

A. La notion de vertu159

Le chrétien n’est plus celui qui doit poser des actes en conformité avec des règles abstraites
(vision légaliste) mais bien celui qui forme progressivement son caractère, sa personnalité
morale, pour devenir une icône du Père, à la suite du Christ. La configuration au Christ de-
vient le but de la vie morale. En ce sens, les vertus constituent les dimensions à acquérir pour
réaliser un tel objectif de vie. Les lois morales ne sont pas rejetées pour autant mais elles sont
comprises comme des guides pour la conscience et le discernement moral.
La morale chrétienne, après avoir été longtemps présentée sur base des grands comman-
dements tirés du Décalogue, largement influencée par une vision déontologique de l’éthique
(depuis la fin du dix-huitième siècle), a redonné progressivement une place aux vertus alors
que celles-ci avaient été peu à peu oubliées en raison de l’intérêt catholique pour la loi natu-
relle et de la méfiance luthérienne envers les œuvres160. Cette redécouverte du rôle des vertus
dans la vie morale, plus importante dans le contexte anglo-saxon que francophone, allant de
pair avec une lecture renouvelée d’auteurs classiques (Aristote, Thomas d’Aquin), a donné un
poids nouveau à la part d’investissement personnel du croyant dans son développement mo-
ral161. On est donc passé d’une morale de l’obligation à une vision plus personnelle de la vie

159
Jean Porter définit la vertu comme un trait de caractère ou de l’intellect qui est admirable ou désirable. Cette
disposition suppose une inscription durable dans la personne, une manière habituelle d’agir. Cf. Jean PORTER,
« Virtue Ethics », dans Robin GILL (éd.), The Cambridge Companion to Christian Ethics, Cambridge,
Cambridge University Press, 2006 (2001), p. 96-97.
160
Du côté protestant, il faut surtout souligner l’œuvre de Friedrich Schleiermacher, au dix-neuvième siècle, qui
rend aux vertus une place déterminante dans l’éthique. Du côté catholique, au vingtième siècle, Bernard Häring a
renouvelé la théologie morale en accordant une place importante aux vertus.
161
Cf. Jean PORTER, « Virtue Ethics », p. 96-111. Porter souligne qu’il n’existe pas une seule version de
l’éthique des vertus, mais une pluralité d’approches. S’il y a une vision communautarienne qui rejette la
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 73

morale où la formation du caractère a toute son importance. La formation morale du sujet


occupe une grande place dans la réflexion éthique des chrétiens162. La croissance morale du
croyant est liée à la vie liturgique et la vie ecclésiale. L’idée que la croissance morale dépend
des autres (communautés, famille…) et que la morale est une affaire d’engagement progressif
conduit à une meilleure perception de l’identité morale du sujet.
Metz ne met pas l’accent sur une éthique des vertus mais il n’oublie cependant pas un as-
pect essentiel de cette éthique, à savoir le fait que la foi demande un investissement personnel
en vue de servir les autres. C’est ainsi que la solidarité et la compassion font cortège avec
l’espérance et l’amour. Certes, il n’y a pas d’exposé systématique des vertus, ce qui ne signi-
fie pas qu’elles n’aient pas un rôle à jouer dans la praxis chrétienne. Aurait-il dû développer
cet aspect ? Il n’a en aucun cas pris la peine de le faire, peut-être en laissant cela à d’autres
(qui travaillent le champ de la théologie morale).
Hauerwas a lui-même attaché beaucoup d’importance à la présentation d’une éthique des
vertus, pour compenser une éthique universelle et abstraite ne conduisant pas à un témoignage
authentique. Articulée autour de la notion-clé de « caractère », l’éthique de Hauerwas vise très
clairement une éducation du sujet à travers des récits et des exemples de vie, de façon à fa-
çonner un « être chrétien » conforme aux Évangiles. La conviction profonde du théologien est
que l’on devient ce qu’on fait. Les actes sont plus que des actes car ils façonnent la façon
d’être du sujet. Le type d’acte que nous posons à des répercussions profondes sur notre per-
sonnalité morale. C’est pourquoi l’acte ne doit pas être étudié comme un en-soi mais doit être
relié à la vision de celui qu’on veut devenir. L’action est plus qu’un processus discontinu, elle
résulte de, et influe sur, le développement de la personne.

B. Compréhension de l’éthique chrétienne

1. Hauerwas : une concentration

Alors que Luther avait repoussé l’idée d’une éthique des vertus au nom du sola fide,
d’autres penseurs protestants ont valorisé l’agir vertueux du croyant comme participation à
son salut. La tradition calviniste a ainsi mis un accent plus important sur la pratique comme
prolongement d’une grâce. En ce sens, Hauerwas se rapproche plus de Calvin que de Luther

dimension déontologique, il y a aussi des théories qui tentent de concilier une approche téléologique et une
approche déontologique (Cf. ibid., p. 107-108).
162
L’Association francophone des théologiens pour l’étude de la morale (ATEM) a consacré son colloque de
2007 à cette problématique : « Les communautés chrétiennes et la formation morale des sujets ». L’éthique
chrétienne de Hauerwas y a fait l’objet de communications et de débats. Cf. le numéro spécial de la Revue
d’éthique et de théologie morale, 251 (2008).
74 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

en accentuant le pôle de l’investissement personnel pour donner une forme à la grâce reçue de
Dieu. Il a été reproché à ce théologien américain de porter atteinte au fondement de la doc-
trine de la justification163. Chez Hauerwas, l’éthique chrétienne constitue la porte d’entrée
dans la vie ecclésiale et le but même de la vie chrétienne. Il faut développer un caractère qui
soit le reflet de la vie de Dieu connue à travers les textes bibliques. Ce caractère est profon-
dément communautaire et ecclésial, caractérisé par une non-violence totale et une résistance à
l’égard de la culture contemporaine. L’effort attendu est redoutable, d’autant plus qu’il sup-
pose une détermination qui n’est pas facile dans un monde pluraliste. La focalisation sur le
caractère et les vertus, accompagnée d’une vision particulière (exclusive) de l’éthique portée
par une communauté, se fait au détriment d’une vision universelle du Royaume introduit par
Dieu en Jésus. Le monde est donc traité comme un objet secondaire de la foi. N’est-ce pas la
fin de toute théologie politique chrétienne ? Si on entend par « théologie politique » une prise
en compte de l’histoire et de la société comme porteuses d’un salut et d’un Royaume en ges-
tation, suscitant une critique sociale et un courage politique dans le but de coopérer au travail
de Dieu, la perspective peu « mondaine » de Hauerwas ne peut pas donner lieu à ce genre de
pratique et de théologie.
Quand Hauerwas développe sa notion de caractère, il semble avoir une idée très précise du
type de comportement à adopter. La vie chrétienne doit parfois inclure le compromis pour
faire face à des conflits entre des principes à assumer. Le caractère, bien que fondé sur un
récit donné et formé au sein d’une communauté militante, n’ôte pas pour autant au sujet moral
le droit et le devoir de prendre en compte d’autres principes d’action sans pour autant perdre
la qualité de disciple de Jésus. Le libéralisme et le pluralisme mettent fréquemment les per-
sonnes devant des choix difficiles où une part de risque entre en ligne de compte, si bien
qu’on ne peut pas exiger une seule et unique façon d’agir de la part du chrétien. S’il est vrai
que le sujet développe sa personnalité en fonction des récits qui le nourrissent et de
l’éducation donnée au niveau de la vie communautaire, il ne faut pas négliger les conflits qui
peuvent survenir dans une culture qui est loin d’être homogène. L’importance des autres
comme médiateurs des récits fondateurs et comme exemples de vie est appréciable. Toutefois,
l’éducation doit aussi permettre aux sujets de faire face aux conflits d’interprétation et de de-
voirs. « Le meilleur des chrétiens sera parfois obligé de prendre des décisions pénibles, qui ne
seront pas nécessairement fidèles à son caractère chrétien »164. En effet, comme le souligne
Werner Jeanrond, le croyant est exposé au pluralisme tant interne (à la tradition chrétienne)

163
David Fergusson parle d’un « réductionnisme » à ce propos. Cf. David FERGUSSON, Community, liberalism
and Christian Ethics (New Studies in Christian Ethics), Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 69.
164
Werner JEANROND, « Caractère », p. 243.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 75

qu’externe (dans la société) et « on ne peut négliger tout ce que peuvent apporter les idées de
la loi naturelle ou de devoir, sans compter l’éthique téléologique ou l’éthique de la discus-
sion »165. L’éthique des vertus prônée par Hauerwas est finalement trop rigide dans la mesure
où l’individu n’a pas d’autres possibilités que de s’en remettre à la volonté de la communauté
ecclésiale. Il faut dès lors s’interroger sur le statut de la liberté humaine dans sa relation à
Dieu. En effet, le théologien méthodiste survalorise le rôle de l’ancrage communautaire au
détriment de l’autonomie du sujet. Or, comme le souligne François Dermange, « l’éthique des
vertus doit rester seconde, résolument seconde, par rapport à la liberté »166.
Lorsqu’il parle du témoignage chrétien, on ne sait pas toujours si Hauerwas parle d’un état
acquis ou d’un idéal vers lequel on tend. L’identité du sujet ne se résume pas à une orientation
morale forgée en référence à des récits spécifiques (bibliques en l’occurrence). Encore faut-il
tenir compte du tempérament de l’individu comme des rôles sociaux qu’il assume. Ces di-
mensions importantes de la personnalité sont peu mises en avant par notre théologien améri-
cain. Son approche épistémologique, fondée sur la sanctification, conduit aussi à une vue res-
trictive de la moralité. La théologie de la création devrait ouvrir une perspective plus large
pour la compréhension du jugement moral. Or, Hauerwas semble peu enclin à reconnaître la
capacité morale aux sujets qui n’appartiennent pas à la tradition chrétienne. Pourtant, nous
pensons que la personne, imago dei, n’est pas dans l’obscurité totale lorsqu’il s’agit de faire
des choix moraux167.

2. Metz : un décentrement

Chez Metz, on observe une accentuation de l’espérance (avec Moltmann), de l’amour (sous
les vocables de solidarité, compassion, amour de Dieu et du prochain), et de la foi (fin des
temps). La foi comme memoria est ce qui pousse le sujet à agir en vue du Royaume. La praxis
metzienne peut également être décrite comme une praxis de reconnaissance. Metz a en effet
développé une éthique de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre qui donne à sa théolo-
gie une grande sensibilité pour l’altérité168. Le théologien allemand a à cœur de rappeler que
l’espérance en Dieu vaut pour tous, et qu’elle ne peut aucunement être pensée sans une justice
universelle. Le point de vue de Metz, bien qu’enraciné dans une tradition, tend à regarder le

165
Ibid.
166
François DERMANGE, « Trouver son identité à travers la vertu », dans Müller DENIS et alii (éd.), Sujet moral
et communauté (Études d'éthique chrétienne, Nouvelle Série, 4), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2007,
p. 257. Nous reprenons la question de l’autonomie du sujet dans la partie IV.
167
Cf. Hans S. REINDERS, « The Meaning of Sanctification. Stanley Hauerwas on Christian Identity and Moral
Judgment », p. 166-167.
168
Nous reprenons ce point de façon détaillée dans la partie IV.
76 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

monde pour y voir les traces de Dieu et, plus particulièrement, les souffrances où le Christ
attend une réponse de chaque personne humaine. La compassion, devenue le leitmotiv des
dernières publications metziennes, exprime cette préoccupation pour le monde, même si c’est
dans la perspective triste de l’« histoire des victimes ».
La pratique, dans la pensée de Metz, est vue non seulement comme un correctif à la pensée
spéculative mais plus encore comme un lieu théologique. Pour penser Dieu, la théologie de
Metz renvoie le sujet à une expérience de transformation au profit d’autrui. Metz ne prône pas
une orthopraxie détachée de la doctrine. Au contraire, il affirme toute l’importance d’une tra-
dition de foi pour guider l’action dans le monde. Le rapport entre la praxis et la théorie est
dialectique dans la mesure où la praxis conduit à se rapprocher de la vérité exposée par la
doctrine tandis que celle-ci est interrogée à partir d’une nouvelle praxis de vie avec autrui. À
la suite de Benoît-Marie Roque, nous parlons d’une « relation circulaire » unissant la foi et la
suivance169. En effet, « la foi grandit dans la mesure où l’on suit le Christ, et réciproquement,
la foi rend possible et exige la suite du Christ telle que Metz la décrit »170. Il y a chez celui-ci
la double conviction que la praxis est susceptible d’aller plus loin dans la connaissance du
Christ que la théorie et que cette pratique cognitive ouvre sur l’autre en tant qu’autre, à com-
mencer par celui qui souffre d’injustice. Si Hauerwas peut partager cette même idée d’une
interaction entre croire et agir, il ne va pas aussi loin que Metz dans la mesure où il restreint
trop l’espace de la suivance à celui de la communauté chrétienne.
L’éthos chrétien n’est pas porté par une vision très précise et univoque. La raison pratique
demeure le lieu de la liberté et de l’action mais elle n’est pas une fin en soi. Le chrétien est
appelé à collaborer à l’œuvre de Dieu, dans l’espérance et l’amour, sans pour autant devoir
correspondre à un modèle précis de caractère. Il y a une sorte de « réserve » morale chez Metz
qui laisse la porte ouverte à une pluralité de configurations possibles, laissant la place à un
compromis avec le monde, donnant lieu à une créativité en fonction des contextes.
Là où Hauerwas mise très fort sur un type de morale, Metz laisse plus de place à
l’autonomie du sujet. En effet, si de son côté Hauerwas est attaché à un modèle unique de
l’« être chrétien », son collègue allemand se garde bien d’une telle unilatéralité. La pratique
de « suivre Jésus », génératrice de compassion et de solidarité, de conversion et de risque, ne
se décline pas chez Metz selon un seul modèle de vie chrétienne. Metz présuppose que chaque
croyant est doué d’une raison qui lui permet, à condition de rester à l’écoute de la memoria

169
Benoît-Marie ROQUE, Le monde comme problème de théologie fondamentale chez Jean Baptiste Metz.
Herméneutique et contexte après le tournant anthropologique, Atelier national de reproduction des thèses, Lille,
2008, p. 474.
170
Ibid.
LA PRAXIS CHRÉTIENNE ─ 77

passionis, de s’engager à la suite de Jésus sans pour autant suivre un programme prédéter-
miné. Comme Bonhoeffer et Kierkegaard, il met l’accent sur la metanoia sans donner un
contenu délimité à cette pratique du « suivre ». À la différence des deux premiers, Metz met
davantage en évidence les implications sociopolitiques de cette pratique
.
Partie II
Le récit de la foi

Introduction

Au milieu du vingtième siècle, une sensibilité nouvelle pour la narrativité en théologie


s’est progressivement dégagée, tant en Europe qu’en Amérique du nord. Les raisons d’une
remise en valeur de la notion de récit au sein de la théologie ne sont pas forcément identiques
des deux côtés de l’Atlantique. En effet, les auteurs allemands (dont Metz) y voyaient surtout
un correctif à une théologie devenue trop spéculative alors que les théologiens américains
étaient davantage sensibles à l’acte de raconter des histoires1. Aux États-Unis, c’est surtout
Richard Niebuhr qui a souligné de manière systématique l’importance du récit comme véhi-
cule de la majeure partie des convictions chrétiennes. Son ouvrage intitulé The Meaning of
Revelation, publié en 1941, aura une influence importante sur la théologie de la seconde moi-
tié du siècle2.
Bien qu’on trouve des travaux plus anciens sur le sujet, la théologie narrative a connu son
véritable envol dans les années septante, et cela dans deux contextes culturels distincts : aux
États-Unis d’une part, et en Allemagne de l’autre. D’une façon générale, on peut dire qu’une
trop grande rationalisation de la théologie ne convenait plus à un certain nombre de théolo-
giens. Il fallait redonner à la théologie sa consistance narrative et expérientielle à un moment
où elle manquait de lien avec la pratique des croyants.
La théologie narrative ne constitue pas un ensemble homogène mais cette appellation fé-
dère une série de penseurs qui insistent sur la lecture du récit pour l’intelligence de la foi.
Contre une théologie devenue trop conceptuelle, argumentant souvent de façon déductive, une

1
Cf. Anja CORNILS, « Theology and Narrative », dans David HERMAN, Manfred JAHN, Marie-Laure RYAN (éd.),
The Routledge of Narrative Theory, London-New York, Routledge, 2005, p. 599.
2
Cf. Richard H. NIEBUHR, The Meaning of Revelation, New York, Macmillan, 1941. Cet auteur est également
une référence dans la pensée de Hauerwas. Cf. Christian PIAN, H. Richard Niebuhr (Initiations aux théologiens),
Paris, Cerf, 2009, p. 218.
80 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

réaction vive s’est faite pour revenir à une étude des sources scripturaires. Cette volonté
d’enraciner la théologie dans la narrativité s’est particulièrement affichée du côté des auteurs
soucieux de la dimension pratique du discours croyant, parmi lesquels on trouve des penseurs
comme Metz et Hauerwas.
La théologie narrative a remis en valeur plusieurs aspects de la vie chrétienne : la mémoire
des événements qui assure une cohérence et une continuité dans le temps présent et futur, la
place de la communauté comme lieu où les récits sont appris, la vie humaine en tant qu’elle
est façonnée par des récits, la compréhension de soi qui suppose que le sujet se raconte aux
autres, la vérité en tant qu’elle est moins un concept qu’une expérience narrative. Nous avons
besoin de récit pour donner du sens à nos expériences parfois chaotiques. Tous les faits de
notre expérience ne restent pas imprimés de la même façon dans notre conscience (oubli,
mémoire sélective, censure), donc il s’agit, pour l’être humain en quête de compréhension de
soi, de relier les événements à une mémoire et d’en faire un récit (identité narrative).
Il faut toutefois bien souligner qu’il existe deux grandes manières de se référer théologi-
quement à la narrativité. On peut reprendre ici la distinction faite par Garry Comstock entre
théologie narrative « pure » et « impure »3. Les puristes (Lindbeck, Hauerwas) considèrent
que tout est donné à travers un récit particulier et que la vérité du récit n’est pas à chercher
ailleurs, surtout pas dans un dialogue avec la rationalité moderne marquée par les Lumières.
La vérité du récit s’atteste par ceux qui y adhèrent et qui montrent une cohérence de vie fa-
çonnée par « leurs histoires ». Les partisans de la vision « pure » soutiennent une identifica-
tion au récit. Ils envoient ce message : nous sommes le récit. D’un autre côté, les partisans de
la vision « impure » (Tracy, Ricœur, Jeanrond) veulent s’approprier le récit sans s’identifier
complètement à lui. Ils sont davantage animés par une approche herméneutique et corrélative,
autrement dit par un souci de traduire le récit en fonction de l’expérience humaine4.
Le récit n’est pas seulement une façon de mettre en forme le passé du sujet. Il ouvre éga-
lement sur des possibilités d’action. En effet, le récit ne va pas sans une pratique. Cependant,
un même récit peut conduire à une multiplicité d’actions différentes. Autrement dit, sur le
plan de la pratique, on doit s’interroger sur la pertinence de la narrativité, laquelle n’est pas un
gage d’univocité. La comparaison entre Metz et Hauerwas sera ici très éclairante quant au
paradoxe de la narrativité. Si l’un et l’autre se réfèrent au même récit, ils n’aboutissent pas
aux mêmes conclusions pratiques. Faire de la théologie implique de se référer à des textes de

3
Garry COMSTOCK, « Two Types of Narrative Theology », dans Journal of the American Academy of Religion,
55 (1984), p. 687-717.
4
Ces deux approches correspondent à deux lieux universitaires (Yale pour la première, Chicago pour la
seconde). Nous développons cela plus loin.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 81

l’Écriture sainte. Or, le choix de certaines références bibliques n’est pas politiquement inno-
cent. L’interprétation donnée du texte choisi ne l’est pas non plus. Or, une des grandes exi-
gences de la théologie politique de Metz est de révéler les intérêts masqués par les choix
théologiques. Nous allons observer que chaque théologien à son propre « canon » des Écritu-
res et qu’il ne justifie pas nécessairement les choix qui sont opérés.
Après avoir mis en évidence l’importance du récit chez Hauerwas (ch. 1) et chez Metz (ch.
2), nous opérons une confrontation des deux auteurs (ch. 3). Enfin, nous revenons sur les
notions d’éthique et de théologie narratives pour souligner les enjeux du travail herméneuti-
que critique (ch. 4).

Chapitre 1. La narrativité chez Hauerwas

La théologie de Hauerwas s’appuie clairement sur des textes de la Bible. Cet auteur donne
en effet la priorité à l’histoire biblique pour penser une éthique chrétienne. Ce faisant, le récit
devient un fondement de sa pensée théologique. L’existence d’un cadre narratif unifié cons-
titue pour lui une condition indispensable à toute moralité. Son herméneutique biblique fait
appel à l’agir communautaire pour rendre l’Écriture vivante dans un peuple. La « vision » du
monde de la communauté est donc nécessairement colorée par le type de récit qui oriente
celle-ci. Dans ce chapitre, nous présentons la théologie et l’éthique de Hauerwas dans son lien
à la narrativité (I). Après cela, nous mettons en lumière l’herméneutique biblique de l’auteur
(II) pour enfin exposer quelques observations critiques (III).

I. Théologie et éthique narratives

En affirmant que l’accès au Dieu chrétien passe par une appropriation du récit biblique,
Hauerwas place l’histoire (story) judéo-chrétienne au fondement du discours théologique. Le
récit contient les convictions que les chrétiens doivent mettre en pratique. Alors qu’il refuse
de donner un fondement métaphysique à sa théologie (anti-fondationalisme), renonçant à
donner à la raison une place première, Hauerwas sollicite le récit biblique pour construire sa
théologie et son éthique. Cette posture donne à l’herméneutique biblique un rôle décisif dans
la mesure où toutes les affirmations vont être déduites du corpus biblique tel qu’il est inter-
prété par les croyants au sein de la communauté.
Dans sa façon de traiter le texte biblique, Hauerwas est dépendant de l’École de Yale (Frei,
Lindbeck) qui donne priorité à la Bible sur le monde. Cette théologie biblique résulte d’une
conception dialectique (barthienne) de la Révélation. Dieu a fait irruption dans le monde pour
82 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

se communiquer dans un « texte » menant à une pratique de disciple. Avant d’étudier plus
précisément les thèses d’Hauerwas, nous devons nous arrêter sur les présupposés de sa lecture
biblique.

A. « École de Yale » : une herméneutique « littérale »

Ce qu’on a coutume de nommer « École de Yale » regroupe des grandes figures de


l’université du même nom : Hans Frei et George Lindbeck, qui ont développé une manière de
penser le rapport à l’Écriture, à partir des années septante5. Réagissant contre l’« éclipse » du
récit en théologie moderne, en raison de la rationalité scientifique moderne, ces auteurs ont
remis en valeur les récits comme fondements de la théologie6. Ils veulent corriger la tendance
trop répandue qui consiste à vouloir traduire le récit biblique dans un monde culturel et
conceptuel qui lui est étranger. Voulant retrouver la spécificité des récits bibliques, les théolo-
giens de Yale ont entrepris d’inverser cette tendance. Il ne s’agit plus pour eux de faire passer
l’histoire (story) biblique dans le monde mais, à l’inverse, d’insérer le monde dans le récit des
Écritures. Pour atteindre cet objectif, il devient essentiel de faire une lecture plus littérale du
récit. Le récit évangélique n’est pas une simple illustration de la vie humaine ou une exhorta-
tion à un agir particulier, il contient en effet une vérité à découvrir. La Bible possède une vi-
sion du monde que les croyants doivent accueillir sans chercher à l’adapter à la pensée mo-
derne. Le récit biblique ayant une forme historique, il ne peut être réduit à une mythologie.
Pour ce courant théologique, qualifié de postlibéral, le récit précède l’expérience et rend
celle-ci intelligible. Influencés par la philosophie du langage de Wittgenstein, ils refusent
toute comparaison entre les récits au motif que chaque récit ne peut être évalué que par lui-
même. On reste ici dans une perspective descriptive. La raison critique n’a donc aucun rôle à
jouer dans la mesure où elle n’adhère pas au récit. Aucun concept étranger au récit, emprunté
à une pensée philosophique, ne peut être introduit dans la théologie. La preuve de la vérité du
récit ne peut se démontrer que par la cohérence de la mise en pratique. S’il y a des critères de
vérité, ils doivent être trouvés à l’intérieur du récit lui-même. Dans cette approche, il est diffi-
cile de faire appel à d’autres récits dans la mesure où, de toute façon, les personnes sont déjà
façonnées par un premier récit auquel elles ne peuvent renoncer. Nous sommes situés dans

5
Cf. George HUNSINGER, « Postliberal Theology », p. 42-57. Hunsinger invite à une certaine prudence dans la
mesure où l’appellation «Yale School » est en grande partie une fiction. S’il est clair que Frei et Lindbeck ont
donné une impulsion à une théologie postlibérale, celle-ci dépasse largement le cercle des enseignants de Yale.
Nous pouvons rappeler que Hauerwas a été étudiant à Yale et qu’il est fréquemment associé à cette « école »
alors qu’il n’est ni professeur à Yale ni totalement dans la ligne de Lindbeck.
6
Cf. Hans FREI, Eclipse of Biblical Narrative: Study in Eighteenth and Nineteenth Century Hermeneutics, New
Haven et London, Yale University Press, 1974. George LINDBECK, The Nature of Doctrine: Religion and
Theology in a Postliberal Age, Philadelphia, The Westminster Press, 1984.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 83

une histoire, dont les récits permettent de donner un sens à l’expérience du temps (passé, pré-
sent, futur). Cela signifie que ce qui est vécu peut être relié à un récit et que celui-ci peut aussi
nous dessiner un avenir. En tant qu’être historique, le croyant est un être narratif au sens où il
est toujours embarqué dans des « histoires ». Ne pouvant pas échapper à sa condition, il doit
humblement accepter de vivre dans le récit qui l’a constitué. Dans cet esprit, la mémoire de-
vient une nécessité vitale pour maintenir une cohérence et une identité.
Les théologiens de Yale sont en débat avec des théologiens de l’université de Chicago, qui
sont à leur tour présentés comme l’« École de Chicago »7. Traditionnellement, la « Chicago
School » désigne une théologie empirique marquée par le pragmatisme (W. James). Depuis la
fin du vingtième siècle, cette appellation désigne un courant différent caractérisé par une pen-
sée de type corrélative et herméneutique, cherchant à faire dialoguer la tradition chrétienne
avec l’expérience humaine. Les grandes figures de Chicago sont David Tracy, Paul Ricœur et
Werner Jeanrond8. Ces théologiens sont parfois appelés « révisionnistes » ou « fondationalis-
tes ». Ils tiennent à mettre en dialogue une diversité de récits pour arriver à une meilleure
compréhension de la vérité. Le théologien catholique David Tracy a développé une hermé-
neutique de corrélation critique9. Le récit biblique ne peut devenir la source exclusive de la
pensée théologique, et doit être mis en relation avec d’autres formes de pensée. Les croyants
ne sont pas « prisonniers » d’un récit unique et sont capables de rencontrer d’autres récits
moins familiers. Cette mobilité peut paraître infidèle au récit fondateur mais elle ouvre du
champ à la quête de vérité10.
L’herméneutique « littérale » refuse de faire intervenir un critère extérieur pour compren-
dre le texte (une ontologie, une rationalité philosophique…). Il n’y a pas de fondement à cher-
cher ailleurs que dans la Bible. Georges Lindbeck résume la posture théologique ici défendue
par ces mots : « la théologie intratextuelle redécrit la réalité à l’intérieur du cadre scripturaire,
plutôt que de traduire l’Écriture dans des catégories extra-scriptuaires. C’est le texte, pour

7
Cf. Pierre GISEL et Werner JEANROND, « Chicago (École de) », dans Pierre GISEL (éd.), Encyclopédie du
protestantisme, Paris-Genève, PUF- Labor et Fides, 2006, deuxième édition revue et augmentée, p. 221. Werner
JEANROND, « Correlational Theology and the Chicago School », dans Roger A. BADHAM (éd.), Introduction to
Christian Theology : Contemporary North American, Louisville, Westminster John Knox, 1998, p. 137-153.
8
Bien que Ricœur soit un philosophe, il est souvent assimilé aux théologiens de Chicago. Cela est dû au fait
qu’il a développé une herméneutique biblique et qu’il a enseigné dans cette université (à la Divinity School).
Werner Jeanrond, théologien catholique allemand, a fait son doctorat à Chicago auprès de Tracy et Ricœur avant
d’enseigner dans plusieurs universités européennes (depuis 2007, il travaille à l’université de Glasgow).
9
Cf. David TRACY, The Analogical Imagination. Christian Theology and the Culture of Pluralism, New York,
Crossroad, 1981.
10
Werner Jeanrond fait remarquer que ce débat entre Yale et Chicago rappelle celui entre Barth et Bultmann, à la
différence que le débat américain laisse tomber la question de la vérité. Cf. Werner JEANROND, « The Starting
Point of Theological Thinking », dans John WEBSTER (éd.), The Possibilities of Theology: Studies in the
theology of Eberhard Jungel in his sixtieth year, Edinburgh, T. & T. Clark, 2006, p. 81.
84 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

ainsi dire, qui absorbe le monde plutôt que le monde qui absorbe le texte »11. Cette option
récuse les théologies qui cherchent à traduire le contenu de l’histoire biblique dans un système
philosophique (Bultmann, par exemple) ou à établir des corrélations entre la foi et les
expériences humaines (Rahner, par exemple).
Cette herméneutique est qualifiée d’« intratextuelle » en ce sens qu’elle refuse de se laisser
guider par autre chose que le texte biblique. Dans cette ligne, le texte ne contient pas de véri-
tés cognitives ni une expression de l’expérience humaine. Le texte est l’expression d’une rè-
gle de lecture du mystère chrétien par des communautés linguistiques particulières. Le récit a
une précédence sur l’expérience humaine, si bien que nous n’avons pas à choisir le langage
religieux qui nous est déjà donné par avance. De ce fait, la théologie aura une fonction fon-
damentalement descriptive : le but est de mettre en évidence la grammaire qui guide la vie de
l’Église depuis les origines.
Les conséquences de cette méthode théologique sont importantes pour la théologie. Étant
donné la place très secondaire donnée à la rationalité en tant que telle, le dialogue avec
d’autres visions du monde (religions, croyances…) devient très difficile. Chaque tradition
déployant une perception du monde tellement spécifique, impossible à traduire dans un
monde commun, il n’y a plus d’évaluation rationnelle possible. Chaque tradition peut récla-
mer sa propre conception de la vérité sans entrer dans un débat public sur cette vérité.
La théologie narrative postlibérale se profile comme théologie « non-fondationnelle ». La
raison et les sciences (philosophie, critique littéraire…) doivent rester subordonnées à la ré-
vélation. La dimension apologétique de la théologie n’est conçue que comme une tâche « ad
hoc », c’est-à-dire nullement fondamentale au discours chrétien12. Les théologiens de cette
école s’opposent à toute théologie qui chercherait à comprendre le texte biblique à partir
d’une anthropologie préalable. En ce sens, ils sont critiques à l’égard des penseurs qui ont une
approche « impure » du récit biblique, au rang desquels on compte Paul Ricœur ou David
Tracy. Ceux-ci sont suspectés d’utiliser la Bible comme ressource pour penser sans suffisam-
ment tenir compte du statut privilégié du récit biblique. Ce dernier a une positivité qui ne peut
être réduite à une simple expression de sens. En effet, l’histoire de Jésus n’est pas d’abord
l’illustration d’une expérience humaine universelle. Cette histoire, qui n’est pas « juste une
histoire », constitue un événement unique. La prise au sérieux de cette historicité du salut im-

11
Traduction de : « Intratextual theology rediscribes reality within the scriptural framework rather than
translating scripture into extrascriptural categories. It is the text, so to speak, who absorbs the world rather than
the world the text » (George LINDBECK, The Nature of Doctrine: Religion and Theology in a Postliberal Age,
p. 118). Nous soulignons.
12
Ibid., p. 129.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 85

plique une lecture du texte pour lui-même en tant que témoignage de l’Église. Jésus n’est pas
venu « illustrer » un salut à l’œuvre dans le monde, mais bien ouvrir un chemin de salut en
inaugurant le Royaume de Dieu.

B. Le récit comme « lieu théologique »

Alors que le rationalisme avait évacué les récits du champ de la pensée tant théologique
que éthique, au motif que leur diversité était source de conflits, des théologiens comme
Hauerwas ont voulu rendre au récit sa place de choix au motif que la théologie a nécessaire-
ment une forme narrative et que les croyances qui commandent l’action ne sont pas intelligi-
bles hors du récit qui les communique. Hauerwas l’affirme sans hésitation aucune : « Je sou-
tiens que le mode narratif n’est ni secondaire ni accidentel pour la foi chrétienne. Il n’y a pas
de manière plus essentielle de parler de Dieu qu’un récit »13.
L’éthique chrétienne dépend du fait que les convictions chrétiennes prennent la forme
d’une série d’histoires qui constituent une tradition. L’éthique n’est pas accidentellement nar-
rative, elle l’est structurellement. Elle ne débute pas avec des lois et des principes mais avec
un récit qui raconte comment Dieu traite la création. Souvent, on pense que les histoires sont
importantes quand on est enfant mais qu’après il faut dégager la vérité enseignée des récits,
ceux-ci étant perçus au mieux comme étant des illustrations ou des mythes. Un tel préjugé
implique une volonté de reformuler le message biblique sur un mode non narratif. Or, aux
yeux de Hauerwas, c’est une grande erreur de ne pas voir en la narration l’expression théolo-
gique par excellence. Le récit est la grammaire fondamentale des convictions religieuses.
Selon Hauerwas, le caractère central du récit repose sur la conviction que Dieu intervient
dans l’histoire14. Dans le récit, les croyants apprennent que la création est un don de Dieu. Le
récit rend compte que les êtres humains sont contingents. Sur le plan épistémologique, cela
signifie que l’homme ne peut se connaître vraiment que grâce à Dieu. Seul le récit a la faculté
de rendre compte que le monde et les événements n’existent pas de façon nécessaire. Le récit
montre l’historicité de la condition humaine et chrétienne. Chaque personne est prise dans une
histoire et une communauté narrative. « Ainsi, le Soi est subordonné à la communauté plutôt
que l’inverse, car nous découvrons notre Soi grâce à la tradition narrative d’une commu-
nauté »15. Ce que la personne est, et ce qu’elle est appelée à devenir, dépend de la tradition

13
Cf. RP, p. 75.
14
Ibid., p. 79-80.
15
Ibid., p. 80.
86 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

narrative d’une communauté. Le télos qui va guider la personne dans son développement mo-
ral est donné par la voie narrative.
Le salut, tout comme la Révélation, prend une forme narrative. Dieu s’est fait connaître
narrativement au sein de l’histoire d’Israël et dans la vie de Jésus. Il est donc capital de recon-
naître le « caractère essentiel du récit comme forme du salut [ce qui] nous permet de recon-
naître légitimement l’Écriture comme la vérité nécessaire pour notre salut »16. Le christia-
nisme offre un récit au sujet de la relation de Dieu à la création qui invite le croyant à recon-
naître son être créé. Il est tout à fait vrai que le Dieu qu’on rencontre dans l’histoire de Jésus
est le Dieu de la création, qui veut partager sa vie avec les humains. Hauerwas considère qu’il
ne peut y avoir de discontinuité entre le Dieu créateur et le Dieu Sauveur. Le récit biblique
nous ouvre le croyant sur la vérité de sa condition de pécheur et en même temps sur sa voca-
tion de disciple pardonné. La connaissance du Soi et la connaissance de Dieu sont liées et
supposent un détour par l’histoire. « Dieu » est un nom commun qui ne devient un nom chré-
tien que par le détour de l’histoire et du récit17.
Selon Hauerwas, le langage théologique (création, rédemption, grâce, …) est de type se-
condaire par rapport au récit biblique. Les notions étant des abstractions, il faut en revenir au
récit lui-même. Le danger avec le langage théologique spéculatif, c’est que l’on finit par ou-
blier que des notions telles que création, rédemption ou grâce ne sont intelligibles qu’à partir
du moment où elles sont reliées à l’histoire du Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de
Jésus18.
La diversité des Écritures est au centre de la vie des chrétiens. La communauté se réfère à
différents textes et doit les interpréter. L’interprétation est légitime dans la mesure où
l’Écriture est elle-même une interprétation19. Les disciples ont essayé de comprendre leur
destinée sur base des Écritures juives. Le Nouveau Testament réclame aussi l’interprétation
du fait de ses quatre évangiles différents. Pour Hauerwas, les chrétiens sont « le peuple d’un
livre », qu’ils détiennent en tant que mémoire transmise20. Les croyants doivent tester leur
mémoire en se confrontant aux Écritures de façon à tirer les implications de cette mémoire
pour former notre vie. Par ce travail de mémoire, véritable exercice moral, les croyants dé-
couvrent leur péché et, en même temps, le pardon de Dieu. L’autorité de l’Écriture est juste-
ment liée à une telle pratique de discernement. Cette autorité, pense Hauerwas, dépend des

16
Ibid., p. 80.
17
Ibid., p. 77.
18
Ibid., p. 121.
19
Ibid., p. 139.
20
Ibid., p. 140.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 87

saints qui ont formé leur vie sur base de cette mémoire : « l’autorité de l’Écriture est transmise
par les vies des saints que notre communauté identifie comme ceux qui représentent le mieux
ce à quoi nous sommes appelés »21.
Pour Hauerwas, la Bible a une autorité d’ordre politique : elle permet à une communauté
de vivre autrement, selon le projet de Dieu pour le monde et l’Église. La communauté recon-
naît cette autorité à la Bible en raison des transformations qu’elle opère en son sein. La tradi-
tion de l’Église doit donc être le critère pour retenir les textes qui doivent nourrir la vie ecclé-
siale. La mémoire chrétienne est une mémoire des effets édifiants du texte biblique à propos
du peuple de Dieu. En l’absence de communauté, la tradition et l’autorité de la Bible sont
réduites à néant. La Bible est mise au service de la communauté et celle-ci est seule habilitée
à l’interpréter. Les Écritures sont moins l’expression de la Révélation de Dieu que le moyen
ecclésial de comprendre la destinée communautaire des chrétiens. La Bible dit quelle commu-
nauté doit exister pour donner une visibilité au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

C. Le récit comme « vision »

L’éthique narrative chrétienne, chez Hauerwas, est une affaire de vision et non de règle. Le
récit permet de bien voir le monde dans lequel il faut agir. La tâche première de l’éthique est
donc de « nous aider à avoir une vision juste du monde »22. C’est sur base d’une certaine vi-
sion du monde que nous agissons23. Le récit a donc la capacité cognitive de nous faire voir le
monde tel qu’il est. L’Évangile en particulier nous donne à voir quelle doit être notre façon
d’être dans le monde24. La capacité à avoir une vision juste de soi-même et du monde suppose
un travail du sujet sur lui-même, grâce aux interpellations des autres. La vision dépend donc
d’une formation personnelle par la communauté.
Les chrétiens ont une vue troublée en raison du péché. Le péché est une réalité complexe
qui n’est finalement connue qu’en se basant sur les récits. Hauerwas estime que le péché est
une notion théologique qui ne se ramène pas à la notion morale de faute. Avant même
d’aboutir à des actes jugés immoraux, le péché est déjà présent en tant que volonté humaine
de dépasser le statut d’être créé par Dieu. Hauerwas estime que « sa forme fondamentale est

21
Ibid., p. 141.
22
Ibid., p. 82.
23
Hauerwas se réfère à la philosophe anglaise Iris Murdoch (ibid., p. 33). Cf. Iris MURDOCH, The Sove-reignty of
Good, London, Routledge, 2001 (1970). Murdoch a développé une approche esthétique de la morale en parlant
du souci d’acquérir une vision correcte de la réalité.
24
Cf. Stanley HAUERWAS, Vision and Virtue: Essays in Christian Ethical Reflection, Notre Dame, University of
Notre Dame Press, 1981, p. 30-47.
88 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’illusion »25. Il qualifie cette illusion par la prétention du sujet à garder la maîtrise sur sa vie.
Le péché se manifeste dans la peur du chrétien de perdre la maîtrise sur sa destinée. Hauerwas
envisage donc le péché comme une « orientation fondamentale du Soi »26. Or, le contraire du
péché, c’est la foi en tant qu’elle implique de dépasser la peur qui conduit au contrôle et à la
violence. Cette victoire sur soi-même donne lieu à la véritable liberté. « Car, en fin de compte,
la liberté, c’est apprendre à exister dans le monde – un monde violent – en paix avec nous-
mêmes et avec autrui »27.
En apprenant la condition de disciple, ils commencent à bien voir que le monde est une
création bonne en état de rébellion contre le projet divin. Une bonne vision des choses dépend
de l’appropriation d’un langage spécifique. Être chrétien, ce n’est pas obéir à des commande-
ments mais c’est grandir en fonction de l’histoire (story) de Jésus qui annonce le Royaume.
Les chrétiens découvrent leur identité à la lumière de la croix et de la résurrection, de même
que leur péché qui est constitué d’infidélité et de rébellion. C’est par la croix qu’ils en sont
libérés. La rédemption suppose de prendre part au peuple de Dieu en devenant disciple.
L’histoire du chrétien est liée à celle d’un peuple. En ayant part à une communauté de
croyants, ils deviennent des citoyens qui acquièrent les vertus indispensables à la construction
d’un peuple pacifique dans l’histoire28. L’éthique est très intimement liée à une histoire et à un
récit, si bien qu’il est impossible d’établir une éthique valable pour tous ; non pas qu’elle soit
réservée à l’Église mais parce qu’elle se justifie au regard d’un récit particulier. C’est la rai-
son pour laquelle Hauerwas ne peut pas envisager l’éthique autrement que « qualifiée », c’est-
à-dire relative à une tradition particulière.

II. Herméneutique biblique de Hauerwas

Dans le récit biblique, Hauerwas se focalise sur un noyau situé dans les synoptiques. Il
s’agit plus précisément de la passion, la mort et la résurrection de Jésus ainsi que du Sermon
sur la Montagne29. S’il ne semble pas se focaliser sur un évangile particulier, on peut observer

25
RP, p. 105.
26
Ibid., p. 106.
27
Ibid., p. 108.
28
Ibid., p. 87.
29
Nous limitons notre analyse des sources bibliques de Hauerwas à son interprétation du Sermon sur la
Montagne car il nous semble très éclairant pour comprendre sa théologie. Le caractère éclectique de ses
références bibliques demanderait une tout autre étude. L’exégète méthodiste Richard Hays, qui enseigne
également à Duke, a souligné que Hauerwas se référait principalement aux synoptiques (avec Matthieu comme
préférence), qu’il ne citait presque jamais saint Jean, les Actes des Apôtres et les Épîtres pastorales. Les lettres
de Paul sont citées de façon occasionnelle. Cf. Richard HAYS, The Moral Vision of the New Testament.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 89

qu’il a une préférence pour l’évangile selon Matthieu (dimension communautaire, enracine-
ment dans un contexte juif…). Il vient d’ailleurs d’écrire un commentaire complet de
l’évangile de Matthieu30.
Hauerwas se réfère aussi à l’Ancien Testament en insistant sur le fait que Dieu s’est mani-
festé aux hébreux dans le contexte de la libération de l’Égypte et que les commandements
sont à lire en lien avec cette histoire (Dt 5, 6 et 6, 21-25)31. Hauerwas insiste très fort sur
l’imitation de Dieu : il s’agit pour les croyants de devenir saint comme Dieu est saint32. Les
chrétiens sont eux aussi appelés à la perfection : devenir parfaits comme Dieu l’est33. La
perfection, estime Hauerwas, consiste – au minimum – à pardonner aux ennemis34. Ce n’est
donc pas pour rien qu’il se réfère abondamment au Sermon sur la Montagne (Mt 5, 38-48)35.
Contre les interprétations qui limitent la portée de l’exhortation de Jésus, soit en disant que
Jésus seul vit ce qu’il enseigne, soit que l’éthique exigeante s’adresse à quelques héros, soit
que le Sermon vise une disposition intérieure du cœur, soit encore que cela vise la vie privée
des croyants, Hauerwas défend une interprétation littérale du texte de Matthieu. Sur la monta-
gne, Jésus s’adresse à une foule parmi laquelle des hommes et des femmes reçoivent
l’invitation à devenir disciples. Ceux qui veulent suivre Jésus ne doivent pas être des héros
solitaires mais bien des membres d’une communauté pacifique témoignant de l’irruption du
Royaume dans un monde de violence36. L’enseignement de Jésus est très concret (aimer son
ennemi, pardonner, prier pour les persécuteurs, vivre dans la paix…) et ne doit donc pas être
vu comme un simple idéal. Le Sermon sur la Montagne est la preuve que l’éthique des chré-
tiens n’est pas une éthique pour tous. C’est à ce niveau que l’on constate combien la fracture
entre le monde et l’Église est profonde. Le Sermon fait des disciples un peuple différent, une
colonie parmi d’autres peuples. Pour pratiquer l’éthique du Sermon, il est indispensable de
former une communauté qui suit Jésus. L’appartenance à cette communauté de disciples rend
possible la pratique des vertus mises en avant par le Christ. En effet, selon Hauerwas, un
chrétien seul est trop fragile pour pouvoir réaliser le programme de Jésus.

Community, Cross, New Creation. Introduction to New Testament Ethics, Edinburgh, T & T Clark, 1998, p. 260-
261.
30
Cf. Stanley HAUERWAS, Matthew (Brazos Theological Commentary on the Bible), Grand Rapids, Brazos
Press, 2006. La particularité de cette collection est de proposer un commentaire théologique, et donc pas une
étude exégétique poussée.
31
Cf. RP., pp. 72-73.
32
Ibid., p. 136. Il cite le Lévitique (19, 1-4. 11-12).
33
Ibid., p. 148.
34
Ibid., p. 149.
35
Ibid., p. 148.
36
Stanley HAUERWAS, « Le Sermon sur la montagne. Guerre juste et recherche de la paix », dans Concilium, 215
(1988), p. 55.
90 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Hauerwas s’aligne donc sur la « proposition mennonite », c’est-à-dire sur la lecture « à la


lettre » du texte évangélique, refusant l’idée du caractère impraticable du Sermon37. Pour les
mennonites, chrétiens faisant partie du mouvement des Réformateurs radicaux, le Sermon est
moins un code juridique qu’une mise en relief de la communauté pacifique annoncée par
Jésus. L’axe eschatologique du Sermon indique l’urgence d’une telle communauté constituée
de disciples qui marchent à la suite de Jésus. Mais cette lecture littérale n’est compréhensible
que dans un contexte communautaire. Hauerwas pense que « les individus coupés de la com-
munauté sont incapables de vivre la vie que dépeint le Sermon »38. En effet, les croyants ont
besoin les uns des autres pour incarner cette politique évangélique. Cette formation d’une
communauté grâce au Christ est un préalable indispensable. « Le Sermon n’est intelligible
qu’à la condition de postuler qu’une nouvelle communauté eschatologique est créée, qui rend
possible une autre façon de vivre »39.
Les Béatitudes qui ouvrent le Sermon sur la Montagne ne sont pas des impératifs. Elles
sont de l’ordre de l’indicatif, de l’évocation d’une réalité eschatologique. Les Béatitudes of-
frent la vision de ce que Dieu est pour l’humanité. En tant que « métaphore », le corps des
Béatitudes exprime le Royaume de Dieu tel qu’il a fait irruption dans le monde à travers
Jésus. Ici encore, les Béatitudes doivent être lues dans la perspective d’un peuple nouveau
engagé dans une aventure. Il est difficile à une même personne d’acquérir toutes les vertus
définies par le texte des Béatitudes. Mais la communauté offre une diversité de personnes
ayant des dons propres et variés, si bien qu’il est heureux de vivre dans une telle communauté
d’amour et de pardon40.
La nature eschatologique du Sermon sur la Montagne est souvent perdue de vue quand on
veut en faire une éthique. Il s’agit pourtant d’une expression au sujet de la fin des temps. Dieu
a vaincu le monde et la fin de l’histoire est déjà accomplie dans le Christ. À partir de cette
vision du monde, les chrétiens sont appelés à vivre en citoyen du Royaume. De cette façon,
les chrétiens rendent visible le salut anticipé par la Résurrection et en voie d’achèvement dans
l’histoire. La finalité du Sermon n’est donc pas tant éthique que missionnaire, à savoir mon-
trer au monde que nous sommes appelés à vivre en paix les uns avec les autres sans recourir à
la violence. Il serait donc erroné de chercher dans le Sermon une éthique pour la non-violence
sans percevoir qu’il parle d’une communauté non-violente. Le plus beau témoignage à donner
au monde est de montrer que les chrétiens renoncent à se tuer les uns les autres. Les chrétiens

37
Sur le lien de Hauerwas avec la théologie mennonite, à travers le théologien Yoder : voir Partie III.
38
Ibid., p. 55.
39
Id.
40
Ibid., p. 57.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 91

devraient être pacifistes pour une raison théologique : Dieu est pacifique et veut un royaume
de paix41. C’est l’expression même du Notre Père : « que ton règne vienne » ! Au lieu
d’utiliser le Sermon comme motivation pour mieux faire fonctionner la société, Hauerwas
trouve que les chrétiens devraient y voir une stratégie différente pour être dans le monde, à
savoir la formation d’une communauté messianique42.

III. Critique de la position de Hauerwas

Dans la pensée hauerwassienne, le récit n’est pas seulement la description d’un type de
monde, il est aussi une invitation à réaliser le monde correspondant à la « vision » de Dieu.
Hauerwas a suivi l’herméneutique « intratextuelle » de l’École de Yale tout en développant
une prolongation du récit dans la vie ecclésiale. L’herméneutique « intratextuelle » soutenue
par le théologien George Lindbeck a fait l’objet d’une critique marquante de John Milbank43.
Ce dernier estime que la théorie de Lindbeck revient à extraire le récit de l’histoire et consti-
tue en réalité un type de « fondationalisme narratologique » (narratological fondationalism)44.
Milbank considère que le récit doit conserver sa dimension historique et qu’il doit être étendu
à la vie de l’Église. Ce qui prime n’est donc pas le récit en soi mais le récit tel qu’il est assi-
milé dans la vie ecclésiale. Cette perspective communautaire est bien celle partagée par
Hauerwas45. Pour celui-ci, la Bible n’a d’autorité que dans la mesure où elle est interprétée et
actualisée dans la tradition et la vie de l’Église. Dans cette perspective, l’Église crée le sens de
l’Écriture. Cette herméneutique ecclésiale rend compte d’une réalité concrète. Il est vrai que
la Bible doit venir interpeller et soutenir la foi des croyants dans le cadre d’une communauté.
Cependant, cette approche « ecclésiocentriste » risque d’empêcher toute interpellation exté-
rieure pouvant corriger la lecture qui est faite des textes bibliques46. Il existe une proximité
entre la position hauerwassienne et la théorie de Stanley Fish47. Ce dernier défend la thèse
selon laquelle ce sont les lecteurs qui donnent au texte sa signification. Le radicalisme de Fish

41
Ibid., p. 59.
42
Cf. RA., p. 87.
43
John MILBANK, Theology as Social Theory: Beyond Secular Reason, Oxford, Blackwell, 1990, p. 386-387.
44
Id.
45
Cf. Samuel WELLS, Transforming Faith into Destiny. The Theological Ethics of Stanley Hauerwas, Eugene,
Cascade Books, 1998, p. 66.
46
Cf. Richard HAYS, « Mapping the Field: Approaches to New Testament Ethics », dans Jan G. VAN DER WATT
(éd.), Identity, Ethics and Ethos in the New Testament (Beihefte zur Zeitschrift für die neutestamentliche.
Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche 141), Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2006, p. 15.
47
Cf. Richard HAYS, The Moral Vision of the New Testament. Community, Cross, New Creation. Introduction to
New Testament Ethics, p. 254. Stanley FISH, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives,
traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, préface d’Yves Citton, postface inédite de Stanley Fish, Paris, Les
Prairies ordinaires, 2007.
92 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

conduit à affirmer la dépendance du texte à l’égard de la communauté dans laquelle il est lu.
Cette théorie met en évidence que l’interprétation est toujours guidée par les intérêts et les
préjugés des lecteurs. Yves Citton, dans le sillage de Fish, fait remarquer qu’un texte, en gé-
néral, ne prescrit rien de clair par lui-même, car « ce sont toujours des interprètes qui font dire
à ce texte quelque chose qu’il leur est utile »48. Le texte n’a pas une signification indépendante
du lecteur. Celui-ci n’est pas non plus totalement objectif devant le texte. Fish pense que « les
significations ne sont la propriété ni de textes stables ni de lecteurs libres et indépendants,
mais de communautés interprétatives qui sont responsables à la fois de la forme des activités
d’un lecteur et des textes que cette activité produit »49. Entre le texte et le lecteur, il y a donc
une « communauté interprétative ». Celle-ci a une autorité sur le lecteur. Comme le dit Fish,
la « communauté interprétative » n’est pas « une communauté que ses membres choisissent de
rejoindre ; au contraire, c’est la communauté qui les choisit dans le sens où ses présupposés,
préoccupations, distinctions, tâches, obstacles, récompenses, hiérarchies et protocoles devien-
nent, à la longue, l’aménagement même de leurs esprits […] »50.
En lisant un texte, il est vrai que nous avons tendance à y chercher des réponses à nos
questions, des confirmations de nos convictions ou des justifications de nos pratiques. En ce
sens, l’analyse de Fish est à prendre en considération. Cependant, la limite de cette approche
est qu’elle ne permet pas une distanciation critique à partir d’un point de vue externe à la
communauté des lecteurs. Le « communautarisme interprétatif » sous-jacent à la théorie de
Fish correspond bien à la théologie de Hauerwas. En effet, pour ce dernier, la signification de
l’Écriture et l’autorité de la Parole de Dieu sont tributaires des finalités données à la commu-
nauté chrétienne. Nous pouvons dire que Hauerwas « subordonne l’Écriture à l’Église, plutôt
que l’inverse »51.
La question que pose Hauerwas est moins de savoir quel Dieu se révèle à nous par les
Écritures mais quel type de communauté est fidèle à ces Écritures. Or, il pense qu’on ne peut
répondre à cette question qu’en participant à la vie de l’Église. Si l’autorité de l’Écriture est,
chez Hauerwas, de nature politique dans la mesure où elle dépend de la formation d’un peuple
fidèle, la question de savoir si la Parole de Dieu transcende la communauté des croyants reste

48
Yves CITTON, « Préface », dans Stanley FISH, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés
interprétatives, p. 25.
49
Stanley FISH, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, p. 55.
50
Ibid., p. 128.
51
Traduction de : « […] subordinates Scripture to the church, rather than vice-versa » (Richard HAYS,
« Mapping the Field: Approaches to New Testament Ethics », p. 16).
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 93

posée52. À force d’insister sur la communauté comme communauté narrative, ne risque-t-il


pas de réduire la Parole de Dieu à ce que la communauté en dit ? Il est important de souligner
que l’écoute de la Parole se réalise essentiellement au sein de l’Église, toutefois il demeure
que cette interprétation ecclésiale n’en épuise pas toute la portée. Par conséquent, il reste donc
un écart entre la lecture communautaire de l’Écriture et la Parole de Dieu. La théologie com-
munautaire de Hauerwas ne met pas très clairement en évidence cette transcendance de Dieu
par rapport aux Écritures53.
Chez Hauerwas, la participation à la vie communautaire est un préalable pour pouvoir lire
la Bible. La capacité à faire une lecture juste de l’Écriture suppose une conversion préalable.
Mais n’est-il pas vrai que la lecture de la Bible débouche aussi sur la conversion ? Nous
sommes ici devant le « paradoxe de la poule et de l’œuf » (chicken-and-egg paradox)54. Pour
Hauerwas, la compréhension est précédée de la transformation. C’est ainsi qu’il pense qu’une
communauté ne peut pas vraiment comprendre le Sermon sur la montagne à moins d’être pa-
cifiste. Hauerwas se réfère à saint Athanase lorsque ce dernier affirme : « Quelqu’un qui veut
comprendre l’esprit des écrivains sacrés doit d’abord nettoyer sa propre vie, et se rapprocher
des saints en copiant leurs actes »55. Cependant, là où Athanase parle au sujet chrétien,
Hauerwas étend cette pratique à la communauté entière. L’Église est donc la communauté
interprétative dans la mesure où elle développe des vertus permettant d’avoir une vision droite
du récit. Il est clair que l’herméneutique prônée par Hauerwas est communautaire et radicale-
ment opposée au Sola Scriptura.
Une difficulté importante chez le théologien méthodiste vient de sa référence constante à
l’« histoire chrétienne » (christian story). Il suppose qu’il existe un récit qui doit guider la
communauté. Comme il y a une pluralité de récits qui parlent du Christ, peut-on parler du
récit chrétien ? Dans l’histoire du christianisme, certaines histoires ont été écartées (apocry-
phes), d’autres ont été davantage mises en avant. La Bible ne présente pas une histoire mono-
lithique de Dieu. Le récit de Dieu est polyphonique, ce qui donne à la pluralité des interpréta-
tions une réelle légitimité. La façon dont Hauerwas parle de l’« histoire chrétienne » que
transmet la communauté laisse penser qu’il y a un récit chrétien uniforme. Or, il n’existe pas

52
Hauerwas écrit explicitement que l’autorité de l’Écriture est une « affirmation politique » (political claim). Cf.
CC, p. 53.
53
Cf. Samuel WELLS, Transforming Faith into Destiny. The Theological Ethics of Stanley Hauerwas, Eugene,
Cascade Books, 1998, p. 80.
54
Richard HAYS, « Mapping the Field: Approaches to New Testament Ethics », p. 13.
55
Traduction de : « Anyone who wishes to understand the mind of the sacred writers must first cleanse his own
life, and approach the saints by copying their deeds » (cité dans CC, p. 36). Cf. ATHANSASE, Sur l’incarnation
du Verbe (Sources Chrétiennes, 199), Paris, Cerf, 1973.
94 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

une seule manière de parler de Dieu56. La critique historique a permis de prendre conscience
que la Bible ne contient pas seulement des récits. On trouve également des textes législatifs,
poétiques ou liturgiques. Si Hauerwas ne remet pas en question le principe de l’exégèse
critique, il ne s’applique pas à faire une « lecture attentive » (close reading) des textes
bibliques auxquels il se réfère. Il est devenu très critique à l’égard des approches critiques de
la Bible, estimant qu’elles soumettaient l’Écriture à des normes étrangères57. Le théologien
américain tient à faire une herméneutique biblique dans le cadre de la tradition de l’Église et
en vue de servir le peuple des baptisés. La tradition vivante repose d’ailleurs essentiellement
sur le témoignage des saints. Ces derniers ont illustré par leur vie le sens de l’Écriture sainte.
Richard Hays fait observer que Hauerwas donne finalement peu de place à la raison et à
l’expérience dans sa méthode interprétative58. La raison est perçue comme une menace pour la
souveraineté de la théologie, tandis que l’expérience se résume à la vie de l’Église, ce qui a
pour effet de se focaliser sur les expériences racontées dans la tradition. En conclusion, nous
pouvons dire qu’aucune corrélation critique entre la Révélation chrétienne (Écriture et
tradition) et l’expérience humaine (autres cultures et autres traditions) n’est envisagée par ce
théologien. Nous sommes donc aux antipodes d’une théologie corrélative qui cherche à
instaurer le dialogue avec d’autres traditions.

Chapitre 2. La narrativité chez Metz

Si la théologie de Metz n’est pas une théologie narrative, dans la mesure où l’Écriture n’y
occupe pas de place prépondérante, il n’en reste pas moins que ce théologien a donné une
véritable impulsion à l’usage de la narrativité dans le champ théologique. Le souci de Metz
est de garder la mémoire du passé vivante et de permettre à l’expérience de se dire.
L’expérience racontée est maintenue dans la mémoire du narrateur et de l’auditeur. Le récit
peut éveiller à une prise de conscience qui conduit à la praxis. Nous allons présenter le plai-
doyer metzien pour la narrativité en théologie (I) pour ensuite cerner le type d’herméneutique
biblique déployée (II) et terminer par une appréciation critique (III).

56
Cf. Brad J. KALLENBERG, « The Strange New World in the Church. A Review Essay of With the Grain of the
Universe by Stanley Hauerwas », dans Journal of Religious Ethics (2004), p. 221.
57
Cf. Richard HAYS, The Moral Vision of the New Testament, p. 260-261.
58
Ibid., p. 263.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 95

I. Apologie du récit

A. Partager des expériences

« Il y trop longtemps qu’on dissimule la capacité narrative du christianisme et qu’on la ré-


serve aux enfants et aux vieillards crédules [ … ] »59. Ce constat fait par Metz renvoie à la
nécessité de rendre à la narration sa place légitime au cœur du discours théologique alors que
celui-ci a eu tendance à être « domestiqué » par le langage conceptuel soutenu par une ratio-
nalité formelle obéissant aux standards de la science moderne. Au début des années septante,
alors qu’un mouvement en faveur de la théologie narrative se dessine, Metz publie un texte
décisif : « Petite apologie du récit », qui paraîtra en plusieurs langues dans la revue internatio-
nale Concilium60.
La contribution metzienne se situe sur le plan théologique dans la mesure où le théologien
veut protéger les éléments narratifs chrétiens et s’efforce de faire de ces récits des éléments
communicatifs d’une expérience de foi. Comment préserver les virtualités narratives de la foi
chrétienne ? Comment donner une expressivité publique à ces virtualités ? Telles sont les
questions qui préoccupent l’auteur.
Le théologien allemand s’étonne du manque d’intérêt pour la notion de récit dans la théo-
logie chrétienne, toute entière façonnée en systèmes conceptuels. Il remarque le fait qu’aucun
dictionnaire théologique allemand ne contient une entrée pour « récit », et met en évidence
qu’une telle omission est significative. Ce refoulement du récit s’explique par une certaine
idée de ce que doit être la théologie et du peu de crédit accordé aux histoires racontées pour
dire la foi. La théologie devant être scientifique, donc rigoureuse et fondée sur des principes
déterminés, on ne met guère de confiance dans la narration en raison de son manque de préci-
sion et de cohérence. On a donc toujours essayé de dégager les idées du récit pour affermir
une parole théologique qui résiste aux critiques (visée apologétique).
Reprenant une idée de Walter Benjamin, évoquant le « pouvoir d’échanger des expérien-
ces » qui est rendu possible par la narrativité, Metz constate que l’atrophie du récit constitue
une menace pour la théologie, étant donné que refuser d’entendre les récits revient à refuser
aux expériences originelles de se faire entendre61. En effet, sans récit, l’expérience demeure

59
FHS, p. 236.
60
Johann Baptist METZ, « Petite apologie du récit », dans Concilium, 85 (1973), p. 57-69.
61
Walter Benjamin (1892-1940), philosophe allemand lié à l’École de Francfort, a souligné l’importance – hélas
délaissée – de raconter des histoires pour échanger nos expériences. En particulier, dans son essai « Le conteur »,
il pointe cette faculté d’échanger : « Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une
histoire. Et s’il advient qu’en société quelqu’un réclame une histoire, une gêne de plus en plus manifeste se fait
96 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

muette. Or la foi est basée sur des expériences communiquées dans l’actualité du monde. La
figure narrative permet l’échange des expériences à condition que la foi ne soit pas réduite à
des rites et des dogmes. Avec la Bible, la théologie entre en contact avec des expériences irré-
ductibles transmises en forme d’histoire racontée. L’expérience de la résurrection du Christ
est dite en forme narrative, tout comme l’expérience qui touche la création du monde, pour se
limiter à deux exemples. Ces expériences résistent à une pure argumentation, elles font éclater
les concepts. La théologie en tant que logos est mise dans l’embarras dès que la raison se pose
les questions ultimes. Même les Grecs ont utilisé des histoires pour fonder les mythes qui or-
ganisaient leur vie. Plus encore, dans la perspective d’une histoire où de l’inédit émerge, pers-
pective plus juive que grecque, la nouveauté ne peut s’identifier que par la narration. Ces ex-
périences nouvelles ne pourraient pas être rendues accessibles à la raison si celle-ci se coupait
de la narrativité62.
Metz fait remarquer que certains auteurs importants ont montré l’utilité pratique des histoi-
res. Il cite notamment le dramaturge Bertolt Brecht ou encore les philosophes Ernst Bloch et
Martin Buber63. Les expériences qui sont racontées par ceux-ci possèdent un caractère libéra-
teur. Le conteur s’adresse à des auditeurs mais ils sont ensemble au contact d’une même expé-
rience. Le récit communique aux autres l’expérience qu’il contient par lui-même. Toujours à
la suite de Walter Benjamin, Metz souligne comment l’expérience est véhiculée par le récit.
L’histoire, bien que remontant parfois loin dans le passé, peut rendre l’événement raconté
actuel. Metz souligne que le récit peut produire des effets qui montrent l’actualité de son
contenu. Il reprend l’histoire racontée par Buber d’un vieux rabbin handicapé qui se met à
sauter (alors qu’il ne pouvait plus marcher) en racontant l’histoire d’un autre rabbin bondis-

sentir dans l’assistance. C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la
plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. L’une des raisons de ce phénomène saute aux
yeux : le cours de l’expérience a chuté. Et il semble bien qu’il continue à sombrer indéfiniment. Il suffit d’ouvrir
le journal pour constater que, depuis la veille, une nouvelle baisse a été enregistrée, que non seulement l’image
du monde extérieur, mais aussi celle du monde moral ont subi des transformations qu’on n’aurait jamais crues
possibles. Avec la Guerre mondiale, on a vu s’amorcer une évolution qui, depuis, ne s’est jamais arrêtée.
N’avait-on pas constaté, au moment de l’armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille – non pas
plus riches, mais plus pauvres en expériences communicables ? » (Walter Benjamin, Œuvres III (Folio Essais),
traduit de l’allemand par M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, Paris, p. 115-116).
Nous soulignons.
62
Cf. Johann Baptist METZ, « Petite apologie du récit », p. 58-59.
63
Cf. Bertolt BRECHT, Histoires d'almanach, traduction de l’allemand de R. Ballangé et M. Regnaut, Paris,
L’Arche, 1961. Ernst BLOCH, Traces (Essais), traduit de l’allemand par P. Quillet et H. Hildenbrand, Paris,
Gallimard, 1968. ID., Le principe espérance (Bibliothèque de philosophie), traduit de l’allemand par F.
Wuilmart, 3 tomes, Paris, Gallimard, 1982. Martin BUBER, Les Récits hassidiques, traduit de l’allemand par
Armel Guerne, Éditions du Rocher, 1985.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 97

sant de joie en racontant une bonne nouvelle. Ce fait nouveau atteste de la vérité du récit sans
qu’on fasse appel à un principe extérieur (sans idéologie)64.
Le partage d’expérience est donc pour Metz au cœur de la communication entre les sujets.
Il reprend cette idée à propos du dialogue interculturel et interreligieux. Dans le contexte du
pluralisme religieux et culturel, le christianisme est appelé à exercer sa mission
d’inculturation dans le respect de l’altérité des autres cultures et religions. Pour établir une
communication avec celles-ci, la rationalité occidentale est insuffisante en raison de son ca-
ractère trop formel. La seule catégorie capable d’échanger en profondeur est la catégorie de
narrativité65. Si chacun raconte son histoire à l’autre, il peut y avoir une véritable communica-
tion au départ d’un partage d’expérience.
La culture du récit est une culture de résistance face aux violences et totalitarismes de tou-
tes sortes. Mieux qu’un langage scientifique ou politique, pense Metz, la narration est la
meilleure prévention contre toute entreprise totalitaire. Pour illustrer son propos, Metz fait
référence au cinéma, en particulier au film Fahrenheit 451 (1966) de François Truffaut66. Ce
film exprime comment les histoires ont donné lieu à une résistance face à la manipulation. Le
film raconte comment, alors qu’un État totalitaire a décidé de détruire les livres et les biblio-
thèques, un certain nombre de personnes décident d’apprendre par cœur les histoires, dans le
but d’entretenir une mémoire de résistance. Supprimer les histoires, c’est supprimer un monde
culturel. Devant la menace, la mémoire de ces histoires devient subversive car elle nourrit la
résistance à un système écrasant. Aujourd’hui encore, affirme Metz, nous avons besoin d’une
culture des récits de façon à rester vigilants à l’encontre d’une dictature des médias. À l’égard
d’une violence qui surgit dans les confits d’une société mutliculturelle, la seule manière de
pacifier les relations consiste à retrouver le sens du récit comme capacité à échanger des expé-
riences sans utiliser la violence67. Mais une société qui a relégué la narrativité de la vie vécue
aux moments de divertissement, à l’écart de la vie politique, risque de perdre sa capacité à
communiquer. La force d’humanisation d’une communauté humaine dépend beaucoup de sa
sensibilité aux récits de souffrances.
La pluralité qui caractérise nos sociétés se manifeste notamment par une multiplication de
petits récits. Il est difficile d’avoir un récit qui soit acceptable par tout le monde. Chacun fait
l’expérience d’un pluralisme des visions du monde. Toutefois, il existe un risque de se refer-

64
Cf. Johann Baptist METZ, « Petite apologie du récit », p. 60.
65
Cf. MP, p. 248.
66
Adaptation du roman éponyme de Ray Bradbury publié en 1953. Cf. Ray BRADBURY, Fahrenheit 451 (Folio),
Paris, Gallimard, 2000.
67
Cf. HAH, p. 32.
98 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

mer sur son récit particulier en délaissant les références communes qui donnent une force
liante aux individus. Dans ce contexte, Metz propose de considérer la mémoire de la souf-
france comme l’expression d’une vérité commune à tous : « L’histoire de la Passion de Jésus
Christ – ‘mort sous Ponce Pilate’ – fait partie du cœur du récit biblique et doit constamment
être rattachée à l’histoire de la souffrance des hommes, parce qu’il n’y a d’histoire – au sens
d’un grand récit – que comme histoire de la passion » 68.
L’histoire de la souffrance des hommes, que les croyants relisent à la lumière de la
Passion, donne lieu à un récit accessible à toute personne. Metz pense que la sensibilité à la
souffrance (compassion) constitue une expérience universelle et qu’elle conduit à une mé-
moire des souffrances passées. La solidarité entre les hommes ne repose alors plus sur un uni-
versalisme abstrait (procédural) et évite un repli particulariste. En se racontant les uns aux
autres leurs souffrances, les êtres humains se retrouvent dans une condition humaine parta-
gée69.

B. Pratique chrétienne de narrativité

Observant certains groupes ou mouvements chrétiens marginaux du type Jesus-people,


Metz attire l’attention sur un fait qui les caractérise : ils n’utilisent généralement aucune ar-
gumentation. « Ils racontent plutôt, ou mieux : ils tentent de raconter. Ils racontent leurs his-
toires de conversion, racontent de nouveau des histoires bibliques, souvent d’une manière
maladroite et très facilement pénétrable et manipulable »70. Alors qu’on pourrait d’emblée
s’offusquer en dénonçant une régression et un danger d’exaltation pour la vie chrétienne,
voire un mépris féroce pour la rationalité théologique, Metz y voit quant à lui comme un re-
tour du refoulé. « Ces groupes marginaux ne font-ils pas appel justement aussi au potentiel
narratif, refoulé et dissimulé, dans une certaine mesure desséché, du christianisme ? »71. Si les
conteurs, ou les prédicateurs, ne doivent pas négliger la place des arguments, les théologiens
ne doivent pas oublier les récits.
Le problème, dit Metz, est qu’on ne sait plus raconter comme il faudrait, c’est-à-dire de fa-
çon critique et libératrice. Les histoires ne sont pas là pour faire de l’esthétisme ni pour oc-
cuper le temps libre de chacun (finalité privative). Non, ce serait là une méprise quant au ca-

68
Traduction de: « Die Passionsgeschichte Jesu Christi – ‘gelitten unter Pontius Pilatus’ – gehört in das Zentrum
dieser biblischer Erzählung und muss immer wieder in ihrem Zusammenhang mit der Leidengeschichte der
Menschen erläutert werden, weil es die Geschichte im Sinne einer Großerzählung nur als Passionsgeschichte
gibt » (MP, p. 251).
69
Nous revenons sur l’autorité des personnes qui souffrent dans la partie IV.
70
Johann Baptist METZ, « Petite apologie du récit », p. 61.
71
Ibid., p. 61.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 99

ractère public et subversif du récit. Cependant, il faut souligner qu’il existe une variété
d’histoires : histoires pour calmer, histoires pour donner un bon conseil mais également his-
toires pour réveiller un rêve de liberté. Le langage narratif ne doit pas passer pour impropre à
la théologie qui se base essentiellement sur les argumentations pour affirmer sa rationalité.
Même les histoires racontées par les croyants qui ne font pas partie du « cercle des intellec-
tuels » sont à prendre au sérieux. Metz invite ses lecteurs non seulement à raconter à nouveau
les histoires de Jésus, mais aussi à leur donner un certain prolongement de façon « apocry-
phe »72. On peut en effet considérer que le récit chrétien n’est pas clos avec le canon biblique.
Le théologien allemand invitait à un réexamen de la distinction tranchée entre récit canonique
et récit apocryphe. Dieu ne continue-t-il pas à « parler » dans l’histoire contemporaine des
hommes et des femmes ? Le récit doit demeurer ouvert, sans relativiser la force normative des
écrits canoniques. Dans cet esprit, il faut attirer l’attention sur la manière dont Metz conçoit
l’histoire des ordres religieux.
Dans Un temps pour les ordres religieux, Metz souligne l’importance de raconter l’histoire
de la fondation de l’ordre73. Chaque ordre religieux se forge sa propre identité dans la narra-
tion de sa propre histoire. Le récit des origines conserve une fonction normative pour les
membres de l’ordre mais il laisse ouverte la possibilité de nouveaux récits. L’histoire des or-
dres et congrégations est une histoire ouverte. De nouveaux chapitres peuvent s’inscrire à la
suite de l’histoire déjà racontée. De façon plus générale, l’histoire de la « suite de Jésus »
continue à s’écrire selon les nouvelles situations auxquelles les disciples sont confrontés. Les
histoires originaires ne sont pas seulement répétées mais elles sont développées à partir de
nouvelles expériences. La manière dont on a parfois survalorisé le récit des origines au point
de le considérer comme une histoire close a mis en péril la fidélité vivante à l’origine. Les
histoires des ordres sont autant de biographies collectives qui ont une portée théologique.
Dans ces récits, nous trouvons quelque chose qui touche le savoir christologique. Les reli-
gieux qui racontent l’histoire d’une communauté à la suite de Jésus apportent une contribution
significative et concrète au savoir ecclésial concernant le Christ.
Au sein même de toute la théologie, le savoir christologique occupe une place centrale en
tant que savoir narratif. Metz insiste pour dire que la christologie se transmet avant tout dans
des récits qui racontent la vie de disciple. Le concept ne peut occuper qu’une place secondaire
en ce domaine. La raison est que la base de notre connaissance vient des expériences qui ont
été faites et qui sont transmises narrativement. Le Christ se comprend essentiellement à tra-

72
Ibid, p. 62.
73
Cf. TOR, p. 20.
100 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

vers une raison pratique et narrative. Non seulement ce sont des histoires qui nous parlent de
Jésus mais celles-ci ne sont pas autre chose que des histoires dangereuses. « Le récit n’est-il
pas la langue qui brise les systèmes – donc la langue de tout ce qui échappe à la saisie et à
l’explication par nos système de connaissance (si complexes et si métathéoriques soient-
ils) ? »74. Il importe de laisser au récit sa fonction critique et interruptive face à
l’argumentation et de l’orienter continuellement vers un récit renouvelé, sans lequel
l’expérience demeure muette75. Le récit est subversif à condition de ne pas tomber dans le
silence.

C. Dire le salut dans l’histoire

La mise en rapport de l’histoire et du salut est un point crucial de la théologie. Non seule-
ment la connaissance du Christ mais également la découverte du salut à l’œuvre dans
l’histoire passent par la médiation du récit. Pour Metz, le salut universel offert en Christ ne
devient intelligible que par la pratique de la suite du Christ. Cette intelligibilité n’est transmis-
sible que dans la narrativité d’un christianisme pratique et non pas dans une pensée chrétienne
spéculative. « Dans la conception narrative du salut chrétien, l’histoire et les histoires,
l’unique histoire du salut et les nombreuses histoires de salut et de non-salut se rencontrent et
se confondent sans se limiter mutuellement »76. L’expérience de salut est chaque fois singu-
lière et ne peut se dire que dans un récit personnel en connivence avec le récit de Dieu (his-
toire du salut). Selon Metz, une vision trop spéculative du salut risque de faire penser que le
salut est déjà accompli et que l’histoire est faite. Cet idéalisme de l’histoire est une erreur
théologique. En effet, l’histoire n’est pas close, ce qui implique une imprévisibilité liée à de
nouvelles histoires. On ne peut plus faire « comme si » tout était déjà décidé et réalisé en
vertu de la victoire du Christ. Cela nous éloignerait des contradictions et des tensions au cœur
du monde qui se déroule en tant qu’histoire, au risque de tomber dans une perception idéaliste
de celle-ci77.
L’histoire est comprise par Metz comme une expérience du réel dans ses contradictions et
ses conflits, alors que le salut est le dénouement de ces derniers grâce à l’action du Dieu de
Jésus. La vie historique implique une confrontation avec l’expérience de déchirement que
Metz nomme « expérience de la non-identité »78. Cette non-identité vise l’injustice et la souf-

74
FHS, p. 243.
75
Cf. ibid., p. 240.
76
FHS, p. 189.
77
Johann Baptist METZ, « Petite apologie du récit », p. 64.
78
Ibid., p. 63.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 101

france dans le monde, mais aussi la faute et la mort. C’est une manière de dire que rien n’est
encore fait. L’histoire est dans ce sens toujours une histoire de la souffrance. Une théologie
qui affirmerait une pleine réconciliation des contradictions douloureuses en Jésus-Christ sans
plus tenir compte de l’histoire mondaine de la souffrance risquerait de devenir une mythologie
et un cynisme à l’égard des victimes. Or, c’est bien à ce risque que s’expose une théologie
spéculative. « Partout où l’on tente d’interpréter et de comprendre de nouveau le déchirement
de l’histoire de la souffrance en la plaçant dans la dialectique de l’histoire trinitaire de Dieu,
on commet, à mon avis, la confusion indiquée entre la négativité de la souffrance et la négati-
vité de la notion dialectique de souffrance »79.
Face au problème de la souffrance, la théologie doit envisager une autre voie que celle du
travail spéculatif : « Une théologie du salut qui ne conditionne ou ne suspend pas l’histoire du
salut, ni n’ignore la non-identité de l’histoire de la souffrance, c’est-à-dire ne la traverse pas
dialectiquement, ne peut être développée seulement avec des arguments, elle doit toujours
l’être de manière narrative ; foncièrement elle est une théologie commémorative et narra-
tive »80. C’est donc par le récit que la théologie peut parler de salut sans minimiser la question
de la non-identité. Le salut se dit narrativement au cœur d’un réel déchiré qui n’est pas encore
réconcilié. Il est possible que le récit soit jugé faible en face de la pensée spéculative. Néan-
moins, il ne prétend pas détenir « la clé dialectique », ni de Dieu, ni d’un autre savoir, et qui
permettrait de rendre l’histoire transparente81.
À la manière de Pascal, Metz veut garder conscient l’écart entre le « Dieu des philoso-
phes » (une raison purement argumentative) et le « Dieu d’Abraham, d’Isaac, et Jacob » (une
théologie narrative et commémorative)82. Le théologien allemand affirme ici la primauté du
souvenir narratif. Le Logos de la tradition biblique ne s’oppose pas à ce qui serait narratif
mais bien plutôt à ce qui détourne de l’histoire concrète. Selon lui, une théologie qui refuserait
de regarder lucidement l’histoire de la souffrance dans le monde devient mythologique.
La prise de distance metzienne à l’égard de la théologie spéculative ne doit pas laisser
croire que le théologien rejette une théologie argumentative. En réalité, il en maintient la per-
tinence tout en lui donnant une nouvelle finalité qui consiste à maintenir vivant le souvenir
narratif : « Une distinction telle que celle-ci : la prédication raconte, la théologie argumente,
nous paraît trop simple et trop naïve, elle méconnaît la structure profonde narrative de la

79
Ibid., p. 63.
80
Ibid., p. 66.
81
Id.
82
Id.
102 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

théologie »83. Metz ne prône pas une opposition simpliste entre narration et argumentation
mais une argumentation au service de la narrativité. La théologie argumentative est appelée à
protéger la mémoire du récit face aux contraintes de la rationalité scientifique, à orienter le
souvenir vers un récit renouvelé, sans perdre de vue que le récit est l’unique moyen « sans
lequel l’expérience du salut resterait muette »84.
Metz répète souvent que le christianisme est une communauté du souvenir et du récit avant
d’être une communauté qui interprète et argumente : « Comme communauté de ceux qui
croient au Christ, le christianisme n’est pas d’abord une communauté d’interprétation et
d’argumentation, mais une communauté de souvenir et de récit, avec une perspective prati-
que : souvenir qui rappelle et appelle la Passion, la Mort et la Résurrection »85.
Le récit ne vient pas seulement dans la théologie comme illustration de la théorie. La
théologie dérive d’abord d’un récit. Le Logos a lui-même une structure narrative, en ce sens
que le mystère du Christ se dit dans un récit avant d’être pensé dans une conceptualité rigou-
reuse. La nouveauté apportée par Jésus se dit de façon narrative : « le Logos de la croix et de
la résurrection a nécessairement la structure du récit »86. Le salut n’est pas un concept mais
une expérience en forme de récit, expérience qui appelle un renouvellement et suscite un nou-
veau rapport au monde. « Croire en la rédemption de l’histoire et en l’‘homme nouveau’ se
traduit, par rapport à l’histoire de la souffrance humaine, dans des histoires dangereuses et
libératrices : grâce à elles, l’auditeur qui les reçoit devient ‘acteur de la Parole’ »87. Le récit ne
laisse pas l’auditeur dans sa quiétude. Il doit au contraire provoquer une inquiétude et une
réaction responsable.
Pour atteindre cet objectif, Metz plaide pour une théologie moins conceptuelle et plus poé-
tique, davantage en relation avec l’expérience humaine. Cela demande au théologien de pren-
dre son indépendance par rapport aux standards du discours scientifique : « Les réflexions de
la théologie ne doivent pas se laisser domestiquer : s’il en était autrement, la théologie ne sau-
rait plus ni où elle a la tête, ni pour qui bat son cœur. Comme si la théologie pouvait, sans
sacrifier son identité, rendre compte en termes théoriques de tout ce qui fait l’immédiateté des
convictions vécues et la richesse naïve d’une vie convaincue »88. Metz pense qu’un tel projet

83
Ibid., p. 63.
84
Ibid., p. 67.
85
FHS, p. 240.
86
Id.
87
Id.
88
Johann Baptist METZ, « Une théologie à partir de la vie chrétienne. Une thèse et un paradigme », dans
Concilium, 115 (1976), p. 59.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 103

ne peut qu’être largement désavoué dans la culture allemande où règne une certaine idée de la
science. « Si, à l’exemple des anglo-saxons, slaves ou romans nous avions une culture qui
reconnaissait la valeur de la poésie et de l’‘essai’, nous n’aurions pas si vite à la bouche le
reproche de ‘dilettantisme’ »89.

II. Herméneutique biblique de Metz

À l’instar de Hauerwas, Metz est éclectique dans son rapport à la Bible. Il n’en fait pas non
plus une lecture attentive. Alors que ces premiers écrits comportaient de fréquentes citations
bibliques, il est frappant de voir que ses textes ultérieurs en sont moins chargés90. Nous pou-
vons reconstituer les références qui constituent un soubassement à la théologie politique de
Metz91.

A. Les histoires dangereuses

Metz utilise souvent l’idée du danger pour parler de Dieu et de la vie chrétienne. Il écrit à
ce sujet : « Le ‘danger’ est bien une catégorie fondamentale pour percevoir la vie et le mes-
sage de Jésus et pour définir l’identité chrétienne »92. Le sentiment du danger traverse le récit
biblique et particulièrement le Nouveau Testament. Bien que Metz ne fasse pas de fréquentes
références à l’Évangile de Marc, il adopte les tonalités de ce dernier. David Tracy va jusqu’à
parler d’une « ‘théologie politique’ marcienne de J.B. Metz »93.
Metz développe l’idée selon laquelle « il est dangereux d’être proche de Jésus »94. Il écrit
cela en référence à une parole de Jésus (apocryphe) tirée d’une homélie d’Origène: « Qui est
proche de moi, est proche du feu ; qui est loin de moi, est loin du Royaume »95. Dans les trois
évangiles synoptiques, on découvre que les histoires qui racontent la marche à la suite du
Christ « ne sont pas des histoires distrayantes, ni des histoires édifiantes, mais des histoires

89
Ibid., p. 60.
90
Dans Théologie du monde, les citations sont fréquentes, souvent à partir de saint Jean (Évangile et lettres) et
saint Paul. Dans La foi dans l’histoire et la société, les références se raréfient.
91
Cette reconstitution est nécessairement partielle. Elle donne néanmoins une bonne idée des préférences
bibliques de Metz.
92
Johann Baptist METZ, « Le Christ dangereux. La conscience apocalyptique comme racine de la liberté
chrétienne », dans La vie spirituelle, 688 (1990), p. 5.
93
David TRACY, « Pluralité de lecteurs et possibilité d’une vision commune », dans Concilium 233 (1991),
p. 156.
94
Johann Baptist METZ, « Le Christ dangereux. La conscience apocalyptique comme racine de la liberté
chrétienne », p. 5.
95
Ibid. La citation est faite par Origène dans une Homélie latine (1, 3). Cf. ORIGÈNE, Homélies sur Jérémie, XII-
XX et Homélies latines (Sources chrétiennes, 238), t. 2, traduction de Pierre Husson et Pierre Nautin, Paris, Cerf,
1977, p. 234-235. La parole est extraite de l’Évangile de Thomas (logion 82) (ibid.).
104 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

face au danger, bref des ‘histoires dangereuses’ »96. Ce ne sont pas des histoires qui invitent
simplement à une réflexion, car elles appellent à une action : suivre audacieusement un che-
min de délivrance. Metz cite l’évangile de Jean : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï
le premier […]. Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : ‘le serviteur n’est pas plus
grand que son maître’ ; s’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi » (Jn 15, 18-
20)97. Il cite également saint Paul : « Pressés de toute part, nous ne sommes pas écrasés ; dans
des impasses, mais nous arrivons à passer ; pourchassés, mais non rejoints ; terrassés, mais
non achevés […] » (2 Co 4, 8-9)98. Devant le mystère du mal injustifiable, Metz reprend la
question tragique de Jésus à son Père, selon l’Évangile de Marc : « Mon Dieu, Mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34)99.
Metz donne à sa théologie des accents apocalyptiques. Il reprend le commencement de
l’Apocalypse (1, 11 : « Ce que tu vois, écris-le… »), afin de dire la finalité révélatrice du dis-
cours théologique100. Metz se réfère aussi aux derniers chapitres de l’Apocalypse. Il évoque le
chapitre 21 : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (21, 5)101, et le chapitre 22 :
« Maranatha : Viens Seigneur Jésus » (22, 20)102. L’attente eschatologique est une attente d’un
renouvellement de la création par la seconde venue du Christ. Metz cite également Isaïe à
propos du veilleur qui invite à revenir scruter l’horizon (Is 21, 11-12)103. On trouve aussi la
préoccupation pour le salut de l’humanité, avec une référence à Paul : « Si les morts ne res-
suscitent pas, alors le Christ n’est pas ressuscité » (1 Cor 15, 16)104.
Metz souligne que la vérité est une exigence pratique, elle doit être faite. Cette orthopraxie
est soulignée par Metz en référence à l’évangile de Jean : « Celui qui fait la vérité vient à la
lumière… » (Jn 3, 21)105. Cette praxis consiste à suivre Jésus, c’est-à-dire à le revêtir. Il se
réfère à la lettre aux Romains où Paul invite fortement les croyants à « revêtir le Christ »106.
Dans le cadre de la praxis chrétienne, Metz situe notamment l’expérience de la prière, laquelle

96
Johann Baptist METZ, « Le Christ dangereux. La conscience apocalyptique comme racine de la liberté
chrétienne », p. 5-6.
97
Cf. MP, p. 144.
98
Id.
99
Ibid., p. 177-178. Référence au Ps 22 (ibid., p. 107). Il associe souvent Job à cette réflexion sur le mal (ibid.,
p. 129).
100
Cf. ibid., p. 69.
101
Cf. « Le Christ dangereux. La conscience apocalyptique comme racine de la liberté chrétienne », p. 68.
102
Cf. TPO, p. 61. La TOB traduit « Amen, viens Seigneur Jésus ».
103
Cf. MP., p. 76.
104
Ibid., p. 59.
105
Cf. TM, p. 108.
106
Cf. Ibid., p. 28. Metz utilise ici une image de saint Paul (Rm 13, 14). Voir aussi MP, p. 130 (saint Paul et
l’empire romain dans Rm 13).
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 105

joue un rôle très important jusque dans les derniers écrits. Metz fait référence à l’Évangile de
Luc (Lc 11, 1-13, spécialement le verset 13) : où Jésus dit que son Père donnera son Esprit à
ceux qui le demande107. Il ne s’agit donc pas de demander autre chose à Dieu que l’Esprit du
Père. Metz a beaucoup médité la « pauvreté en esprit » dans le contexte des Béatitudes et des
tentations de Jésus (Mt 4). Il a repris ce thème qui lui est cher dans un ouvrage récent : Armut
im Geiste. Passion und Passionen108. La « pauvreté en esprit » désigne l’attitude de celui qui
ne se laisse pas consoler par les mythes mais qui fait de son cri (en raison de l’injustice) une
prière devant Dieu. Dans sa réflexion sur la prière, il cite également la lettre aux Romains
(l’aide de l’Esprit Saint pour la prière, Rm 8, 26)109.

B. Les histoires de décentrement

La suivance reçoit un fondement christologique évident. Metz se réfère de manière insis-


tante tant à la parabole du Bon Samaritain (Luc 10, 25-37) qu’à la parabole du jugement der-
nier (Mt 25) qui constituent, selon nous, le cœur de sa théologie politique110. On retiendra
également les références au commandement de l’amour (unité entre amour de Dieu et amour
du frère), notamment la première Lettre de Jean : « Nous, nous savons que nous sommes pas-
sés de la mort dans la vie, puisque nous aimons nos frères. Qui n’aime pas demeure dans la
mort » (1 Jn 3, 14)111. Cette suivance implique une défense de l’espérance. Metz conçoit la
théologie fondamentale comme une démarche intellectuelle et pratique visant à rendre compte
de l’espérance chrétienne112. Le texte de référence est la première Lettre de Pierre : « Soyez
toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte » (1 P 3,
15). Metz reprend l’idée de Paul qui parle des chrétiens comme de ceux qui ont une espérance
(Ep 2, 12 et 1 Th 4, 13)113. Cette espérance ne se limite pas aux chrétiens mais elle vaut pour
l’humanité. La paix promise par Dieu, pour laquelle le Christ a donné sa vie, est une paix
pour tous. Les promesses évangéliques ne sont pas réservées à un groupe d’élus. Parce
qu’elles ont une destination universelle, elles doivent être rendues publiques. On ne peut plus
faire de distinction entre des communautés de personnes. C’est surtout saint Paul qui a mis
l’accent sur cette destination universelle du christianisme. Metz fait notamment référence à

107
Cf. MP, p. 25 et 105. Voir aussi Mc 11, 24 (MP, p. 100) et Jn 14, 16 (L’Esprit enseignera et rappellera tout)
(ibid., p. 105).
108
Cf. Johann Baptist METZ, Armut im Geiste. Passion und Passionen, Münster, Aschendorff Verlag, 2007.
109
Cf. MP, p. 96.
110
Pour Mt 25, 37-46 : MP, p. 106-107, 165 et 177. Pour Lc 10, 25-37 : MP, p. 164.
111
TM, p. 114.
112
Ibid., p. 96.
113
Ibid., 105.
106 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Col 3, 11 : « il n'y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave,
homme libre, mais Christ : il est tout et en tous » 114. Cette espérance pour tous n’est pas
facilement entendue, ainsi que Paul l’expérimente sur l’Aréopage (Ac 17)115.
Metz cite régulièrement la première Lettre à Timothée : Dieu « qui habite une lumière
inaccessible » (1 Tm, 6, 16), affirmant par là Dieu en tant qu’il est Deus semper major116. La
connaissance de Dieu suppose une marche vers l’avant avec l’espoir d’approcher le mystère
de Dieu. Ici, Metz affectionne la traduction de Buber de Ex 11, 12 : « Je serai qui je serai »117.
Metz pense l’eschatologie comme théologie négative de l’avenir en s’appuyant notam-
ment sur la Lettre aux Hébreux : « Par la foi, répondant à l’appel, Abraham obéit et partit pour
un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit sans savoir où il allait » (He 11, 8)118.

III. Critique de la position de Metz

La contribution de Metz, en particulier son texte sur l’apologie du récit constitue un apport
majeur dans l’émergence de la théologie narrative, ainsi que l’écrit Dietmar Mieth : « Sur le
plan international, c’est à J.B. Metz et H. Weinrich que revient le mérite d’avoir diffusé et mis
en discussion un certain nombre de réflexions par lesquelles la pensée conceptuelle et systé-
matique se trouvait enrichie d’approches nouvelles, centrées sur les métaphores, les symboles,
les paraboles, l’art de la rhétorique, la dimension biographique ou épique, etc. » 119.
Il n’est pas inutile de resituer le contexte dans lequel Metz a développé son apologie du ré-
cit, ce qui permet d’en comprendre certaines limites. Son texte sur la narration est paru dans la
revue Concilium en compagnie d’un article de Harald Weinrich120. Il faut savoir que les deux
hommes se sont côtoyés dans le cadre de l’Institut interdisciplinaire de théologie qui avait été
mis en place à l’Université de Bielefeld. Weinrich était déjà connu pour ses travaux sur la
narrativité et il a probablement convaincu Metz de l’utilité d’une correction narrative de la
théologie académique allemande. On retrouve en effet quelques traits de Weinrich chez Metz,
même si ce dernier se montre plus prudent quant à une théologie purement narrative. Si
Weinrich dénonce les « habitudes de communication post-narratives », où le récit n’est repris

114
Ibid., p. 159.
115
Cf. MP, p. 237.
116
Cf. TM, p. 35 et 76. MP, p. 101 et 107.
117
Johann Baptist METZ, « L’Église et le monde », dans Patrick BURKE et alii (éd.), Théologie d’aujourd’hui et
de demain (Cogitatio Fidei, 23), Paris, Cerf, 1967, p. 146.
118
Ibid., p. 111.
119
Dietmar MIETH, « Narrative (Théologie) », dans Jean-Yves LACOSTE (éd.), Dictionnaire critique de
théologie, Paris, PUF, 2007, édition revue et augmentée avec Olivier RIAUDEL, p. 943-944.
120
Cf. Harald WEINRICH, « Théologie narrative », dans Concilium, 85 (1973), p. 47-55.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 107

que là où il a une pertinence historique, c’est pour mieux affirmer la répercussion existentielle
de l’histoire fictive121. L’histoire racontée, même lorsqu’elle n’a qu’un rapport ténu avec la
réalité historique, provoque un changement dans le chef de l’auditeur. « Cette histoire
engendre dans l’auditeur le sentiment d’être concerné et le fait de devenir ‘acteur de la
Parole’, si bien qu’on peut raconter de nouveau ce qu’il a fait »122. Metz reprend explicitement
cette idée d’ « acteur de la Parole » dans sa théologie123. Le fait de raconter a un rapport direct
avec le fait d’agir. On peut donc observer que tant la théologie narrative que la théologie
politique sont liées à des actions. Metz fait également référence à Weinrich lorsqu’il donne
priorité au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (le Dieu raconté) au Dieu spéculatif des
philosophes, en s’appuyant sur Blaise Pascal.
Alors que Weinrich dénonce le fait que le christianisme aurait perdu son « innocence nar-
rative » au contact de la pensée grecque, Metz ne va pas aussi loin. La position de Weinrich
revenait à donner à la narration une pertinence démesurée par rapport à la démarche réflexive
et argumentative. Cette thèse partait du présupposé que l’argumentation serait postérieure à la
narration qui elle serait le fondement biblique. Suite à la rationalisation du langage biblique,
on serait passé d’une « communauté narrative » à une « communauté argumentative », per-
dant en chemin la visée d’interpellation qui caractérisait les paroles chrétiennes originaires.
Or, il s’agit là d’une légende naïve, ainsi que Dietmar Mieth l’a démontré dans une étude sur
l’éthique narrative124. Cet auteur souligne qu’on ne peut pas honnêtement faire une césure
nette entre la part de narration et la part d’argumentation traversant le récit biblique. Par ail-
leurs, même si les évangiles sont très narratifs, il y a d’autres textes bibliques qui sont davan-
tage basé sur l’argumentation (lettres de Paul, par exemple). Au sein même de la prédication
de Jésus, on trouve un certain usage de la logique argumentative125. D’un autre côté, on doit
bien admettre que la pensée grecque n’exclut pas la narration. Pensons, par exemple, au my-
the de la caverne de Platon.
Metz ne partage pas l’opposition « narration – argumentation » opérée par son collègue
linguiste, quoi qu’il cherche aussi à les distinguer et à faire du second terme le serviteur du
premier. Sans exclure l’importance d’une démarche argumentative, Metz donne une « priorité

121
Ibid., p. 54-55.
122
Ibid., p. 55.
123
FHS, p. 240.
124
« Gegen diese These Weinrichs wird man einwenden müssen, dass die narrative – oder gar mythische –
Unschuld des Christentums doch wohl eher eine Legende ist » (Dietmar MIETH, Moral und Erfahrung. Beiträge
zu theologisch-ethischen Hermeneutik (Studien zur theologische Ethik, 2), Freiburg, Herder, 1977, p. 64.
125
Cf. ibid., p. 66. Mieth renvoie, par exemple, à Mt 22, 23-33. Il s’agit de la « disputatio » au sujet de la femme
aux sept maris et de la résurrection. Jésus réagit non pas par la narration mais par l’argumentation.
108 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

cognitive » aux récits fondateurs126. Metz n’en appelle pas au récit pour le récit, mais il adapte
sa démarche en fonction de l’intérêt pratique du récit. La narration ne reçoit une place légi-
time dans le discours théologique que dans la mesure où elle suscite un effet de libération
dans l’histoire concrète. Le récit est donc en quelque sorte mis à l’épreuve d’une praxis de
libération. Une exigence de performativité du discours vient tenir lieu de critère de légitimité.
Il faut se demander si l’affirmation d’une essence purement narrative de la foi tient
jusqu’au bout. En effet, l’argumentation n’est-elle pas aussi à l’œuvre dans les premiers récits
du christianisme ? Nous pensons que l’articulation faite par Metz entre le pôle du récit et le
pôle de la réflexion critique (donc argumentative) manque de souplesse. N’y a-t-il pas une
plus grande relation dialectique entre ces pôles ? Comme le souligne Jean-François
Habermacher, « il n’y a pas en effet de narration qui n’intègre déjà un moment réflexif. Inver-
sement, il n’y a pas d’argumentation qui puisse mettre entre parenthèse sa provenance narra-
tive »127. Par conséquent, si la théologie narrative peut être une instance critique de la théolo-
gie spéculative, elle doit également accepter une réflexion critique sur le récit lui-même, fût-il
jugé comme fondateur. Werner Jeanrond observe que la théologie de Metz manque
d’herméneutique critique lorsqu’il reprend les « histoires dangereuses » comme des évidences
à ne pas discuter128. Metz n’échappe pas au risque d’une certaine immunisation du récit par
rapport à la raison critique. Il n’envisage pas de théorie du récit qui viendrait remettre en
perspective les forces et les limites de la narration dans son travail théologique. Or, il importe
de rappeler que les expériences authentiques de la foi n’excluent pas nécessairement une
forme argumentative.
Une autre difficulté posée par la thèse de Metz porte sur le rôle donné à la praxis dans
l’appréciation du récit. Dans la perspective de la théologie politique, le but du récit est de pro-
voquer une suivance, avec un sentiment d’urgence pour l’action. Metz sollicite donc le texte
biblique en fonction d’une fin utile. Ce critère pratique ne permet pas au chrétien d’en rester à
une vision esthétisante de la narration qui s’exclamerait sans changement de vie. Mais cette
herméneutique pratique porte plus son attention sur les effets du texte que sur le texte comme
tel. Ce manque de distanciation critique ne conduit-il pas à un danger de manipulation des
histoires ? Le manque de tension dialectique entre narration et argumentation ne conduit-il pas

126
Johann Baptist METZ, « Petite apologie du récit », p. 66.
127
Jean-François HABERMACHER, « Promesses et limites d’une ‘théologie narrative’ », dans Pierre BÜHLER et
Jean-François HABERMACHER (éd.), La narration. Quand le récit devient communication (Publications de la
Faculté de théologie, 3), Neufchâtel-Genève, Université de Neufchâtel-Labor et Fides, 1988, p. 67.
128
Cf. Werner JEANROND, « Towards a Critical Theology of Christian Praxis », dans Irish Theological
Quarterly, 51 (1985), p. 144 (note 8).
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 109

au risque de faire de la théologie narrative une « pragmatique idéologique » ?129 L’absence de


véritable herméneutique biblique critique dans la pensée metzienne ne peut exclure ce pro-
blème.
Nous nous étonnons aussi de voir que Metz n’a fait qu’esquisser une « théologie narra-
tive ». En introduisant son article sur l’apologie du récit, il annonçait certes une contribution
limitée, sans prétention à l’exhaustivité, en évitant le piège du « système ». Si le théologien
allemand n’a de cesse de dire que le langage théologique devrait se libérer des formes sèches
imposées par un milieu scientifique typiquement allemand, il n’en retombe pas moins lui-
même dans un vocabulaire technique. Ses travaux ultérieurs ne semblent pas avoir permis à
une approche plus narrative ou poétique de trouver une place réelle dans sa théologie.
Néanmoins, nous retiendrons les éléments caractéristiques de sa pensée à propos du récit.
D’abord, il renonce à une théologie de « système » pour laisser un espace plus grand aux au-
tres sources de la foi, à commencer par la mémoire narrative portée par une communauté. La
théologie argumentative a comme finalité apologétique de préserver le noyau narratif du
christianisme dans la confrontation avec la mentalité scientifique. En effet, la pensée théolo-
gique se fonde sur un logos qui a une texture plus narrative que spéculative. Autre raison du
congé donné à une théologie purement conceptuelle : le respect de l’histoire de la souffrance
qui ne peut être dépassée de façon dialectique dans aucun système explicatif. La théologie
narrative doit ouvrir le regard sur les expériences de souffrance. Elle ne doit pas seulement
parler des souffrances de la Bible mais également des souffrances de tout homme et de tout
peuple. D’un côté, le récit peut interrompre une théologie qui se ferait purement spéculative.
De l’autre, la raison critique doit permettre au récit de devenir parlant pour notre époque, sans
être instrumentalisé.
Ensuite, Metz met l’accent sur l’expérience du sujet et de sa transmission par le récit, sans
que cela soit réductible à du romantisme ou du subjectivisme. Les sujets sont en effet déjà
impliqués dans des histoires avant qu’ils ne fassent un travail de réflexion. Précédés par le
récit, les sujets n’en sont pas moins appelés à une rationalité pratique visant à rendre le récit
communicable pour permettre une pratique renouvelée. La théologie metzienne nous invite à
nous libérer d’une pensée théologique abstraite, hermétique, et sans portée pratique.
Enfin, Metz a ouvert un chemin pour une théologie plus ouverte aux questions d’actualité
posées par bon nombre de ses contemporains. Ceci suppose une écoute à la fois de la Parole
de Dieu et des paroles humaines. Cette ouverture sur un « ailleurs » de la théologie se caracté-

129
Jean-François HABERMACHER, « Promesses et limites d’une ‘théologie narrative’ », p. 70.
110 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

rise chez Metz par le souci d’un travail interdisciplinaire. C’est d’ailleurs ce souci puissant qui
l’a amené à promouvoir l’Institut interdisciplinaire de Bielefeld. Homme curieux et attentif
aux évolutions du monde, le théologien de Münster s’empresse de reprendre à son compte les
analyses novatrices de ses interlocuteurs, qu’ils soient spécialistes reconnus ou simplement
porteurs d’une expérience originale. Dans le cadre de la théologie narrative, il s’est laissé en-
seigner par un linguiste tel que Weinrich et des penseurs juifs comme Benjamin et Buber.
Alors que le mouvement porteur pour la revalorisation d’une théologie narrative se faisait
jour, Metz était un des premiers à réfléchir sur les enjeux de cette approche. Il faut noter que
Metz a souvent des intuitions qu’il ne prend pas la peine d’exposer de façon suffisamment
rigoureuse.

Chapitre 3. Confrontation entre Metz et Hauerwas

La rencontre des deux théologies étudiées nous conduit à dégager des éléments structurants
de celles-ci. En effet, il apparaît que l’insistance sur la narrativité conduit à relativiser la place
du concept dans le langage théologique. Si le concept demeure pertinent, il ne peut l’être
qu’en servant le travail d’interprétation des récits transmis par la tradition. La narrativité ren-
voie aussi directement à l’expérience du sujet qui est toujours situé dans l’histoire. Après
avoir présenté cette approche (I), nous allons comparer la façon dont chacun des théologiens
détermine son rapport à l’Écriture (II). Cette analyse met en lumière le paradoxe d’un appel à
la narrativité en théologie et en éthique. Nous terminons cette deuxième section par une ré-
flexion sur l’idée du christianisme comme « grand récit ».

I. Primauté du récit sur le concept

Dans la modernité, les chrétiens ont donc été conduits à choisir entre soit une reformula-
tion des croyances en tenant compte des attentes de la modernité, soit un maintien du carac-
tère provoquant (qui peut aussi isoler) de ces croyances pour l’esprit moderne. Autrement dit,
afin de conserver la spécificité des convictions chrétiennes tout en maintenant le dialogue
avec le monde moderne, la narrativité est apparue comme une médiation prometteuse. C’est
dans ce contexte que nos deux auteurs ont voulu plaider pour une théologie narrative. On peut
d’ailleurs constater que Metz et Hauerwas font figure de pionniers du mouvement de réhabi-
litation du récit en théologie. Contestant le réflexe qui renvoie les récits à une époque précriti-
que, les deux théologiens ont défendu, au début des années septante, la force cognitive du
récit tout en questionnant fortement la forme spéculative de la théologie moderne. Bref, à
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 111

leurs yeux le récit possède une richesse plus grande que le concept. Sans toutefois renoncer à
l’usage des concepts théologiques, ils rappellent que ceux-ci occupent une position seconde
par rapport au récit biblique. On a besoin du concept pour expliciter le contenu du récit mais
non pour le remplacer. Le recours plus net au récit apparaît donc comme le moyen de sauve-
garder la substance de la foi et de donner à celle-ci une portée politique. Pour nos auteurs, le
récit à lui seul ne suffit pas. Il faut qu’il génère une pratique qui rend la foi crédible.
Metz envisage le récit en théologie non comme un substitut mais comme un correctif à une
théologie systématique abstraite. Pour l’éthique chrétienne, il s’agit pour Hauerwas de dépas-
ser une conception objective et universelle de la moralité. Dans la modernité, on a voulu com-
penser la perte d’autorité de la tradition chrétienne par une moralisation de la théologie. Le
remplacement des éthiques religieuses par des normes morales universelles a été le fait de la
pensée libérale critique. La théologie comme telle – surtout ses récits constitutifs – a été mar-
ginalisée. Or, tant Metz que Hauerwas réagissent contre cette marginalisation de la théologie.
Ils refusent donc l’expulsion de la narrativité hors de la rationalité, en affirmant que la raison
humaine possède une structure narrative. Hauerwas insiste quant à lui sur la nature narrative
du sujet humain dont les convictions éthiques ne peuvent être isolées de leur contexte
d’intégration (croyances religieuses, traditions, communautés…). Nos auteurs se donnent
donc comme priorité de préserver la spécificité du discours théologique face à une rationalité
scientifique et instrumentale.
Le poids donné à la narrativité tient aussi à une expérience de type anthropologique. Tant
Metz que Hauerwas réfutent l’idée que le sujet serait un être non situé, exempté de tout
« conditionnement » lié à son historicité d’être humain. Ces auteurs partagent l’idée que le
sujet est empêtré dans des histoires avant toute appropriation. Si Hauerwas le souligne sur
base de la philosophie communautarienne (MacIntyre), Metz se réfère à Wilhelm Schapp130.
Ce dernier, élève de Husserl, montre comment la conscience ne se réduit pas au cogito carté-
sien mais est – avant de le savoir – « emmêlée dans des histoires » (In Geschichten verstrickt).
Lorsque le sujet s’exprime, ce n’est pas seulement sa pensée qu’il communique, mais égale-
ment son implication dans des histoires. Le « Je » qui pense et agit est un « Je » qui est une
passivité où d’autres ont déposé des marques narratives. Le développement de l’enfant montre
en effet que celui-ci est déjà parlé au sein d’une communauté de langage (ses parents) avant
de parler et de penser par lui-même. Ceci atteste la thèse que le « moi » est social avant d’être
autonome. L’homme, dans la mesure où il est « au monde », est une conscience emmêlée dans

130
Cf. FHS, p. 222. Wilhelm SCHAPP, Empêtrés dans des histoires, traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris,
Cerf, 1992 [original allemand : In Geschichten verstrickt. Zum Sein von Mensch und Ding, Francfort,
Klostermann, 2004 (publié initialement en 1953)].
112 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

des histoires. Il va donc découvrir son identité en faisant le récit de sa vie afin de donner à
celle-ci une cohérence narrative et un sens.

II. Herméneutiques divergentes

A. La fonction du récit

Les deux théologiens sont soucieux d’une pertinence sociale de la théologie (accent sur la
pratique) et soulignent l’importance du récit pour que la théologie soit en prise sur la société.
Toutefois, lorsqu’il s’agit de déduire des actions du récit biblique, on observe très clairement
des divergences de vue entre nos deux théologiens. Ceci vient notamment du fait qu’ils n’ont
pas le même rapport au récit. Comme on l’a vu plus haut, Hauerwas se rapproche de la ver-
sion pure de la narrativité alors que Metz tend vers une version impure qui prend en compte
l’altérité du monde. Il y a donc une profonde divergence au niveau du statut de
l’herméneutique biblique.
La fonction du récit n’est pas identique chez les deux auteurs. Tandis que Metz insiste sur
la puissance de critique sociale que contient le récit biblique (récit dangereux), Hauerwas
considère le récit comme un fondement pour la communauté des croyants. Metz ne cherche
pas dans le récit une identité pour la communauté mais bien une mise en question de l’identité
en raison des souffrances des autres. Hauerwas pense le récit comme pourvoyeur d’identité
chrétienne au service de la communauté alors que Metz pense moins à la communauté qu’à
l’humanisation sociale et politique du monde (dans le sens de la justice pour tous) que peut
engendrer le récit chrétien. Certes, une « subversion » n’est donc possible que si une commu-
nauté de narration rend le récit public. Une telle résonance donnée au récit n’est possible que
si la praxis se comprend comme lieu d’intelligibilité de la foi en tant qu’elle est une participa-
tion à la souffrance d’autrui. Autrement dit, Metz ne cherche pas à donner une identité à
l’Église pour la rassurer en tant que centre du monde (ecclésiocentrisme), mais au contraire, il
tient à faire prendre conscience que l’Église est « pour le monde » et qu’elle n’a besoin de
savoir d’où elle vient que pour savoir vers qui elle doit aller. Autrement dit, le rôle du récit
diffère en fonction du statut donné à l’Église au cœur du monde. Si l’Église est une réalité où
Dieu se communique essentiellement, alors la théologie narrative doit renforcer l’identité des
croyants sur base de leur vie en communauté (tendance de Hauerwas). Si, par contre, l’Église
n’est pas l’unique lieu de salut, et que le salut se donne essentiellement dans l’histoire du
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 113

monde, l’Église doit se mettre au service de l’action de Dieu dans le monde des hommes et
comprendre ainsi ce qu’elle est (tendance de Metz)131.

B. Récit commun, praxis différentes

Si Metz et Hauerwas partent d’un récit commun, lequel se centre essentiellement sur la
Passion du Christ, on est frappé de voir que cela n’aboutit pas à une même pratique de la foi.
En effet, l’Évangile conduit chez le premier à un engagement solidaire pour tout homme pou-
vant parfois déboucher sur une action violente de type révolutionnaire, alors que le second
défend l’idée d’une pratique communautaire ecclésiale pacifiste. On peut avoir l’impression
que les deux théologiens lisent deux récits différents. Alors que Metz se réfère à la mort et la
résurrection du Christ en tant que mémoire dangereuse, il garde en vue l’universalité du salut
au cœur du monde. C’est donc prioritairement vers les autres, ceux qui souffrent, que la mis-
sion chrétienne doit se tourner. Autrement dit, le chrétien est au service de chaque homme
dont il doit se rendre solidaire. Par contre, le terminus a quo de cette mission est, du point de
vue de Hauerwas, la communauté chrétienne132. Il ne s’agit pas tant de rendre le monde meil-
leur que de montrer communautairement que Jésus a rendu possible une autre société, dont la
caractéristique éthique principale est le pacifisme. De plus, le récit de Dieu ne nous donne pas
des stratégies à suivre pour sortir des conflits. Il nous donne la possibilité de nous connaître et
de connaître le monde en vérité (un espace gouverné par la violence). Dans la perspective de
la théologie politique, le récit est dangereux et suscite une solidarité pour rendre le monde
meilleur.
Cette divergence d’interprétation d’une même « histoire » (story) incite à la prudence sur la
portée cognitive du récit. Contrairement à ce que ces auteurs peuvent laisser entendre, les im-
plications pratiques ne sont pas univoques. Si la vérité est dépendante de la mise en pratique,
comment admettre que l’on aboutisse à des pratiques différentes d’une même vérité ? Le par-
tage d’un récit commun n’implique en effet pas le partage d’une même pratique. Cette diver-
gence pose un problème fondamental : si on privilégie une théologie narrative de préférence à
une théologie argumentative, que fait-on en cas de conflit d’interprétations ? Il reste un plura-
lisme théologique et une responsabilité du théologien qui doit justifier ces choix.

131
Nous y revenons dans la partie III.
132
Paul LAURITZEN, « Is ‘narrative’ really a panacea ?: the use of ‘narrative’ in the work of Metz and
Hauerwas », p. 322-339.
114 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

C. Christianisme : un grand récit ?

La fin des grands récits a été proclamée par le philosophe Jean-François Lyotard comme
caractérisant l’entrée en postmodernité133. Selon lui, les systèmes qui avaient la force
d’organiser le monde sont tombés en miettes au cours des dernières décennies. La postmoder-
nité exprime ainsi une désillusion par rapport aux grands récits qui avaient vocation à ordon-
ner les multiples événements mondains. Lyotard énonce les grands récits tenus en échec :
« récit chrétien de la rédemption de la faute adamique par l’amour, récit aufkläret de
l’émancipation de l’ignorance et de la servitude par la connaissance et l’égalitarisme, récit de
la réalisation de l’idée universelle par la dialectique du concret, récit marxiste de
l’émancipation de l’aliénation par la socialisation du travail, récit capitaliste de
l’émancipation de la pauvreté par le développement techno-industriel »134. L’homme postmo-
derne est devenu incrédule à l’égard des récits utopiques de transformation universelle de la
société. Les méta-récits n’ont plus de fonction légitimante et sont même suspects de totalita-
risme dans le sens où ils imposeraient une vision unique de l’histoire. À l’effacement des
grands récits se substitue une diversité de petits récits. La conséquence est qu’aucun principe
universel n’est en mesure d’évaluer ces micro-récits qui n’ont pas la prétention de donner une
norme universelle d’appréciation, ils coexistent tout simplement. Critique des idéologies, la
postmodernité refuse qu’un récit s’impose comme supérieur aux autres. L’individu postmo-
derne salue le pluralisme dans toute son hétérogénéité et fait preuve d’un individualisme radi-
cal dans le sens où il prétend choisir lui-même ses critères de vérité. « Le postmoderne, de
façon consciente, décrit son monde comme pluriel. Il ne se lamente pas sur la perte d’une vue
unifiante, mais au contraire, voit dans la multiplicité des types de rationalité, des modèles
d’action et des modes de vie, des occasions plus larges pour la liberté »135. L’identité de la
personne ne se construit plus à l’intérieur d’un unique récit qui donne cohérence à une vie
mais, bien autrement, par le métissage au travers d’une multitude de micro-récits. De ce fait,
l’individu juge seul de la validité des propositions de sens qui lui viennent de tous les côtés.

133
Cf. Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979. Lyotard est un des grands noms
associés au postmodernisme. Bien que le postmodernisme soit d’abord un terme relevant des arts, il est entré en
philosophie dans les années septante sous l’influence de penseurs français tels que Foucault, Derrida et Lyotard.
Il faut aussi compter les penseurs tels que Vattimo et Rorty. Le moteur de ce mouvement très large est la critique
des théories universelles qui prétendent parler d’une vérité univoque. Les postmodernes sont sensibles à la
pluralité et la contingence des affirmations philosophiques. Cf. Craig A. PHILLIPS, « Postmodernism », p. 298-
299.
134
Jean-François LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants : correspondance, 1983-1985 (biblio essais
4183), Paris, Livre de Poche, 1993, p. 41.
135
Lieven BOEVE, « La conscience critique dans la condition postmoderne : de nouvelles possibilités pour la
théologie », dans Nouvelle Revue Théologique, 122 (2000), p. 70.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 115

Peut-on encore dans ces conditions présenter le christianisme comme un grand récit ? Le
diagnostic de Lyotard n’est-il pas sans appel ? Le maintien d’un grand récit d’origine chré-
tienne ne serait-il pas un geste prophétique, à contre-courant des idées reçues ?
Metz se risque à poser le christianisme comme grand récit lorsqu’il parle de Passions-
geschichte. Tout en refusant les grands récits qui menacent de cacher les souffrances du
monde ou qui prétendent affirmer un universalisme abstrait sans prendre en compte le sujet
concret, Metz maintient l’idée qu’un grand récit reste possible en tant qu’il est fondé sur
l’histoire de la souffrance des hommes, que les chrétiens relient à l’histoire de la Passion de
Jésus136. Plutôt que de suivre le réflexe postmoderne qui pense la pluralité irréductible des
petits récits sans autre instance pour les articuler, Metz conserve l’idée d’un principe transver-
sal critique, à savoir l’« autorité de ceux qui souffrent ». En raison de leur tradition dange-
reuse, les chrétiens sont peut-être les derniers universalistes crédibles, à condition qu’ils se
laissent provoquer par la mémoire chrétienne137.
Il est donc possible de ne pas renoncer à sa tradition narrative propre en raison d’un besoin
de se fonder sur des principes universels et abstraits, ni non plus de se replier sur la particula-
rité de son propre récit sans tenir compte des autres convictions possibles et des critiques
qu’elles génèrent à l’encontre de la tradition exprimée138. La possibilité d’un tel récit ouvert
dépend de la capacité de la tradition narrative à assimiler les nouvelles expériences et
d’ajuster ses prétentions à dire vrai139. Cela dépend aussi de la conviction que cette entreprise
n’est pas vouée à une perte d’identité chrétienne mais bien plutôt à mieux l’habiter en relation
avec autrui. Cette capacité à apprendre de l’autre n’est pas un péril pour les porteurs d’une
tradition narrative, quoiqu’elle soit une entreprise dangereuse dans la mesure où elle nous
provoque à des interruptions du discours et à un approfondissement de nos convictions.
L’histoire biblique ne correspond pas à toute l’histoire de Dieu avec les hommes. Il man-
que à ce récit tout ce qui continue à se réaliser au fil du temps. Le récit chrétien porte en lui
une aspiration à l’universalité mais celle-ci n’est pas encore une réalité clairement reconnue.
Cette limite implique une impossibilité de faire du récit chrétien un grand récit, selon le mot

136
Cf. MP, p. 251.
137
Cf. ZB, p. 156-159. Metz parle plus précisément des théologiens : « Die Theologen als letzte Universalisten
[…] » (ibid., p. 158).
138
Nous nous inspirons ici de Willibald SANDLER, « Christentum als große Erzählung. Anstöße für eine narrative
Theologie », http://theol0.uibk.ac.at/leseraum/texte/315.html (janvier 2008).
139
La théologie du récit ouvert (open narrative) a été développée par Lieven Boeve. Celui-ci pense le
christianisme dans le contexte postmoderne comme récit situé, pluriel et en voie de recontextualisation. Un récit
ouvert est constitutivement marqué par l’interruption. Jésus est lui-même le paradigme d’un tel récit, en raison
de son incarnation et de sa résurrection. Cf. Lieven BOEVE, Interrupting tradition: an essay on Christian faith in
a postmodern context (Theological & Pastoral Monographs, 30), Leuven, Peeters, 2003.
116 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

de Lyotard. En effet, il ne s’agit pas d’un récit qui est imposé universellement, en recourant à
des prétentions totalitaires et idéologiques. Au contraire, l’incomplétude du récit chrétien ré-
siste à une universalisation forcée. Les êtres humains n’ont pas la capacité de réaliser par eux-
mêmes l’ensemble des exigences du récit. L’exigence d’universalité demeure une promesse et
un horizon qui dépend de la liberté des individus, et dont l’accomplissement définitif revient
exclusivement à Dieu.
La fin des grands récits n’apporte pas automatiquement la pacification sociale. Au
contraire, on peut voir une violence liée à la multiplicité non régulée des récits. Sur le plan
chrétien, le récit ne peut aucunement légitimer une forme de violence dans la mesure où nul
ne peut posséder le Royaume mystérieusement présent dans le monde. La tradition narrative
chrétienne contient aussi son potentiel d’autocritique à l’encontre des tentations
d’absolutisation de ses idéaux. En cela, on peut prolonger le thème du souvenir dangereux de
Metz en le situant au cœur de l’auto-compréhension chrétienne.
Le récit chrétien tel qu’il est compris ici n’est pas un récit fermé, vecteur de violence.
L’interprétation de ce récit doit être guidée par la mémoire de la souffrance qui ouvre sur cha-
que personne, sans distinction de race, de culture ou de religion. Il y a un potentiel de média-
tion dans le récit chrétien qui peut dépasser, d’une part, la simple juxtaposition des petits ré-
cits et, d’autre part, l’absence d’évaluation critique qu’un réflexe postmoderne risque de légi-
timer. Metz soutient donc l’idée d’un grand récit au sens d’un récit qui peut concerner toute
personne, sur base de l’expérience négative universelle du souffrir, et à condition que le récit
ne soit pas clôturé comme s’il dominait l’histoire du monde. Non seulement l’histoire du
monde ne peut être anticipée par nos systèmes de croyance et de pensée, mais le récit chrétien
n’englobe pas tout le mystère du monde. De ce fait, l’éthique chrétienne doit consister à
maintenir le récit ouvert et développer la capacité de dialogue et d’assimilation critique à
l’égard des autres traditions et récits. Le christianisme, dans la pensée metzienne, peut donc
être considéré comme un grand récit à condition de ne pas le comprendre comme un récit
fermé sur l’altérité140. Lieven Boeve souligne que la théologie politique de Metz constitue une
critique des tendances hégémoniques qui masquent la pluralité des discours et qui blessent les
plus faibles141.
Hauerwas, de son côté, ne prétend pas vouloir « imposer » un récit unique au monde entier.
En ce sens, il est sans doute plus postmoderne que Metz ! En effet, il rentre bien dans la logi-

140
Nous développons le thème de l’altérité dans la partie IV.
141
Cf. Lieven BOEVE, « An Interview with Lieven Boeve: ‘Recontextualizing the Christian Narrative in a
Postmodern Context’ », avec Gregory HOSKINS, dans Journal of Philosophy and Scripture, 2 (2006), p. 35.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 117

que des récits juxtaposés qui n’ont pas à être interrogés par une instance critique externe. Le
problème de la thèse hauerwassienne est qu’elle est trop « postmoderne » pour être chré-
tienne. En suivant « à la lettre » le récit biblique, Hauerwas oublie que Dieu se raconte aussi
hors de la tradition biblique et hors de l’Église. Le récit qui donne à l’Église sa place et son
rôle dans la création est un récit exclusif. Outre le fait que le « récit chrétien » soit une cons-
truction faite par le théologien américain à partir d’une sélection de récits bibliques, il y a le
fait que ce récit soit pensé comme définitif par rapport à l’histoire de l’humanité. Une telle
clôture du langage et de l’histoire s’oppose à la vocation universelle du christianisme. Dans la
perspective hauerwassienne, si des croyants ne partagent pas les récits et les interprétations
autorisés de la communauté, ils sont de facto exclus. Par ailleurs, les destinataires potentiels
de cette narrativité prédéterminée ne sont que ceux qui peuvent y adhérer sans les remettre en
question sur base d’une expérience hétérogène, notamment en référence à d’autres récits. En
fait, seuls ceux qui se ressemblent sont intégrables dans la communauté du récit. Cette pensée
manque dès lors d’ouverture dans la mesure où l’autre n’est pas attendu comme porteur d’une
juste perception de l’agir de Dieu dans le monde, du fait d’une expérience originale.

Chapitre 4. Éthique et théologie narratives

La redécouverte de la narrativité a touché d’autres sciences que la théologie. Nous pouvons


même dire que celle-ci a reçu son impulsion narrative de sciences « profanes » (histoire, litté-
rature, philosophie…). La psychologie a elle aussi rapidement mis l’accent sur l’importance
du récit pour le sujet. Les histoires racontées sont en effet la meilleure voie pour exprimer son
identité en tant que personne et en tant que communauté. Les études bibliques ont mis en lu-
mière que la Bible ne contenait pas une éthique spécifique mais bien une diversité d’éthiques.
Une mise en évidence du caractère situé et humain des textes bibliques est allée de pair avec
l’idée que la Bible est avant tout le récit de l’expérience de Dieu de différents peuples à tra-
vers l’histoire. Une harmonisation des conceptions éthiques ne peut se faire sans violenter le
corpus biblique. Cette prise de conscience de la « pluriformité éthique » de la Bible a rendu
complexe l’usage de celle-ci afin de fonder une morale142. Le rapport entre l’éthique théologi-
que et la narrativité est problématique. Il n’y a pas d’univocité à ce sujet. Nous allons présen-
ter différentes approches qui se rencontrent dans ce domaine (I) pour ensuite donner les
conditions d’une approche critique de la narrativité (II).

142
Cette pluralité empêche toute vision naïve de l’éthique chrétienne. Ceci est bien mis en évidence par Éric
Fuchs. Cf. Éric FUCHS, L'éthique chrétienne. Du Nouveau Testament aux défis contemporains (« Le champ
éthique », 40), Genève, Labor et Fides, 2003.
118 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

I. Narrativité et herméneutique

Les avocats d’une éthique narrative sont généralement aussi les adversaires du « fondatio-
nalisme », c’est-à-dire d’une manière de fonder en raison des affirmations qui viennent de la
foi. « En tant que conviction épistémologique, [le fondationalisme] situe tout le réel au sein
d’un ordre de raisons naturel, transculturel et transhistorique fondé sur une source ultime
d’évidence, qu’il s’agisse d’idée claire et distincte, d’expérience immédiate, d’expérience
sensible ou d’expérimentation »143. Les opposants au « fondationalisme » sont des partisans
d’un certain « contextualisme ». Cette mise en cause des évidences du discours théologique
universel a été provoquée également par le tournant herméneutique et le tournant linguistique.
Le courant herméneutique (Gadamer, Ricœur) a remis en lumière l’importance des traditions
et du rôle interprétatif des communautés. En ce sens, la communauté croyante est reconnue
comme communauté interprétative. Au plan éthique, c’est surtout le philosophe Wittgenstein
qui a questionné l’idée de moralité universelle, en mettant l’accent sur l’inévitable contexte
culturel des moralités. Il en résulte une mise en avant du contexte, de la tradition et de la
communauté. Dans ce débat entre universalisme et contextualisme, la notion de narrativité a
été présentée comme instance médiatrice. On peut dire aussi que la théologie narrative prend
en considération la relation entre la croyance et l’expérience, ce que l’éthique fait aussi. Éthi-
que narrative et théologie narrative ont en effet des intentions similaires144.
À la suite d’Albert Musschenga, nous distinguons deux usages de la narrativité : une ver-
sion faible et une version forte145. La conception faible soutient que la foi a une structure
narrative, de même que l’expérience morale. La communication de celle-ci a également une
forme narrative. La version faible de l’éthique narrative est reçue chez des auteurs tels que
Martha Nussbaum et Dietmar Mieth146. Ce dernier envisage l’éthique narrative en tant que
correctif à l’approche normative147. La version forte place le récit à la base de la réflexion
éthique. La question n’est plus de savoir si un acte est juste mais si l’acte s’inscrit dans une
histoire. La moralité est ici comprise en référence à la narrativité, ce qui lui donne une dimen-
sion contextuelle. Le critère éthique revient à vérifier si une décision particulière correspond

143
Francis FIORENZA, « Théorie fondamentale et discours politique », dans Raisons politiques 4 (2001), p. 61.
144
Cf. Albert W. MUSSCHENGA, « Narrative Theology and Narrative Ethics », dans Albert W. MUSSCHENGA
(éd.), Does Religion Matter Morality ? The Critical Reappraisal of the Thesis of Morality’s Independence from
Religion, Kok Pharos Publishing House, Kampen – The Netherlands, 1995, p. 186.
145
Ibid., p. 176.
146
Cf. Martha C. NUSSBAUM, Love’s knowledge. Essays on philosophy and literature, New York – Oxford,
Oxford University Press, 1990. Dietmar MIETH, Moral und Erfahrung. Beiträge zu theologisch-ethischen
Hermeneutik (Studien zur theologische Ethik, 2), Freiburg, Herder, 1977.
147
Cependant, il faut noter que Mieth n’a pas vraiment prolongé son projet d’éthique narrative au-delà des
travaux réalisés dans les années septante.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 119

bien à l’image de la personne qui fait partie de la communauté narrative. Est-ce que l’action
correspond bien à ce qu’on attend d’un chrétien impliqué dans la vie ecclésiale (celle-ci étant
guidée par les récits bibliques) ? La justification morale reçoit dès lors un fondement narratif
et non plus rationnel-universel. Musschenga nomme cette position « narrativisme » (narrati-
vism)148. Hauerwas est clairement un représentant de cette position, ce qui le met du côté de la
version forte de la narrativité. L’éthique narrative de son côté n’est pas un courant unifié, bien
qu’elle prenne toujours la forme d’une éthique des vertus149.
La théologie narrative forte dénonce le côté superficiel de la théologie académique, la-
quelle est discursive, argumentative et spéculative, mais trop détachée de l’expérience. Les
auteurs qui ont voulu donner une priorité à la théologie narrative sur la théologie argumenta-
tive sont des théologiens qui souhaitent une expérience de transformation. Pour eux,
l’avantage du récit est de maintenir un discours ouvert alors que le jeu des concepts conduit à
une clôture en système. Toutefois, en ce qui concerne Metz, il faut nuancer en mettant en évi-
dence la perspective argumentative de sa théologie. C’est vrai qu’il a prôné une utilisation du
récit mais nous observons que ses écrits sont plus souvent théoriques que poétiques150. Nous
gardons l’impression qu’il n’a pas réussi lui-même à réaliser son projet de théologie narrative.
La théologie narrative forte ne semble pas s’interroger pour savoir si le récit doit être le critère
épistémologique de la théologie. Est-ce qu’il n’y a pas un risque d’immuniser le récit à
l’égard de la raison critique ? Eberhard Jüngel a bien mesuré les limites d’une théologie nar-
rative qui ne fait pas son autocritique. Tout en reprenant le programme esquissé par Weinrich
et Metz, il reconnaît que ceux-ci n’ont pas été assez loin dans l’analyse rigoureuse. La théolo-
gie est fondamentalement narrative dans la mesure où Dieu attend d’être raconté comme
amour infini. Cependant, la théologie n’est pas seulement une activité qui consiste à raconter
des histoires. Les « histoires » sur Dieu sont subordonnées à une histoire racontée reconnue.
La preuve, c’est que les apocryphes (de simples histoires) n’ont pas été retenus dans le canon
des Écritures151.
La théologie narrative faible ne récuse pas la dimension spéculative de la théologie. Les
auteurs qui s’expriment ici résistent à l’usage de l’appellation « théologie narrative ». Ainsi,
des théologiens comme Stroup et Ritschl défendent l’importance de l’argumentation pour

148
Albert W. MUSSCHENGA, « Narrative Theology and Narrative Ethics », p. 176.
149
Ibid., p. 184.
150
Metz a comme point commun avec les partisans d’une narrativité forte le fait qu’il part des « histoires » qui
expriment un « souvenir dangereux » sans faire une analyse très poussée des références bibliques.
151
Cf. Eberhard JÜNGEL, Dieu mystère du monde (Cogitatio Fidei, 117), t. 2, Paris, Cerf, 1983, p. 142.
120 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

clarifier et analyser le message biblique152. Tout en reconnaissant l’importance des histoires


bibliques, ils sont également sensibles aux récits autobiographiques (Les Confessions
d’Augustin, par exemple153). Ils soulignent la structure narrative de l’expérience humaine et
religieuse, et les mises en récit de cette expérience dans la Bible, mais pas exclusivement.
Néanmoins, la théologie reste en premier lieu une démarche réflexive, donc spéculative.
George Stroup a critiqué la manière dont Hauerwas présentait le projet d’une théologie narra-
tive. Il déplore la sous-estimation du dialogue avec la philosophie, d’une part, et l’exégèse
biblique, d’autre part154. En considérant le récit comme une explication du contenu des convic-
tions chrétiennes, sans rechercher à reconstruire une théologie à partir des récits, on aboutit
simplement, pense ce théologien, à une « théologie du récit » et non à une « théologie narra-
tive » critique155. La théologie n’est pas simplement une narration mais elle doit comporter
une analyse critique en vue de communiquer à propos de l’expérience croyante. La fréquenta-
tion d’une communauté narrative est importante pour ne pas oublier les récits qui contiennent
des intuitions morales. L’imagination peut être sollicitée de façon créative par ces récits.
Néanmoins, il faut tenir compte de la pluralité des histoires et de l’analyse des textes pour
construire un sens accessible au lecteur.

II. Théologie morale narrative et critique

Il est heureux que l’accent sur la narrativité conduise à mieux faire attention au dévelop-
pement de l’identité de la personne. Cependant, le problème majeur de l’éthique purement
narrative est qu’elle se dérobe à une critique externe. Musschenga distingue la critique interne
de la critique externe156. La première vise à chercher la cohérence entre le récit et l’agir
(authenticité) alors que la seconde confronte l’expression narrative à la raison et aux sciences.
On se trouve ici confronté au débat entre le « réalisme interne » et le « réalisme externe »157.
Généralement, les chrétiens sont « réalistes », c’est-à-dire qu’ils reconnaissent l’existence

152
Dietrich RITSCHL et Hugh O. JONES, « Story » als Rohmaterial der Theologie, Munich, Kaiser, 1976. George
W. STROUP, The Promise of Narrative Theology: Recovering the Gospel in the Church, Atlanta, John Knox
Press, 1981.
153
SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, traduit du latin par J. Tabucco, Paris, Garnier-Flammarion, 1964.
154
George STROUP, « Theology of Narrative or Narrative Theology ? : A Response to Why Narrative? », dans
Theology Today, 47 (1991), p. 425-427.
155
Ibid., p. 427-428.
156
Cf. Albert W. MUSSCHENGA, « Should Christian Ethics be Narrative? », dans Alberto BONDOLFI, Stefan
GROTEFELD, Rudi NEUBERTH (éd.), Ethik, Vernunft und Rationalität. Ethics, Reason and Rationality, Münster,
Lit Verlag, 1996, p. 223- 253.
157
Cf. William SCHWEIKER, Responsibility and Christian Ethics (Studies in Christian Ethics), Cambridge,
Cambridge University Press, 1999, p. 106-114. Cet auteur parle d’un « réalisme interne » (internal realism) et
d’un « réalisme fort» (strong realism).
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 121

d’un réel au-delà du langage. De ce point de vue, l’éthique n’est pas inventée mais elle est
reçue. Toutefois, nous avons deux manières de justifier les propositions éthiques. Pour les
partisans du « réalisme interne » (internal realism), dont Hauerwas fait partie, l’éthique chré-
tienne ne peut être réduite à une moralité naturelle. La vérité des affirmations doit être évaluée
selon un critère interne. « On ne peut pas se référer au monde ‘dehors’ pour valider ou réfuter
les croyances morales chrétiennes […]. Assez curieusement, cela signifie que ce qui devient
central est la question de la fidélité des chrétiens au récit biblique plutôt que le statut de vérité
des croyances »158. À l’opposé, nous trouvons les partisans d’un « réalisme externe » ou
« fort » (strong realism) pour lesquels la vérité chrétienne peut être confirmée en se basant sur
une réalité qui excède le récit chrétien (expérience, conscience humaine, nature…)159. La
question n’est évidemment pas de choisir l’un contre l’autre mais de trouver une combinaison
des deux.
La grande difficulté que pose l’éthique théologique de Hauerwas vient du fait que cet au-
teur survalorise la particularité de la tradition chrétienne par rapport aux autres traditions de
pensée. Cette accentuation de la dimension théologique de l’éthique va de pair avec un désin-
térêt pour la société dans son ensemble. Selon le théologien américain, soit on défend la parti-
cularité du récit chrétien par une posture de témoin au sein de la communauté, soit on adopte
la morale rationnelle universelle en rejetant l’ancrage propre dans une tradition qui fait partie
de l’identité chrétienne. Peut-on sortir du dilemme hauerwassien ? Oui, si on admet que le
théologien peut transcender sa propre tradition pour rendre compte devant toute personne des
défis qui traversent la société (justice, violence, égalité des personnes…).
Hauerwas ne résume pas tout le courant de l’éthique narrative chrétienne. Au contraire, il
soutient un modèle parmi d’autres, à savoir celui de « l’éthique du témoignage » (testimony
model)160. On peut cependant observer que Hauerwas prend ses distances par rapport à une
conception pure de la théologie narrative. Dans l’introduction au Royaume de Paix, il met les
choses au point : « J’espère qu’il est clair que je n’ai jamais eu l’intention de développer une
théologie narrative ou une théologie du récit. Je ne sais d’ailleurs pas à quoi cela ressemble-
rait. La théologie elle-même ne raconte pas d’histoires ; elle est plutôt une réflexion critique
sur une histoire ; ou peut-être mieux, elle est une tradition incarnée par une communauté vi-
vante qui se rapporte au passé, se trouve enracinée dans le présent et regarde vers le futur.

158
Traduction de : « One cannot refer to the world « out there » to validate or to refute Christian moral beliefs.
[…]. Oddly enough, this means that what becomes central is the question of the fidelity of Christians to the
biblical narrative rather than the truth status of beliefs » (ibid., p. 111).
159
Ibid., p. 112. Comme exemple, l’auteur cite Joseph Fuchs.
160
Albert W. MUSSCHENGA, « Should Christian Ethics be Narrative? », p. 251.
122 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

C’est donc une erreur de supposer que mon insistance sur le récit soit le point central de ma
position – si tant est qu’on puisse dire que j’ai une position. Le récit n’est qu’un concept qui
aide à éclaircir le lien étroit entre les divers thèmes que j’ai essayé de développer, dans le but
de donner un exposé constructif sur la vie morale chrétienne »161.
On trouve dans cette déclaration une ambiguïté dans la double affirmation que la théologie
est une réflexion critique sur une histoire tout en étant une tradition incarnée par la commu-
nauté. Dans quel sens la théologie est-elle critique ? Bien que la théologie ne raconte pas des
histoires, le récit ne joue pas moins chez Hauerwas un rôle déterminant. Nous restons avec
l’impression qu’un désengagement de la réflexion sur le fondement rationnel va de pair ici
avec un surinvestissement sur le plan de la narrativité forte. Une réflexion critique au sens
d’une « critique externe », en termes de confrontation avec la rationalité commune, ne trouve
pas de place dans la perspective contextuelle de Hauerwas. De son côté, Metz tient à la sin-
gularité de la mémoire chrétienne (memoria passionis) tout en adoptant un discours qui vise
une justice universelle, une reconnaissance de l’autre en tant qu’autre et une théologie narra-
tive qui s’ouvre aux récits de souffrance de chacun. Le récit est donc pensé comme ouvert sur
une pluralité d’expériences qui concernent l’histoire de Dieu avec l’humanité.
L’éthique narrative se base sur une vision sociale du sujet, d’où son rejet du présupposé
solipsiste de l’individualisme. Le moi est par nature relationnel. Cette observation conduit
alors à affirmer l’appartenance à une communauté comme constitutive de l’identité morale.
Bien que quelqu’un soit relié à une communauté qui lui donne une identité, cela ne veut pas
encore dire qu’il doit accepter toutes les normes de cette communauté. Le modèle narratif de
Hauerwas présuppose des communautés homogènes quant à la valeur donnée aux récits qui la
constituent. Notons également que ce type de communauté « fermée » s’appuie sur une disci-
pline de vie très stricte. Toutefois, une telle vision de la communauté ne correspond pas à
l’expérience contemporaine d’une pluralité des interprétations. Dans un contexte pluraliste, y
compris au cœur même de l’Église, nous devons nécessairement aborder la réflexion éthique
sur un autre plan. Il devient indispensable de distinguer deux niveaux : le niveau de la justifi-
cation sur base du récit (pôle convictionnel) et le niveau de la justification vis-à-vis de la rai-
son publique (pôle communicationnel). Sans cette double démarche, les partisans d’une éthi-
que narrative tombent sous le coup d’un isolationnisme à l’égard des autres facteurs sociaux
et d’une immunisation par rapport à toute remise en cause. La justification de certains juge-
ments ne peut plus se faire uniquement en montrant la cohérence par rapport au récit biblique.
En effet, il importe de tenir compte d’une communauté plus large que l’Église, ce que

161
RP, p. 37.
LE RÉCIT DE LA FOI ─ 123

Hauerwas se refuse à faire. En se fondant sur des textes bibliques, on peut légitimer une su-
bordination des femmes par rapport aux hommes ou une condamnation des homosexuels. Or,
ces attitudes ne sont pas justifiables au regard de la communauté politique dans laquelle nous
vivons. Bien que ni la démocratie ni le libéralisme ne soient des réalisations parfaites du
christianisme, on ne peut pas nier qu’un certain nombre de valeurs fondamentales de la so-
ciété libérale rejoignent la tradition chrétienne (égalité, dignité, liberté…).
L’option corrélative de l’École de Chicago nous semble plus prometteuse si nous voulons
rester critiques à l’égard de nos propres présupposés et de nos lectures (souvent intéressées)
de l’Écriture. Cette direction suppose qu’on accepte de passer par une réflexion herméneuti-
que rigoureuse. Un penseur comme Paul Ricœur est intéressant de ce point de vue. En effet,
bien qu’il ne soit pas théologien, il a développé une pensée herméneutique critique qui permet
d’accueillir une tradition narrative dans le champ de la réflexion sans pour autant accorder à
cette tradition une immunité. L’herméneutique biblique de Ricœur conduit la personne à se
décentrer pour accueillir le « monde du texte » qui se déploie devant elle. La rencontre du
lecteur, de son « monde », avec le « monde du texte » conduit à relire les textes de références
dans une perspective renouvelée. L’herméneutique critique ne permet pas au lecteur de se
laisser enfermer dans une seule image tirée de l’Écriture (le Sermon sur la montagne ou
l’Exode, par exemple). Le caractère « polyphonique » du langage religieux conduit à faire une
lecture plurielle des Écritures tout en ouvrant des champs de vision et d’action (des nouvelles
possibilités d’être et d’agir)162. En effet, la lecture du texte biblique a pour effet d’inaugurer de
nouveaux possibles où le sujet moral peut s’investir. Ce travail herméneutique fait appel à la
distanciation, l’appropriation et aussi l’imagination163. Ce faisant, il est difficile de rester dans
une « lecture littérale » de la Bible et encore moins dans une lecture unilatérale comme s’il y
avait un seul récit qui résumait toute l’histoire de Dieu avec les hommes. Si Ricœur est favo-
rable au projet de théologie narrative, ce n’est pas dans le but de réduire la pluralité des récits
et des discours à un schéma unique où la concordance domine la discordance164. En effet, la
Bible ne constitue pas un récit homogène et elle contient autre chose que du récit (lois, hym-
nes…). Le texte biblique reçoit sa signification à partir de sa rencontre avec d’autres types de
discours. Le texte n’impose donc pas son sens aux lecteurs. La convergence entre le « monde

162
Cf. Paul RICOEUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II (Points, 377), Paris, Seuil, 1986, p. 133-
145.
163
Nous reprenons cette démarche herméneutique, à la suite de Ricœur, dans la Partie IV.
164
Paul RICOEUR, L’herméneutique biblique (La nuit surveillée), textes réunis et présentés par F.-X. Amherdt,
Paris, Cerf, 2005, p. 326-342. Ricoeur dit adhérer au projet de Metz d’une théologie au service des « mémoires
dangereuses » qu’il faut libérer d’une narration trop superficielle de l’histoire du salut (p. 329).
124 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

du lecteur » et le « monde du texte » conduit à une mise en perspective qui donne un sens165.
La façon dont ce sens va susciter un agir relève, selon ce philosophe, du travail de la phrone-
sis166. En reprenant ce concept aristotélicien, Paul Ricoeur vise à penser l’action de façon sou-
ple comme démarche responsable en lien avec autrui et dans un souci de justice. Ricoeur a
cependant élargi la conception d’Aristote pour élaborer une phronesis avec autrui, c’est-à-dire
une « phronesis publique »167. Il s’agit par là de s’ouvrir au débat public qui donne une cer-
taine objectivité et vise une universalité inchoative. La sagesse pratique amène le sujet à se
placer dans la perspective de ce qui pourrait être reconnu par tous. Autrement dit, pour éviter
le piège du relativisme, Ricoeur noue la sagesse pratique à l’altérité. Chacun décide seul
(conscience) mais il y a une « injonction » qui vient d’un autre. Nul ne peut s’attester sans
répondre à l’autre. Ce travail de la sagesse pratique conduit à lire l’Écriture en y cherchant des
éclairages de sens, des propositions d’action, ne perdant pas de vue le souci du respect de
l’alter ego. Ce travail herméneutique a donc besoin d’intégrer la pluralité et l’intersubjectivité
dans une perspective de communication168.

165
Cf. ibid., p. 331.
166
Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, p. 279-343.
167
Gaëlle FIASSE, L'autre et l'amitié chez Aristote et Paul Ricœur. Analyses éthiques et ontologiques, Louvain-
Louvain-la-Neuve, Peeters - Éditions de l'Institut supérieur de Philosophie (Bibliothèque philosophique de
Louvain, 69), 2006, p. 124.
168
Nous développons ce thème de la communication dans la partie IV.
Partie III
La communauté chrétienne
dans le monde

Introduction

Dans cette troisième partie, nous nous arrêterons sur la dimension communautaire de la
pratique chrétienne. Alors que la foi se transmet et se dit à travers un récit, qu’elle comporte
une dimension pratique, il reste à établir comment elle s’inscrit dans un tissu relationnel
désigné sous le vocable de « communauté ». La foi chrétienne ne se réduit pas à une piété
personnelle, elle est d’emblée tournée vers les autres, ceux avec qui nous faisons l’expérience
d’être impliqués dans un tissu social qui ne se limite pas à la vie ecclésiale.
Les chrétiens ont le sentiment d’appartenir à un peuple qui est appelé à jouer un rôle dans
l’histoire. Ils ne sont pas pour autant retranchés du monde des hommes. La communauté des
croyants n’est pas hors du monde, ni au-dessus, ni à côté. Le récit biblique permet d’ouvrir
les yeux sur la fraternité de tous les enfants de Dieu. Ceci doit nous préserver d’un
cloisonnement et d’un esprit tribal qui voudrait conserver une culture inaccessible aux autres.
Alors que Metz s’engage dans une solidarité critique avec la modernité, Hauerwas prône
sans complexe la formation d’une société alternative se démarquant de la culture commune.
Ces auteurs soulignent la grande pertinence de la tradition chrétienne, tout en relevant qu’une
crise se situe au plan des institutions et des sujets1. La crise se situe principalement au niveau
de la pratique évangélique. D’une voix commune, à la manière d’un Dietrich Bonhoeffer, les
deux théologiens affirment que la grâce a un coût et que la suite du Christ n’est pas une option

1
Pour Metz, Cf. FHS (spécialement p. 14). Pour Hauerwas, Cf. RA.
126 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

parmi d’autres2. La spécificité du christianisme apparaît en effet dans un engagement à vivre


ensemble un Évangile subversif 3.
Après avoir clarifié le sens du concept de communauté (ch. 1), nous étudierons la façon
dont Hauerwas (ch. 2) et Metz (ch. 3) en font l’usage. Ensuite, nous confronterons les
perspectives des deux auteurs à propos de l’ecclésiologie (ch. 4).

Chapitre 1. Le concept de communauté

L’idée de communauté a refait surface ces dernières années sur la scène intellectuelle eu-
ropéenne, notamment suite à l’intérêt suscité par le débat, d’origine américaine, entre les
communautariens et les libéraux4. Ce dernier anime la vie intellectuelle des États-Unis depuis
les années quatre-vingt. Le thème de la communauté n’a pas été une préoccupation aussi mar-
quée en Europe, où il demeure ambigu et suspect. En effet, la catégorie de communauté a été
particulièrement investie par le national-socialisme qui a prôné une « communauté du peu-
ple » (Volksgemeinschaft) fondée sur une homogénéité biologique et culturelle exclusive de
tout corps étranger5. Plus encore que la notion de communauté, le terme dérivé de
« communautarisme » agite les esprits. Cette notion est souvent à l’origine de confusions. En
effet, on entend généralement deux choses différentes : dans un sens courant, le communauta-
risme vise la revendication que certains groupes (religieux, ethniques, …) font de certains
droits au détriment du cadre commun, qui s’accompagne souvent d’un repli identitaire. Dans
un sens plus philosophique, cela désigne l’importance que certains penseurs accordent à la
communauté comme lieu d’identité dont il faut tenir compte dans l’élaboration des principes
qui gouvernent la société. Cette deuxième approche ne tend pas à refuser les valeurs démo-
cratiques mais elle cherche au contraire à les renforcer par une reconnaissance du fait que
l’identité des individus inclut un ancrage communautaire naturel. Ces deux acceptions du
terme communauté ne sont cependant pas autonomes dans la réflexion politique européenne.
La France, qui tient à un principe républicain fondateur de la citoyenneté, n’est pas encline à
reconnaître des communautés particulières en son sein alors même que celles-ci demandent

2
Les deux théologiens disent avoir beaucoup reçu du théologien luthérien Bonhoeffer. Ils se retrouvent
certainement dans l’image de la « grâce qui coûte » développée par ce dernier dans son livre Nachfolge (1937).
Cf. Dietrich BONHOEFFER, La vie de disciple. Le prix de la grâce, p. 23-36.
3
Nous utilisons l’adjectif subversif (du latin subvertere, renverser) dans un sens non péjoratif. C’est l’idée d’un
renversement des priorités et d’une mise en cause de l’ordre établi lorsqu’il est injuste.
4
Nous examinons ce débat dans la Partie IV.
5
Axel HONNETH, « Communauté », dans Monique CANTO-SPERBER (éd.), Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 271. Nous nous appuyons en grande partie sur cet article pour cette
clarification terminologique.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 127

une reconnaissance de leurs particularités (on pense surtout ici à la communauté musulmane).
Toutefois, on peut observer que ces évolutions suscitent la crainte d’affaiblir la démocratie.
La question de la communauté est donc dans l’air du temps, pour le meilleur et pour le pire.

I. Historique

Historiquement, le concept de communauté tel que nous le connaissons n’est pas très an-
cien. Les grecs, comme Aristote, ne différencient pas les différents types de réunions humai-
nes, qu’elles reposent sur un accord de volonté ou sur des liens naturels. Cette indifférencia-
tion entre « union naturelle » et « union sociale » va dominer l’Antiquité et le Moyen Âge.
Bien qu’un principe hiérarchique soit ajouté, on définira toujours les unions entre hommes,
qu’elles existent sur base d’un lien émotionnel ou sur base d’un objectif commun, par le
vocable de societas ou communitas.
Autrement dit, jusqu’à la fin de l’époque médiévale, on ne fait pas encore la distinction ty-
piquement moderne entre « communauté », d’une part, et « société », d’autre part. Ce n’est
que sous l’influence des Lumières qu’une différenciation va s’opérer. Les penseurs des
Lumières (Hobbes, Rousseau, Kant, Fichte…) ne vont plus définir la société comme les an-
ciens mais ils vont souligner la fonction qui est remplie par le concept. En effet, la société
devant s’organiser sur base d’un contrat entre les individus, elle ne peut plus englober
n’importe quelle association humaine. Pour Rousseau, par exemple, les citoyens s’engagent
par un accord contractuel à édifier une communauté juridique. La société est donc un ensem-
ble de libertés qui poursuivent une fin commune : l’instauration d’un ordre juridique. Mais
ces auteurs ressentent le besoin d’un enracinement de la communauté politique dans une
communauté « prépolitique ». Rousseau fait appel à la religion civile, tandis que Fichte insiste
sur les expériences qui suscitent le sentiment d’appartenance politique. C’est ainsi que se des-
sine une distinction importante entre l’association politique (État) et les autres associations
qui reposent sur des liens de dépendances naturels (famille, peuple, tribu…). Le terme de
communauté visera de plus en plus le second cas de figure. Un des premiers emplois en ce
sens se trouve chez Edmund Burke, en 1793, quand il désigne par « communauté » une liai-
son entre personnes en tant que résultat d’une histoire, d’une succession de générations et
d’une harmonisation d’intérêts. La différenciation entre communauté et société sera particu-
lièrement théorisée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies, vers la fin du dix-neu-
vième siècle, dans Communauté et société (1887)6. La communauté (Gemeinschaft) est défi-

6
Cf. Ferdinand TÖNNIES, Communauté et société, Catégories fondamentales de la sociologie pure, introduction
et traduction de l’allemand par J. Leif, Paris, PUF, 1997.
128 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

nie assez largement comme toute forme de socialisation débouchant sur un accord tacite et
des attitudes d’approbation. Cette « Gemeinschaft » est généralement un groupement clos où
le lien émotionnel est fort (famille, village, religion…). Le terme société (Gesellschaft) dési-
gne quant à lui une forme de socialisation où les sujets viennent, pour des raisons objectives
et rationnelles, afin de maximiser leurs avantages. On se situe ici dans une logique utilitariste
et volontariste. Ce n’est pas un hasard si cette manière de définir la société coïncide avec
l’établissement du système capitaliste. On notera également la correspondance entre le déve-
loppement de l’État-nation et la relativisation des communautés naturelles d’appartenance.
Les individus sont attachés subjectivement à un groupe (communauté) et cherchent en même
temps à satisfaire leurs intérêts rationnels (société).
Un même concept n’est pas chargé d’une même signification dans toutes les cultures. Ainsi
donc, le concept de communauté n’a pas évolué de façon symétrique en Europe et aux États-
Unis. Alors qu’en Europe, le thème de la communauté eut à certains moments une charge
idéologique négative (hostilité au système démocratique et capitaliste), il a par contre été ra-
pidement considéré outre-Atlantique comme compatible avec le modèle de société libérale.
La pensée politique américaine a rapidement introduit les communautés locales et religieuses
dans le projet démocratique de société libérale. La démocratie constitutionnelle étasunienne
s’interprète en tant que community of communities. On envisage ici les communities comme
des « formes d’union sociale dans lesquelles les sujets produisent, par la voie de la participa-
tion démocratique, des valeurs et des objectifs auxquels ils se sentent liés ensemble et au
même titre »7.

II. Actualité de la notion

Aujourd’hui, la question de la communauté est brûlante mais on lui colle tellement


d’attentes et d’intentions qu’il existe un risque que le concept n’ait plus un sens précis. On
dira alors que c’est un « fourre-tout » dont il vaut mieux se passer pour garder un raisonne-
ment rigoureux. Il est d’ailleurs évident que ce concept possède un pouvoir rhétorique qui
cache des projets politiques et religieux pouvant être diamétralement opposés. Qui serait
contre une communauté qui offre sécurité et confort dans une société bousculée ? Comme le
souligne le sociologue Zygmunt Bauman, le mot évoque chez nos contemporains tout ce qui
nous manque pour nous sentir en confiance8. Si la communauté peut sembler être un refuge, il

7
Axel HONNETH, « Communauté », p. 274.
8
Cf. Zygmunt BAUMAN, Community: Seeking Safety in an Insecure World, Cambridge, Cambridge Polity Press,
2001, p. 1-3.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 129

ne faudrait pas oublier qu’il y a peut-être un prix à payer, à savoir une perte de liberté.
Jusqu’où en effet peut-on jouir du bien-être communautaire tout en conservant son autono-
mie ? Comme toute communauté a besoin de déterminer ses frontières, sur base d’un repère
matériel (territoire, marque physique…), ou sur base d’un élément non matériel (symbole,
histoire, rite…), les deux pouvant se cumuler, il n’est pas évident de bénéficier des avantages
d’une communauté tout en supportant les contraintes qui en découlent. Nous sommes donc
face à une tension entre, d’une part, le désir d’autodétermination qui suscite l’individualisme
et, d’autre part, la recherche d’un groupe sécurisant.
Nous retiendrons pour notre recherche que la communauté est formée par des personnes
qui partagent quelque chose en commun9. De cette façon, on peut tout aussi bien englober
l’humanité entière qu’un groupe particulier d’individus (communauté linguistique, commu-
nauté religieuse, communauté universitaire, communauté internationale, communauté cultu-
relle…). À la différence de la communauté, la société civile est davantage une organisation
rationnelle qui fait appel à un cadre juridique pour atteindre certains objectifs. Elle se donne
en particulier un dispositif de régulation des besoins sociaux qui prend la forme de l’État. On
peut donc difficilement penser une autonomie stricte, tellement la communauté, la société et
l’État sont en interaction continue.
Si la communauté est constituée de personnes qui ont quelque chose en partage, il devient
évident qu’une communauté de croyants regroupe les personnes qui partagent une foi reli-
gieuse. Évidemment, on sent immédiatement que cela reste très vague (quels croyants ? quel-
les croyances ?). Dans la tradition chrétienne, l’idée de « communauté » renvoie immédiate-
ment à trois situations : la communauté primitive, la communauté locale (paroisse), la com-
munauté eschatologique (communion des saints). À cela s’ajoute que la réalité communau-
taire suscitée par le christianisme a été rapidement désignée par un autre terme qui fait auto-
rité : Église10. Ce terme n’est pas dépourvu d’ambiguïté ! On parle en effet de l’Église mais
aussi des Églises, cela vise tantôt des lieux (bâtiments), tantôt des confessions qui la compo-
sent (catholiques, luthériens, méthodistes…), tantôt les autorités qui la gouvernent (le magis-
tère). Autrement dit, tout comme le concept de communauté est difficile à manier, il en va de
même pour celui d’Église, concept théologique différemment interprété selon les traditions
théologiques et les époques de l’histoire.

9
Étymologiquement, le terme latin communis (en grec : koinonia) (« ce qui appartient à quelques-uns ou à
tous ») se compose de cum (« avec ») et de munis (« charge, présent »).
10
Ce terme vient du grec ekklesia, qui signifie « assemblée ».
130 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Il y a une interaction permanente entre la question de la communauté et l’Église. Celle-ci


est composée de diverses communautés situées en différents lieux, dans différentes cultures.
On est donc bien obligé de parler « des Églises », même si on considère que l’ensemble forme
une seule Église de Dieu. Une Église, bien qu’organisée juridiquement, est composée de mul-
tiples communautés. Il s’agit dans la réalité d’une « communauté de communautés ».

Chapitre 2. La communauté chez Hauerwas

L’idée de communauté occupe une place centrale dans la théologie hauerwassienne. Il


s’agit véritablement du pivot de son éthique théologique. C’est pourquoi nous devons analy-
ser en profondeur ce que le théologien met derrière ce concept dont nous avons montré les
multiples usages possibles. Dans la perspective confessante qui est la sienne, Hauerwas at-
tend beaucoup de la communauté des chrétiens. L’Église doit être, à ses yeux, une commu-
nauté de disciples qui reflète un certain caractère moral pour témoigner au monde d’une autre
façon de vivre ensemble. Dans ce projet, Hauerwas envisage une ecclésiologie en contraste
avec la société, dans le but de proposer une autre vision de société. Dans cet esprit, Hauerwas
pense l’Église comme polis alternative. Ce théologien se défend d’aller dans le sens d’un re-
trait de la société, étant donné son souci de provoquer celle-ci à vivre autrement. En raison de
son histoire, de sa mémoire, la communauté chrétienne constitue un « avant-goût » du
Royaume sur terre. Mais l’Église doit pour cela être fidèle à l’« histoire chrétienne » qui est
transmise par la tradition. La vision ecclésiologique de Hauerwas mérite une grande attention.
Dans un premier temps, nous mettons en évidence les enjeux d’une communauté de disciples
(I). Ensuite, nous analysons l’idée de polis appliquée à l’Église par Hauerwas (II). Après avoir
souligné combien celle-ci est porteuse d’une mémoire (III), nous éclairons la perspective es-
chatologique de la théologie hauerwassienne (IV). Enfin, nous retraçons le débat houleux au-
tour de la « tentation sectaire » de cet auteur (V).

I. La communauté des disciples

Le concept de communauté est employé de manière constante par Hauerwas. Il constitue


un fil rouge de son discours théologique. Voici la définition qu’il en donne : « Une commu-
nauté est un groupe de personnes qui partagent une histoire et dont la série d’interprétations à
propos de l’histoire procure la base pour des actions communes »11.

11
Traduction de : « A community is a group of persons who share a history and whose common set of
interpretations about that history provide the basis for common actions » (CC, p. 60).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 131

Hauerwas comprend donc la communauté comme un ensemble de personnes qui partagent


une même histoire. Cette histoire fait l’objet de multiples interprétations qui conduisent à une
orientation pratique. L’histoire (history) commune de ces personnes se raconte et devient récit
(story). La communauté interprète donc son histoire à partir du récit qu’elle a élaboré au fil du
temps. Ce travail de narration et d’interprétation n’est qu’un préalable à l’action. Pour
Hauerwas, on n’interprète pas seulement l’histoire pour augmenter une connaissance ou pour
approfondir une identité, et certainement pas pour « faire de l’histoire », mais bien plus préci-
sément pour agir dans le monde. Le récit que la communauté s’approprie doit déboucher sur
une politique (policy).
Pour qu’une communauté existe, il faut que les membres se retrouvent dans une même tra-
dition narrative. Ce cadre narratif permet aux membres de la communauté de se situer dans
une perspective commune qui éclaire la place et le rôle de chacun dans la société. Ceci peut
s’appliquer à différents types de communauté, et n’est pas l’apanage de la communauté for-
mée par les chrétiens.
Pour Hauerwas, les chrétiens ont naturellement besoin d’une communauté pour vivre.
Toutefois, il ne s’agit pas de n’importe quelle communauté mais de celle qui permet de rece-
voir la tradition chrétienne. Celle-ci dépend directement de l’existence d’une communauté
vivante qui traverse l’histoire : l’Église. Le thème de l’Église est devenu un des piliers de la
théologie de Hauerwas, dès les années quatre-vingt. Ainsi qu’il l’écrit lui-même en 1985, « je
réalise maintenant que l’Église en tant que corps du Christ est une pierre angulaire concep-
tuelle de mon projet de construction »12. Au départ d’une conception dynamique de la tradi-
tion chrétienne, le théologien méthodiste envisage le « milieu de vie » nécessaire à
l’actualisation de la foi. « Le soutien d’une telle tradition requiert le soutien d’une commu-
nauté qui traverse le temps suffisant au voyage d’une génération à la suivante. Le mot chré-
tien pour une telle communauté est Église »13.
L’Église est une communauté de personnes qui forment un corps visible. Dès le départ, les
chrétiens ont compris leur foi en Dieu comme une réalité indissociable d’une communauté
particulière. Leurs croyances étaient directement liées à la formation d’une communauté d’un
type nouveau. L’originalité de ces croyants n’est pas tant le contenu de leurs croyances mais

12
Traduction de : « Ten years later, I now realize that the church as Christ’s body is a conceptual cornerstone of
my constructive project » (HR, p. 89). Hauerwas écrit cela dans une nouvelle préface au livre de sa thèse (datant
de 1975), Character and the Christian life, en 1985 (texte repris ensuite dans HR, p. 75-89).
13
Traduction de : « The maintenance to sustain of such a tradition requires a community across time sufficient
the journey from one generation to the next. The Christian word for such a community is church » (ibid., p. 71).
132 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

leur « inventivité sociale »14. Leur compréhension du Dieu révélé en Jésus demandait
l’établissement d’« une communauté distincte du monde exactement à cause du genre de Dieu
qu’il était »15. À partir de là, Hauerwas estime que si l’athéisme a connu un tel succès, c’est
justement parce que les chrétiens ont perdu de vue cette réalité communautaire fondamentale.
Toutes les théologies et les éthiques chrétiennes qui ont voulu construire un système ou une
théorie en faisant abstraction de cette réalité sociale n’ont fait que donner raison aux penseurs
athées et sécularistes.
Il est donc capital aux yeux de Hauerwas de comprendre qu’on ne peut appréhender les
convictions chrétiennes (le péché, le salut…) en dehors de la tradition de l’Église et que celle-
ci doit être vue comme un corps de croyants qui sont « hors du monde » du fait que le rôle de
ceux-ci est de rendre un culte à un Dieu inconnu du monde16. Les chrétiens ont donc besoin de
cette communauté spécifique où ils apprennent à se découvrir en tant que créatures et renon-
cent à l’illusion de se croire créateurs17. Cette expérience de vie suppose une communauté qui
permet d’être fidèle à Dieu, ce qui peut engendrer un conflit avec la société moderne. Les
chrétiens ne cherchent pas à entrer en conflit mais leur genre de vie peut susciter de l’hostilité.
Il va définir cette vie en recourant à une pluralité de qualificatifs qui auront pour but de
donner une visée, c’est-à-dire d’évoquer ce que cette communauté est appelée à être. On peut
souligner d’emblée ici une difficulté typiquement hauerwassienne qui touche son ecclésiolo-
gie. On ne sait pas toujours s’il parle au présent (ce que la communauté est actuellement) ou
au futur (ce qu’elle devrait être). Hauerwas semble toujours en tension entre la réalité et
l’idéal. De son propre témoignage, cette tension est délibérée. Dès les premières pages de A
Community of Character, l’auteur prévient son lecteur : « Je trouve que je dois penser et
écrire pas seulement pour l’Église qui existe mais pour l’Église qui devrait exister si nous
étions plus courageux et fidèles »18. Il y a en effet une « vision utopique » qui anime la pensée
du théologien américain.
Hauerwas nomme de diverses façons la communauté de chrétiens qu’il vise. Nous pouvons
donner un inventaire significatif : l’Église est « une communauté capable d’entendre l’histoire

14
« Yet what was most original about the first Christians was not the peculiarity of theirs beliefs, even beliefs
about Jesus, but their social inventiveness in creating a community whose like had not been seen before » (ibid.,
p. 72). Nous soulignons.
15
Traduction de : « […] a community distinct from the world because of the kind of God he was » (ibid.).
16
« For Christians beliefs about God, Jesus, sin, the nature of human existence, and salvation are intelligible
only if they are seen against the background of the church – that is, a body of people who stand apart from the
‘world’ because of the peculiar task of worshipping a God whom the world knows not » (ibid., p. 72).
17
Cf. ibid., p. 73.
18
Traduction de : « […] I find I must think and write not only for the church that does exist but for the church
that should exist if we were more courageous and faithful » (ACC, p. 6).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 133

de Dieu »19, « une communauté de caractère » et une « communauté de caractères »20, « une
communauté prophétique »21, « une communauté distincte »22, « une colonie »23, « une
communauté messianique »24, « une polis alternative »25, « une communauté alternative »26
« une communauté servante »27, le « corps du Christ »28, « une communauté de vertus »29,
« une communauté de discours moral »30 ou encore « un peuple capable de dire la vérité »31.
Hauerwas pense l’Église comme devant être un peuple concret, en marche dans l’histoire,
à la suite du peuple d’Israël. Il parle abstraitement d’une Église qu’il souhaite voir à l’œuvre.
Cette communauté ne peut donc pas exister comme entité invisible ou idéale. Réalité bien
terrestre, elle se reconnaît par une pratique (liturgique et éthique).

A. Une communauté de caractère

Hauerwas avait élaboré une éthique du caractère dans le cadre de sa thèse de doctorat pour
sortir du modèle de l’éthique du commandement et penser la vie morale comme un projet de
croissance32. L’identité morale ne devait plus se concevoir comme un élément acquis et stable
mais bien comme quelque chose qui grandit par une expérience. L’action ne pouvant plus se
penser sans se rapporter directement à l’agent, il fallait tenir compte de l’interaction entre le
sujet moral et son environnement. À l’époque de sa dissertation, Hauerwas retravaille la doc-
trine de la sanctification pour donner un fondement théologique à son projet. Mais il recon-
naîtra plus tard que, s’il était conscient de l’importance de la dimension relationnelle du sujet
pour son chemin de croissance et de sanctification, il n’avait pas encore compris le rôle cen-
tral qu’une communauté particulière – l’Église – devait jouer33. L’Église est donc progressive-
ment devenue la pierre angulaire de son éthique théologique. C’est dans la relation aux autres

19
Traduction de : « a community capable of hearing the story of God » (ibid., p. 1).
20
Traduction de : « the church is not only a community of character but also a community of characters » (ibid.,
p. 3).
21
Traduction de : « a prophetic community » (ibid., p. 245 (note 56)).
22
Traduction de : « (…) the distinctive community we call the church (…) » (AN, p. 7).
23
Traduction de : « a colony » (RA, p. 12).
24
Traduction de : « a messianic community » (ibid., p. 87).
25
Traduction de : « an alternative polis » (ibid., p. 46).
26
Traduction de : « an alternative community » (HR, p. 434).
27
RP, p. 182.
28
Traduction de : « the Church as the Christ’s body » (HR, p. 89).
29
RP, p. 187
30
Ibid., p. 225.
31
Ibid., p. 246.
32
Cf. Stanley HAUERWAS, Character and the Christian Life. A Study in Theological Ethics, San Antonio, Trinity
University Press, 1975.
33
Cf. HR, p. 88.
134 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

que le chrétien devient authentique, et cela surtout au sein de la communauté ecclésiale. La


formation du caractère dépendant de façon très large de cette dernière. L’ouvrage qui reflète
cette accentuation, A Community of Character, a été publié en 198134.

B. Une communauté de vertus

La vie chrétienne étant une vie à la suite de Jésus, elle nécessite le développement d’un ca-
ractère vertueux. C’est ainsi que la sainteté peut prendre forme dans la vie du croyant. En ef-
fet, la vertu n’est pas le but mais le moyen qui permet de devenir saint. Cette sanctification
passe par un apprentissage et une formation qui fait découvrir au croyant la vérité sur lui-
même, sur les autres, sur le monde et sur Dieu : « La formation des chrétiens à travers la litur-
gie rend évident que les chrétiens ne sont pas simplement appelés à faire ‘ce qui convient’,
mais plutôt que nous sommes appelés à être saints. Une telle sainteté n’est pas un accomplis-
sement individuel mais vient de la participation à une communauté dans laquelle nous décou-
vrons la vérité de nos vies. Et la ‘vérité’ ne peut être séparée de la manière dont la commu-
nauté adore, depuis que la vérité est que nous sommes des créatures faites pour l’adoration »35.
Non seulement le chrétien a besoin d’une communauté pour être éduqué par les autres,
mais plus encore, la suite du Christ est une aventure communautaire. Le disciple de Jésus
n’est donc pas un être solitaire qui de temps à autre aurait quelque chose à recevoir des autres.
Cette compréhension hauerwassienne de la vie évangélique est radicalement opposée à
l’individualisme moderne.
Le témoignage du salut offert par Dieu en Jésus passe en priorité par un agir éthique ver-
tueux qui correspond aux exigences de la tradition chrétienne. En effet, pour porter la mé-
moire et le récit du Sauveur crucifié, le peuple doit acquérir certaines vertus plus que d’autres.
Des aptitudes sont nécessaires pour soutenir la communauté croyante. Toute communauté
demande des vertus, c’est un besoin naturel. Néanmoins, elles n’ont pas immédiatement la
même signification ni pour les chrétiens ni pour d’autres personnes.
Si la communauté chrétienne adopte certaines vertus comme plus centrales que d’autres,
c’est sur base du récit religieux qu’elle incarne. La patience, par exemple, fait partie des ver-
tus fondamentales du christianisme, dans la mesure où les croyants doivent vivre pacifique-

34
Cf. Stanley HAUERWAS, A Community of Character: Toward a Constructive Christian Social Ethic, Notre
Dame, University of Notre Dame Press, 1981.
35
Nous traduisons: « The formation of Christians through the liturgy makes clear that Christians are not simply
called to do the ‘right thing’, but rather we are expected to be holy. Such holiness is not an individual
achievement but comes from being made part of a community in which we discover the truth of our lives. And
‘truth’ cannot be separated from how the community worships, since the truth is that we are creatures made for
worship » (IGC, p. 155).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 135

ment dans un monde violent. L’espérance soutient la patience, sans quoi on tomberait dans le
cynisme ou le fanatisme. Confronté aux besoins de justice, il est tentant de vouloir imposer
des règles par la force. Les croyants sont invités à renoncer à cette maîtrise et à vivre sans
contrôler le monde (living out of control), ce qui n’implique pas de renoncer à la promotion de
la justice mais au contraire à s’engager sans tomber dans l’illusion d’omnipotence.
La justice ne peut venir que de la conscience que nous sommes dépositaires de la création.
Dieu gouverne le monde non par voie de domination mais par la croix. La patience devant
l’injustice est sans doute trop facile. On ne peut avoir la justice sans se mettre soi-même à
l’épreuve, plutôt que d’attendre que tout vienne de l’État ou de la révolution. Le salut n’est
pas apolitique. Le Sermon sur la montagne est une invitation à former une nouvelle commu-
nauté, l’Église étant un peuple eschatologique fondé sur la connaissance du salut donné en
Jésus. Le peuple chrétien, miracle continu (de la présence de Dieu), doit exercer une résis-
tance aux puissances destructrices36.
La réalité de l’Église est une réalité empirique aussi tangible que la croix du Christ. Il ap-
paraît clairement pour Hauerwas qu’il n’y a pas d’Église de type invisible ou mystique : « Il
n’existe pas d’Église idéale, ni d’Église invisible, et pas davantage d’Église universelle et
mystique qui serait plus réelle que l’Église concrète avec ses parkings et ses soirées festi-
ves »37. L’Église est un peuple particulier qui suit son propre chemin et qui répond à sa mis-
sion spécifique. Les croyants ont besoin les uns des autres pour trouver le chemin qui corres-
pond à la politique évangélique. Hauerwas pense que chacun a besoin d’être mis en cause par
la communauté. Cela n’est pas facile car une culture individualiste refuse la dimension com-
munautaire. Pourtant, il apparaît que les décisions personnelles ont des implications pour les
autres. L’histoire personnelle de chacun se situe donc en interaction avec l’histoire de la
communauté. Ceci implique, ajoute Hauerwas, un recours à la casuistique en tant qu’elle est
un discernement communautaire (non réservé aux spécialistes) portant sur les implications
pratiques du récit chrétien. L’Église est ainsi une « communauté de discours moral » indis-
pensable à la mise en pratique des convictions du chrétien38. Le discernement, dans la
perspective de ce théologien, ne consiste pas à déduire des actions du texte mais bien à se
confronter avec d’autres qui ont été formés par le même récit, nommés « prophètes »39. Dans
cette réflexion, la tradition, la sagesse des ancêtres, le témoignage des saints, doivent être pris

36
Hauerwas parle de l’Église comme étant « un miracle de la présence continue de Dieu au milieu de nous »
(RP, p. 193).
37
Ibid., p. 193.
38
Cf. Ibid., p. 225.
39
RP, p. 230.
136 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

en compte. La communauté suscite un effort d’imagination pour ne pas suivre aveuglément


les évidences sociales.

C. Une communauté visible

Étant donné que Hauerwas ne conçoit pas une Église autrement que visible, il insiste sur
les « marques » qui rendent cette visibilité opérationnelle. La présence de l’Église en un lieu
dépend de signes qui se rattachent à la tradition chrétienne. Tout d’abord, viennent les deux
sacrements fondamentaux que sont le baptême et l’eucharistie. C’est par le baptême qu’une
personne prend part à l’histoire de l’Église et qu’elle est incorporée dans le peuple de Dieu.
L’eucharistie joue un rôle décisif puisqu’elle rend possible une communauté pacifique. À
ceux-ci s’ajoutent d’autres pratiques ecclésiales comme la prédication et la diaconie. La pré-
dication consiste à traduire le récit biblique pour la communauté et à donner les moyens de
témoigner à l’extérieur. La diaconie est le service de la charité qui implique une hospitalité à
l’égard de l’étranger. Tous ces actes chrétiens sont les « rites essentiels de notre politique »,
affirme le théologien méthodiste40. C’est à travers les rites, poursuit-il, que les chrétiens pren-
nent conscience de leur identité. Dans une telle perspective, la liturgie n’est pas seulement là
pour servir de motivation aux participants mais elle constitue l’action politique par excellence.

II. L’Église comme Polis

Stanley Hauerwas a été repris dans le Blackwell Companion to Political Theology (2003)
parmi les figures illustres de la théologie politique, au côté de théologiens tels que Johann
Baptist Metz, Jürgen Moltmann ou encore Gustavo Gutierrez41. Mais il apparaît assez rapide-
ment que le théologien méthodiste se démarque des instigateurs tant de la théologie politique
que de la théologie de la libération. Alors que les trois autres théologiens cités ont une
conception moderne et libérale de la politique, Hauerwas soutient une autre définition de la
politique, en se distanciant fortement de la manière moderne de concevoir la question politi-
que. En effet, selon lui, la politique est nécessairement liée à une communauté particulière. En
ce sens, du point de vue chrétien, la politique est une pratique de l’Église et celle-ci incarne
une politique différente ou, plus précisément, une autre polis. En reprenant, ce concept grec
de la polis, Hauerwas se situe d’emblée dans la tradition aristotélicienne. En se réappropriant
le concept classique des grecs, Hauerwas donne une orientation assez spécifique à sa pensée

40
RP, p. 194.
41
Cf. William CAVANAUGH et Peter SCOTT (éd.), The Blackwell companion to Political Theology, Oxford,
Blackwell, 2003.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 137

politique. Le lieu du politique va se placer non plus dans la société où tous les acteurs sont
situés mais dans l’Église. De même, la finalité du politique ne va pas coïncider avec celle que
la société lui donne, à savoir l’organisation d’un ordre social où la violence est légitimée pour
garantir la sécurité du plus grand nombre. Nous allons développer dans ce chapitre les criti-
ques de Hauerwas à l’égard de la théologie politique et sa vision du politique. Préalablement,
il semble très utile de préciser les notions classiques de polis et de politeia.

A. Les notions de polis et politeia

Polis et politeia font partie de ces termes dont il est difficile de traduire la portée dans no-
tre langage. Bien qu’étant difficiles à manier, ils n’en restent pas moins incontournables dans
une réflexion de type politique. Pour plus de clarté, il est bon de distinguer le terme de polis
de celui de politeia.
« La difficulté de traduction de polis est moins un fait de langue que d’histoire. Aucune
entité politique moderne n’est identique à la polis ancienne (…) [qui] se distingue (…) de ce
que nous appelons « État », « société », « nation » »42.
La polis désigne un type de « communauté politique » correspondant à une période de la
civilisation grecque. La cité en tant que ville (astu en grec) constitue seulement un des élé-
ments constitutifs de la polis. Historiquement, celle-ci est une entité politique qui a existé en-
tre le VIIIe siècle et le IVe avant J.C. Alors que d’autres peuples trouvaient leur identité politi-
que à partir d’une réalité de type ethnique (les Perses, par exemple), les Grecs (Athéniens,
Corinthiens …) avaient fondé leur unité sur un principe politique (et non ethnique ou reli-
gieux). Chaque cité avait son territoire, ses lois et ses dieux, et vivait dans une certaine autar-
cie. La polis se comprend donc comme une communauté (transgénérationnelle) où les mem-
bres sont solidaires pour poursuivre une action commune qui est son organisation et sa dé-
fense. « Chaque grec se sent lié à la polis par un attachement si vif qu’il est souvent prêt à
sacrifier son temps pour son administration et sa vie pour sa défense, et qu’il redoute par-des-
sus tout le châtiment de l’exil »43. Cet attachement ne repose pas tant sur une raison nationale
(partage d’une même culture ou langue) ou patriotique (territoire) que sur une raison politi-
que, à savoir : « une conscience d’appartenance à une communauté humaine liée par un passé
partagé et un avenir à construire de concert »44.

42
Francis WOLFF, « Polis », dans Barbara CASSIN (éd.), Vocabulaire Européen des Philosophies. Dictionnaire
des intraduisibles, Paris, Seuil-Dictionnaires Le Robert, 2004, p. 962. « La polis, ce n’est donc ni la nation, ni
l’État, ni la société » (ibid.). Nous nous appuyons sur cet article pour cette partie.
43
Ibid. p. 692.
44
Id.
138 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Les institutions ont sur la communauté un pouvoir souverain, ce qui rapproche la polis de
l’État moderne qui détient un « monopole de la violence physique légitime », comme l’a dit
Max Weber45. De nos jours, les individus ont le réflexe de protéger leurs libertés contre l’État
(qui n’est pas perçu comme « leur » affaire). De ce fait, ce « nous » des individus se situe hors
de l’orbite de l’État. Dans la polis, au contraire, les citoyens ont le sentiment d’investir le
cœur de ce que nous appelons l’État. Dans cet espace politique grec, la liberté politique ne se
gagne donc pas contre l’État mais, bien au contraire, dans une plus grande participation à la
chose publique. « Ce qui constitue la polis, c’est l’identité entre la sphère du pouvoir (qui
pour nous relève de l’État) et de la sphère de la communauté (qui pour nous s’organise en
« société »), et c’est à cette unité que chacun se sent affectivement lié (et non à la « na-
tion ») »46.
Platon comme Aristote ne conçoivent pas de vivre en dehors de la polis. L’homme a besoin
de coopérer avec les autres et de se défendre par l’action collective. L’« animal politique »
d’Aristote, c’est justement celui qui fait partie de la polis. « Tout se passe comme si la parti-
cularité de la polis, dans laquelle la sphère de la communauté se confond avec celle du pou-
voir, avait rendu possible la pensée du politique comme tel. C’est pourquoi la polis, ce n’est
ni l’État ni la société, mais la ‘communauté politique’ »47. Chez les Grecs, la communauté et
le pouvoir constituent les deux instances du politique, alors que pour nous ces instances sont
la société civile et l’État.
La politeia, notion dérivant directement de la polis, signifie le régime politique, tout en
étant proche de ce que nous entendons par citoyenneté. Le politês, le citoyen de la polis, est
nécessairement un homme, à l’exclusion des femmes, des mineurs, des étrangers et des escla-
ves. Les citoyens se réunissent dans une assemblée, un conseil est chargé de l’exécutif, et des
magistrats ont des fonctions particulières. La politeia fixe les rôles de chacun. Le régime peut
être démocratique en ce sens que chaque citoyen a droit au vote et à une magistrature
(Athènes). Mais il peut être oligarchique (une partie seulement des citoyens est éligible à des
fonctions de gouvernement).
Dans la réflexion contemporaine sur la politique, nous faisons appel à ces notions tout en
sentant une difficulté de traduction car cela renvoie à une expérience historique (Antiquité
grecque) et cela touche des questions universelles (vivre ensemble, gestion de diversité et du
pouvoir…). Ces termes continuent à nous inspirer pour nos modèles d’organisation et

45
Max WEBER, Le savant et le politique. Une nouvelle traduction (Poche, 158), traduit de l’allemand par C.
Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003, p. 118.
46
Francis WOLFF, « Polis », p. 693.
47
Id.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 139

d’action politiques. Non seulement des philosophes du politique les reprennent à leur compte
(Hannah Arendt48, par exemple) mais même certains théologiens contemporains les utilisent.
Nous citerons, par exemple, Joseph Moingt (la politeia) et bien sûr Stanley Hauerwas
(polis)49.

B. La critique de la théologie politique

La théologie politique, au sens du concept théologique développé par Metz, rejoint deux
préoccupations centrales de Hauerwas. D’une part, elle affirme que la foi chrétienne a une
dimension publique et ne peut donc être privatisée. D’autre part, elle met en avant le rôle de la
pratique pour penser Dieu et son action dans le monde. On peut donc dire qu’il y a une affi-
nité entre la théologie politique de Metz (sans oublier Moltmann et les théologiens de la libé-
ration) et la théologie de Hauerwas. Mais il y a aussi des divergences qu’il ne faudrait pas
sous-estimer. En effet, le théologien américain reproche à ces auteurs de ne pas faire suffi-
samment droit à la spécificité chrétienne du politique et, par suite, d’être à la remorque des
courants politiques dominants (marxisme, libéralisme..).

1. Le politique : « changement social » versus « communauté alternative »

Le but de l’action politique varie selon qu’on se situe dans une perspective communauta-
riste (comme chez Hauerwas) ou dans une perspective plus universelle (comme pour Metz).
Nous pouvons observer un certain recoupement au plan de la praxis bien que l’espace politi-
que ne soit pas vraiment identique pour ces deux théologiens. En effet, Hauerwas comprend
l’action politique dans un cadre théologique plus restreint : « Les partisans de la ‘théologie
politique’ ont en effet raison d’affirmer que la signification et la vérité des convictions chré-
tiennes ne peuvent être séparées de leurs implications politiques. Ils se trompent néanmoins
en associant le ‘politique’ avec des questions de changement social. La question ‘politique’
posée à l’Église est de savoir quelle sorte de communauté elle doit être pour être fidèle aux
récits essentiels aux convictions chrétiennes »50.

48
Cf. Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne, traduction de l’allemand par G. Fradier, Paris,
Calman-Lévy (« Agora »), 1983.
49
Cf. Joseph MOINGT, « Laissez Dieu s’en aller », dans Joseph DORE (éd.), Dieu, Église, Société, Paris, Le
Centurion, 1985, p. 275-286. Joseph MOINGT, Dieu qui vient à l’homme, t.2: De l’apparition à la naissance de
Dieu (Cogitatio Fidei, 257), Paris, Cerf, 2007, p. 801. Cf. aussi : Christoph STUMPF et Holger ZABOROWSKI (éd.)
Church as Politeia: The Political Self-Understanding of Christianity (Arbeiten Zur Kirchengeschichte, 87),
Berlin, De Gruyter, 2004.
50
Traduction de : « The proponents of “political theology” are therefore right to claim that the meaning and
truth of Christian convictions cannot be separated from their political implications. There are wrong, however, to
associate ‘politics’ only with questions of social change. Rather the ‘political’ question crucial to the church is
140 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

À la différence des théologies qui se sont concentrées sur les défis intellectuels posés par
les Lumières, au risque de perdre la dimension pratique et narrative du christianisme, la théo-
logie dite « politique » a su préserver le sens politique de l’Évangile. En effet, les théologiens
initiateurs de ce courant théologique ont bien montré combien la foi et l’Église ne pouvaient
pas être sans effets sur le politique. Il reste cependant une ambiguïté au sujet de la manière
dont la foi doit s’exprimer sur le plan politique. Si Hauerwas et des auteurs tels que Metz ou
Moltmann convergent pour dire que le christianisme n’existe pas hors du politique, ils diver-
gent néanmoins quant au type d’articulation entre les deux réalités. Alors que des théologiens
tels que Metz et Moltmann voient l’action politique chrétienne comme un engagement au
service de la société dans son ensemble aux fins d’apporter plus de justice et de vérité,
Hauerwas met davantage l’accent sur ce que l’Église comme telle représente comme politi-
que. Pour ce dernier, s’il doit y avoir un service au monde, ce ne peut être que de façon indi-
recte, par le témoignage d’une communauté vertueuse et pacifique. L’enjeu politique majeur
est, pour lui, de créer les conditions d’une vie communautaire où le Royaume peut être per-
ceptible.
Hauerwas distingue la « politique du monde », fondée sur une lutte pour avoir le contrôle
du champ politique et engendrer un changement, de la « politique théologique », fondée sur
les pratiques quotidiennes de l’Église. La faiblesse de la théologie politique est de reprendre
rapidement la « politique du monde » sans suffisamment faire appel à la « politique théologi-
que ». Comme le souligne Rasmusson, « la politique théologique de Hauerwas n’est pas seu-
lement différente du fait qu’elle instaure l’Église comme lieu de sa politique, elle comprend
aussi autrement la nature du politique »51.
Dans la pensée de Hauerwas, le lieu politique majeur des chrétiens est l’Église. Cette pers-
pective ne va pas dans le sens d’un idéal de communauté universelle dans laquelle l’Église
serait une des composantes. L’action politique n’est dès lors plus une lutte émancipatrice vi-
sant les structures de la société qu’un processus communautaire de réflexion sur les conditions
d’une vie réussie. Le combat contre l’injustice ne se fait pas en essayant de prendre le contrôle
des institutions mais bien en vivant une vie authentique et courageuse.
Selon Hauerwas, chaque communauté peut être évaluée par le type de personnes qu’elle
forme. Une bonne communauté politique est une communauté qui produit des gens vertueux.

what kind of community the church must be to be faithful to the narratives central to Christian convictions »
(CC, p. 2).
51
Traduction de : « The theological politics of Hauerwas is not just different in that it makes the church the
locus for its politics, it also […] understands the nature of politics differently » (Arne RASMUSSON, The Church
as a Polis. From Political Theology to Theological Politics as Exemplified by Jürgen Moltmann and Stanley
Hauerwas, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1995, p. 219).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 141

Hauerwas n’a aucun complexe à affirmer que la communauté politique la plus vraie n’est au-
tre que l’Église. C’est donc la vie de l’Église – son passé, son présent et son futur – qui sert de
norme pour comprendre et juger toute politique. Tout en reconnaissant que l’Église n’a pas
toujours réussi à tenir sa promesse, le théologien américain confirme que c’est pourtant une
Église authentique qui devrait servir de modèle pour toute politique52. Le politique consiste à
former un peuple vertueux. Dans une telle perspective, la liberté n’est pas tant une affaire de
choix individuel qu’une participation pleine et entière dans une communauté qui montre sa
capacité à éduquer un peuple vertueux. Cette communauté n’est pas un ensemble uniformisé,
comme on le pense parfois, mais un lieu où une diversité de dons et de charismes se mani-
feste.
Pour réaliser sa politique, l’Église doit garder une distance par rapport à la société dans son
ensemble. Hauerwas en fait une tâche majeure : « En particulier, j’ai essayé de montrer pour-
quoi, si l’Église doit servir notre société libérale, il est crucial pour le chrétien de retrouver un
sens approprié de la séparation par rapport à la société »53. Pour offrir un véritable témoi-
gnage, l’Église doit s’affirmer comme société distincte qui veille au respect de sa propre inté-
grité, à savoir vivre en obéissant à Dieu. La vérité des convictions chrétiennes dépend de cette
pratique étant donné que cette vérité se prouve par la façon dont elle forme un certain type de
peuple.
Hauerwas a une position tranchée sur la nature de l’Église et son rôle dans le monde :
« L’Église est le peuple en voyage qui insiste sur le fait de vivre en accord avec la conviction
que Dieu est le Seigneur de l’histoire. Ils [les chrétiens] refusent donc de s’appuyer sur la
violence dans le but de garantir leur survie. Le fait que la première tâche de l’Église est d’être
elle-même n’est pas un rejet du monde ou une éthique du retrait, mais un rappel que le chré-
tien doit servir le monde à partir de ce qu’il est ; autrement le monde n’aurait aucun moyen de
se connaître lui-même comme monde »54.
Autrement dit, la première tâche qui revient à l’Église peut s’exprimer à travers un impé-
ratif tel que : « sois toi-même » ! En effet, pour le théologien américain, une Église authenti-

52
« That the church has often failed to be such a polity is without question, but the fact that we have often been
less than we were meant to be should never used as an excuse for shirking the task of being the people of God »
(CC, p. 2).
53
Traduction de : « In particular I have tried to show why, if the church is to serve our liberal society or any
society, it is crucial for Christian to regain an appropriate sense of separateness from that society » (ibid., p. 2).
54
Traduction de : « The church is the people on a journey who insist on living consistent with the conviction
that God is the lord of history. They thus refuse to resort to violence in order to secure their survival. The fact
that the first task of the church is to be itself is not a rejection of the world or a withdrawal ethic, but a reminder
that Christian must serve the world on their own terms; otherwise the world would have no means to know itself
as the world » (CC, p. 10).
142 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

que est une Église qui est elle-même et qui, ce faisant, révèle ce que le monde est réellement.
En effet, il importe que l’Église atteste du danger de vivre dans le monde et, simultanément,
de la confiance en la promesse de rédemption de Dieu. Ceci ne se justifie qu’au regard du
récit biblique qui offre le cadre normatif de l’action ecclésiale. En réalisant ce que le Christ a
commencé, même de façon imparfaite, l’Église permet au monde de voir un « autre monde »
possible.

2. L’Église comme éthique sociale

Hauerwas veut se démarquer de toutes les théologies qui ont essayé de construire un sys-
tème éthique dont le but est rendre la société plus juste et plus démocratique. En élaborant des
théories morales, ces théologiens ont perdu de vue la spécificité ecclésiale de l’éthique chré-
tienne. En réaction, le théologien méthodiste veut restituer une telle spécificité : « En tant que
telle, l’Église n’a pas d’éthique sociale ; l’Église est une éthique sociale »55. L’Église, en tant
que « communauté servante », a son propre programme à mettre en pratique. Celui-ci se tra-
duit dans des gestes simples, à commencer par une attitude de patience dans le soin du pauvre,
de la veuve et de l’orphelin (ou encore de la personne handicapée). Par ces gestes, l’Église
peut offrir un modèle en contraste avec la société, de telle sorte que celle-ci puisse prendre
conscience de ses manques. Autrement dit, l’Église n’existe pas pour sauver la démocratie ou
pour servir de justification à n’importe quel système d’organisation sociale et politique :
« L’Église n’existe pas pour procurer un éthos pour la démocratie ou pour n’importe quelle
autre forme d’organisation sociale, mais elle se présente comme une alternative politique à
chaque nation, témoignant du genre de vie sociale possible pour ceux qui ont été formés par
l’histoire du Christ » 56.
Il ne faut pas en conclure que Hauerwas cherche à minimiser les problèmes éthiques et so-
ciaux du monde. Il insiste pour que ces défis soient rencontrés au niveau des communautés, en
appelant justement chacune de celles-ci à déployer ses propres ressources pour témoigner du
royaume pacifique au cœur du monde. Certes, les chrétiens sont impliqués dans la politique,
mais c’est surtout la politique du royaume qui fait ressortir les insuffisances des politiques
fondées sur la coercition et la falsification. Au lieu de ces politiques de domination, les chré-

55
RP, p. 182. Nous soulignons.
56
Traduction de : « The church does not exist to provide an ethos for democracy or any other form of social
organization, but stand as a political alternative to every nation, witnessing to the kind of social life possible for
those that have been formed by the story of Christ » (CC, p. 12).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 143

tiens doivent vivre une politique du service. C’est en ce sens, continue le théologien améri-
cain, que « l’évangile est un évangile politique »57.
Le service par excellence que les chrétiens peuvent rendre concerne la vérité. L’Église est
formée de gens qui n’ont pas peur de la vérité. En disant la vérité, elle peut susciter des réac-
tions de violence, auxquelles elle réagit par une résistance propre. À la suite du Sauveur qui
était lui-même toujours en marche, l’Église n’est chez elle dans aucune nation. Les chrétiens
sont chez eux dans l’Église formée par le récit de Dieu, et ne peuvent se sentir complètement
chez eux dans l’État. Ils sont conviés à dire la vérité sur le monde et, par voie de conséquence,
à provoquer les pouvoirs qui maintiennent l’ordre. Hauerwas continue en affirmant : « nous
sommes un peuple capable de dire la vérité, nous somme tels uniquement parce que nous
sommes aussi un peuple qui refuse d’abandonner ceux dont les vies ont été bouleversées par
cette vérité »58. L’Église, selon lui, est composée de gens qui ont, à certains moments, perdu le
contrôle sur leur vie et qui sont ainsi capables d’être ouverts aux autres sans peur ni ressenti-
ment. Selon une telle approche, les chrétiens qui ont appris à s’abandonner à la communauté
deviennent des personnes qui ne vivent plus dans la crainte ou l’hostilité.

C. La communauté chrétienne : une polis alternative

Pour réaliser sa tâche, la communauté servante se doit d’être contre-culturelle. En effet, un


recul critique par rapport à la société ambiante s’impose pour préserver l’intégrité de la tradi-
tion. Les chrétiens étant par définition des gens sans patrie terrestre, ce que Hauerwas exprime
à travers son idée des « résidents étrangers » (residents aliens59), ils doivent manifester au
monde le type de société voulue par Dieu. Hauerwas insiste sur le caractère spécifique (dis-
tinctiveness) de la communauté ecclésiale qui rend possible un signe prophétique et un espace
de salut pour le monde. Pour dire cette spécificité, il parle également de l’Église comme d’une
« colonie » en terre étrangère. Il va ensuite davantage parler de celle-ci comme d’une polis.
L’idée que l’Église est une polis alternative est au cœur de la pensée hauerwassienne. Le
théologien de Duke a été influencé par le théologien mennonite John Yoder. C’est ce même
théologien qui a convaincu Hauerwas d’accepter le pacifisme comme expression politique de
l’Évangile, contre la théologie de l’usage juste de la violence (théorie de la guerre juste, en
particulier). Bien que Yoder soit à certains égards plus ouvert que Hauerwas, les deux théolo-

57
RP, p. 185.
58
Ibid., p. 246.
59
C’est le titre d’un de ses ouvrages les plus populaires : Residents Aliens: Life in the Christian Colony, écrit
avec William H.WILLIMON, Nashville, Abingdon Press, 1989.
144 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

giens se rejoignent dans cette ecclésiologie qui souligne fortement la discontinuité entre
l’Église et la culture moderne, à l’encontre des théologies qui cherchent à réconcilier ces deux
pôles (notamment sur base d’une théorie de la loi naturelle).

1. John Yoder (1927-1997)60

Yoder est représentatif d’un courant ecclésial issu du protestantisme : la Réforme Radicale
(Radical Reformation)61. Celle-ci est incarnée principalement par les mennonites62. La Ré-
forme radicale met l’accent sur la lecture « littérale » de la Bible, la pratique de la suite du
Christ, et la mission impliquant un témoignage communautaire contrastant par rapport à la
société ambiante. Cette tendance ecclésiale est parfois qualifiée de sectaire alors qu’elle ne
cherche généralement pas à se couper du monde (exception faite des Amishs63).
Alors que les communautés mennonites avaient tendance à ne pas se préoccuper du do-
maine social et politique, Yoder a soutenu l’importance de mener une vie engagée dans le
pacifisme et il a élaboré une ecclésiologie de la polis. Dans son livre le plus connu, Politics of
Jesus (1972), il soutient que la suite du Christ implique nécessairement la pratique de la non-
violence64. Sa théologie est fondée sur un « réalisme biblique » qui le rapproche de la ten-
dance postlibérale65. Les fondations pour la réflexion théologique ne doivent pas être cher-
chées en dehors de la tradition biblique. La base réelle du discours théologique n’est rien
d’autre que la Bible qui est lue et interprétée communautairement. Plus précisément, chez
Yoder, l’enseignement de Jésus constitue le fondement pour penser l’action chrétienne.

60
John Yoder, chrétien mennonite américain, a enseigné la théologie biblique à Goshem College (université
mennonite) et à Notre Dame (université catholique) après avoir étudié notamment auprès de K. Barth en Suisse
(Bâle).
61
Cf. Neal BLOUGH, « Réforme radicale », dans Pierre GISEL (éd.), Encyclopédie du protestantisme, Paris-
Genève, PUF-Labor et Fides, 2006, deuxième édition revue et augmentée, p. 1187.
62
Dès les débuts de la Réforme protestante, certains courants minoritaires se sont démarqués par leur zèle
religieux et leur refus de participer aux institutions politiques, ce qui explique qu’ils aient souffert de
persécution. Parmi les communautés qui ont perduré jusqu’à nos jours, on trouve les anabaptistes dont le
mouvement majoritaire est constitué par les mennonites, du nom de Menno Simons (pasteur hollandais, 1496-
1561). Cf. Neal BLOUGH, « Anabaptisme », dans Pierre GISEL (éd.), Encyclopédie du protestantisme, p. 24.
Pierre BÜHLER, « Mennonisme », dans Pierre GISEL (éd.), Encyclopédie du protestantisme, p. 882. Selon Bühler,
les termes mennonisme et anabaptisme sont en général utilisés de manière équivalente (ibid.).
63
Le mouvement Amish provient de l’anabaptisme européen mais il s’est développé surtout dans l’Est des États-
Unis. L’organisation autarcique des communautés et le refus des nouvelles technologies impliquent un retrait de
la société. Cf. Pierre BÜHLER, « Amish », dans Pierre GISEL (éd.), Encyclopédie du protestantisme, p. 22.
64
Cf. John H. YODER, Jésus et la politique. La radicalité éthique de la croix, traduit de l’anglais, Lausanne,
Presses Bibliques Universitaires, 1984 [original : The politics of Jesus : Vicit Agnus Noster, Grand Rapids,
Edermans, 1972].
65
La théorie du « réalisme biblique » ne doit pas être confondue avec le fondamentalisme. Yoder ne rejette pas
l’analyse rigoureuse des textes bibliques mais il refuse que le contenu de la Bible soit subordonné aux
instruments critiques ou que ce contenu soit traduit dans un système philosophique. Dans un geste barthien,
Yoder veut sauvegarder la primauté de la Révélation à travers les Écritures.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 145

Dans la théologie de Yoder, l’Église est une communauté qui anticipe le Royaume par une
pratique de la non-violence. La communauté chrétienne porte en ce sens les premiers fruits de
la rédemption: « Le peuple de Dieu est appelé à être aujourd’hui ce que le monde est appelé à
être ultimement »66. Soulignant que les termes hébreu (qahal) et grec (ekklesia) par lesquels
l’Église est désignée se rapportent originellement à des assemblées politiques, Yoder estime
que l’Église est par nature un corps politique (body politics). Plus encore, l’Église est une
meilleure réalisation politique que l’État du fait qu’elle dépasse les divisions de classes et de
races. Elle rend possible une assemblée égalitaire sans structure hiérarchique. Cela passe bien
évidemment par des pratiques telles que le baptême (qui souligne l’égalité des personnes),
l’eucharistie (qui implique un partage des biens) et la correction fraternelle (qui offre un mode
de régulation)67.
Yoder envisage le rapport de l’Église au monde de façon radicale puisqu’il dénonce la
tentation récurrente dans l’histoire de ce qu’il appelle « constantinisme » (constantinianism).
Ce terme renvoie à l’empereur Constantin (IVe siècle) qui fit passer le christianisme du statut
de minorité contestée à celui de religion tolérée (Édit de Milan, en 313). Pour Yoder, l’erreur
théologique de cette installation de l’Église dans le cadre de l’État consiste dans l’idée que le
lieu du salut ne se trouve pas dans l’Église mais dans le cosmos. Les partisans de cette vision,
selon Yoder, ont aussi le sentiment que le salut se répandra de cette façon plus rapidement
dans le monde68. Il en découle que la principale tâche de l’Église est d’exercer une emprise sur
la société pour la faire correspondre à ses idéaux. Dans cette perspective, Yoder s’est montré
réservé à l’égard des théologies de la libération qui ont voulu soutenir des mouvements so-
ciaux révolutionnaires (avec l’utilisation de la violence que cela pouvait impliquer). On trouve
ici, d’après lui, l’illusion que Dieu agit dans le monde à travers un mouvement social et non à
travers le corps ecclésial.
On a reproché à Yoder de faire un dualisme radical entre l’Église et le monde source de
sectarisme. Il rejette cette critique tout en disant que les chrétiens portent des jugements mo-
raux qui se justifient sur la base de la vie ecclésiale et qui sont susceptibles de ne pas être
compris en dehors de l’Église. Par contre, il ne refuse pas la participation des chrétiens à la
vie sociale et politique à condition qu’elle soit sélective. Sans réclamer un retrait des chrétiens
de la société, il reconnaît que la vie de ceux-ci peut causer des tensions en raison du non-

66
Traduction de : « The people of God is called to be today what the world is called to be ultimately », cité par
Alain EPP WEAVER, « After Politics: John Howard Yoder, Body Politics, And The Witnessing Church », dans
The Review of Politics, 61 (1999), p. 645. Nous soulignons.
67
Cf. ibid., p. 646-647.
68
Cf. ibid., p. 650.
146 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

conformisme qu’elle suppose. Des « alliances tactiques » (tactical alliances) sont possibles
avec d’autres acteurs sociaux qui partagent d’autres convictions69. Yoder se démarque d’une
tendance au sein du mennonisme impliquant un dualisme ontologique entre le monde et
l’Église. Cette école suggère que les chrétiens sont appelés à vivre la réalité du Royaume en
pratiquant la non-violence et qu’il faut laisser l’État à sa violence. Pour Yoder, ce désenga-
gement n’est pas tenable du fait qu’il nie le rôle missionnaire et œcuménique de l’Église dé-
coulant de l’affirmation selon laquelle le Christ est le Seigneur non seulement de l’Église
mais également de la société dans son ensemble70.

2. Influence de Yoder chez Hauerwas

Au cours des années septante, Hauerwas a côtoyé Yoder à l’université Notre Dame, où il a
été progressivement convaincu par ce dernier de la véracité des thèses suivantes : le pacifisme
radical, l’idée que la tâche sociale de l’Église est d’être elle-même (allant de pair avec le refus
du modèle constantinien), ou encore l’idée d’une Église comme polis alternative. Hauerwas a
opéré une reprise de certains thèmes de Yoder tout en radicalisant certains aspects, si bien que
Yoder lui-même a pris distance à l’égard des positions d’Hauerwas. Ce dernier ayant été par-
ticulièrement virulent à l’égard du libéralisme dans un ouvrage intitulé Against the Nations.
War and Survival in a Liberal Society (1985), Yoder s’est démarqué du style polémique et
contestataire de son collègue, notamment en publiant un ouvrage qu’il a intitulé For the
Nations: Essays Evangelical and Public (1997)71. Yoder critique le rejet unilatéral du libéra-
lisme que Hauerwas exprime, mettant en avant les bienfaits de la société libérale qui permet à
une diversité de groupes religieux de coexister, ce qui est pour lui préférable à une société
monolithique72.

D. Église versus libéralisme

Notre manière de réfléchir et de juger, notre rationalité donc, est toujours dépendante d’une
tradition narrative. Le libéralisme, dans la pensée de Hauerwas, représente le déni de
l’historicité des sujets. Que nous le voulions ou pas, nous sommes tous embarqués dans des
histoires et nous sommes tous dépendants de traditions diverses. Or, ajoute le théologien, le
libéralisme tient pour vrai que les histoires peuvent se choisir comme si on commençait ex

69
Cf. ibid., p. 656.
70
Cf. ibid., p. 663.
71
John H. YODER, For the Nations: Essays Public and Evangelical, Grand Rapids, Eerdmans, 1997.
72
Cf. John H. YODER, « Meaning after Babble: With Jeffrey Stout Beyond Relativism », dans Journal of
Religious Ethics (1996), 24, p. 135 (note 23).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 147

nihilo. Le libéralisme ne veut pas l’accepter car il part d’un mythe : le sujet autonome.
L’expérience montre cependant que le sujet est déjà pris dans des histoires qui influencent ses
convictions morales, avant même de s’engager. Par conséquent, le libéralisme constitue éga-
lement un récit qui donne une certaine vision de la réalité : « Le libéralisme, dans ses diffé-
rentes formes et versions, présuppose que la société peut être organisée sans aucun récit
communément tenu pour vrai. En conséquence, nous sommes tentés de croire que la liberté et
la rationalité sont indépendantes d’un récit – autrement dit que nous sommes libres à tel point
que nous n’aurions pas d’histoire. Le libéralisme est, de ce fait, particulièrement pernicieux au
point de nous empêcher de saisir combien nous sommes profondément prisonniers de sa
conception de l’existence »73.
Si nous sommes rivés au « récit » libéral qui affirme sans complexe que chacun est libre de
tout récit, il est d’une urgente nécessité d’avoir une voix alternative qui rétablit la vérité des
choses en montrant en quoi le libéralisme tient un discours faussé, de sorte que chacun puisse
renouer avec le récit et la tradition dont il est « dépendant ».
L’appréciation (hyper)critique que Hauerwas fait de la société libérale est très largement
alignée sur la philosophie morale d’Alasdair MacIntyre. Ce dernier, professeur à Notre Dame,
a marqué la théologie de Hauerwas en profondeur et l’ a convaincu par les arguments dé-
ployés dans son maître ouvrage After Virtue.

E. MacIntyre et Hauerwas

Alasdair MacIntyre (né à Glasgow en 1929) a marqué le débat en philosophie morale par la
publication de son célèbre ouvrage After Virtue en 198174. Depuis longtemps, le philosophe
écossais défendait l’idée qu’on ne peut comprendre les concepts moraux qu’en les resituant
dans leurs contextes historiques. Ces concepts sont en effet directement liés à des formes de
vie sociale (thèse énoncée dans A Short History of Ethics en 1967), donc à des traditions
transmises par des communautés75. MacIntyre estime dans After virtue que les dilemmes mo-
raux sont devenus insolubles étant donné que le langage éthique hérité du passé s’est frag-

73
Traduction de : « Liberalism, in its many forms and versions, presupposes that society can be organi-zed
without any narrative that is commonly held to be true. As a result it tempts us to believe that freedom and
rationality are independent of narrative – that is, we are free to the extent that we have no story. Liberalism is,
therefore, particularly pernicious to the extent it prevents us from understanding how deeply we are captured by
its account of existence », (HR, p. 114).
74
Alasdair MACINTYRE, Après la vertu. Étude de théorie morale (Léviathan), traduit de l’anglais par L. Bury,
Paris, PUF, 1997. [original anglais : After Virtue. A Study in Moral Theory, Notre Dame, University of Notre
Dame Press, 1981].
75
Cf. Alasdair MACINTYRE, A Short History of Ethics, New York, Touchstone, 1996. « Moral concepts are
embodied in and are partially constitutive of forms of social life » (ibid., p. 1).
148 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

menté dans la modernité. Le projet des Lumières, consistant à justifier l’agir à partir de
l’autonomie du sujet à l’égard des traditions, a donné lieu à un échec. En effet, ajoute
MacIntyre, le sujet des Lumières est incapable de construire sa vie de façon cohérente sur
base d’un récit unifié.
L’évaluation d’une conduite personnelle dépend d’un contexte culturel historique. Or la
pluralité actuelle des références ne permet plus une vision unifiée de la conduite morale. Pour
MacIntyre, l’intelligibilité d’une action dépend des vertus qui s’acquièrent par l’habitude à
entreprendre certaines actions à la place d’autres. La façon dont le sujet moral se construit est
importante pour comprendre le statut de son action. Plutôt que de se limiter au « que dois-je
faire ? », il vaut mieux s’intéresser à la question plus en amont « quel genre de vie dois-je
mener ? ». Les actes ne sont en fin de compte que le prolongement de la réponse à cette der-
nière question. La prise en charge de cette question par le sujet s’opère par la narration per-
mettant aux composantes de la vie morale de trouver leur cohérence. Cela conduit à dire que
pour comprendre une identité morale et apprécier le statut des actes, il faut nécessairement les
mettre en rapport avec la personne qui en est la source, mais également avec les formes so-
ciales que la personne a reprises à son compte. Autrement dit, au lieu de se focaliser sur l’acte
individuel, il s’avère plus raisonnable d’élargir l’analyse morale à l’identité narrative de
l’auteur et au contexte dans lequel celui-ci évolue. Dans la perspective de MacIntyre, la mo-
ralité d’un acte va donc dépendre d’un cadre narratif particulier. Dans le monde moderne, il
n’existe un cadre tel qu’il serait commun à tout le monde. Dès lors, il devient impossible de
résoudre les conflits entre les différentes perceptions éthiques. On tombe de ce fait dans un
anarchisme subjectif où chacun se réfère à des conceptions du bien sans pouvoir les justifier
rationnellement (ce que MacIntyre appelle émotivisme)76.
Si chaque comportement doit s’apprécier au regard du contexte particulier rivé à une tradi-
tion narrative, il devient difficile d’éviter un relativisme moral dans la mesure où chaque tra-
dition est spécifique. MacIntyre a répondu à cette critique de façon double. Premièrement, une
tradition peut s’imposer comme rationnellement supérieure à une autre lorsqu’elle montre sa
capacité à résoudre des conflits moraux mieux que d’autres traditions. Deuxièmement, le
philosophe soutient que la vérité transcende les traditions, bien que les modes de justification
de celle-ci soient liés à une tradition.
La façon dont MacIntyre dénonce les impasses du libéralisme lui a valu d’être classé parmi
les penseurs communautariens. En l’absence d’un cadre unifiant, MacIntyre suggère d’en

76
Cf. Alasdair MACINTYRE, Après la vertu, p. 14.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 149

revenir à une version aristotélicienne et thomiste de la moralité. En effet, cette synthèse entre
Aristote et Thomas d’Aquin s’avère être pour lui le seul remède contre la violence de la frag-
mentation morale en cours. Il ne faut pas attendre que l’État solutionne ces problèmes, si bien
que le philosophe écossais prône la nécessité d’avoir des communautés intermédiaires ver-
tueuses qui rencontrent les besoins sociaux.
Si MacIntyre est une référence importante pour la théologie de Hauerwas, cela ne veut pas
dire qu’il le suit totalement. En effet, Hauerwas a exprimé des critiques à l’égard des thèses
fondamentales de MacIntyre. Il rejoint sans problème le diagnostic sévère que MacIntyre
dresse quant à la fragmentation morale de la société contemporaine et quant à l’échec des
Lumières à fournir un cadre moral cohérent. À la suite du philosophe, Hauerwas considère
que les Lumières ont fait passer les normes avant le caractère et les vertus. Cette compréhen-
sion de la vie morale ne permet pas de sortir d’un monde où il est devenu très difficile de faire
la part des choses entre autorité et pouvoir77. Dans ce contexte, le sujet devient lui-même frag-
menté du fait qu’il craint de s’identifier avec un projet ou un rôle. Une telle identification est
en effet interprétée par beaucoup comme une perte de l’autonomie.
MacIntyre offre une compréhension alternative de la rationalité en retournant aux racines
de l’Occident qui sont à la fois grecques (Aristote) et chrétiennes (Thomas d’Aquin). Mais,
souligne Hauerwas, il ne faut pas en déduire que MacIntyre pense le Moyen Âge comme un
âge d’or où régnait l’harmonie. Ce dernier consiste en l’idée que les vertus ne seraient pas
essentielles à la vie morale. C’est en quelque sorte un manque de réalisme dont fait preuve la
modernité. Nous ne choisissons pas nos valeurs morales. Il faut bien reconnaître que l’être
humain est déjà imprégné d’une culture particulière avant de faire des choix, si bien que la vie
morale est avant tout une affaire de découverte, d’élucidation des formes de vie qui nous sou-
tiennent. De plus, chaque être moral est animé par un telos. Toutefois, le développement ver-
tueux des personnes se heurte à des conflits et nécessitent des sacrifices. C’est pourquoi, écrit
Hauerwas, la vie morale est une lutte avec le tragique. Toutefois, Hauerwas estime que
MacIntyre demeure trop abstrait dans son éthique des vertus dans la mesure où il ne s’appuie
pas sur un récit particulier, bien qu’il dise qu’un tel récit soit indispensable pour rendre la
pratique des vertus intelligible. L’action elle-même raconte une histoire. On aimerait savoir de
quelle histoire il s’agit, demande Hauerwas78. Si le discours du libéralisme ne conduit pas à
une cohérence morale mais à une violence, autrement dit à une tragédie, MacIntyre n’apporte

77
Cf. Stanley HAUERWAS et Paul WADELL, « Review of A. MacIntyre, After Virtue », dans The Thomist, 46
(1982), p. 314.
78
Ibid., p. 320.
150 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

pas vraiment d’alternative du fait de sa réticence à adopter une tradition narrative déterminée.
Il décrit le tragique moderne sans vraiment en sortir. Bien qu’il recommande des formes de
communauté vertueuses, rêvant d’un nouveau saint Benoît pour les développer, il n’apporte
pas assez de concret à sa vision79. Or, si on veut dépasser le tragique du monde moderne,
pense le théologien, il faut se donner les moyens d’établir un peuple vertueux, ce qui suppose
de partir d’un récit spécifique : « Sans une spécification du récit que MacIntyre adopte, sa
communauté offre peu d’espoir, et cela parce que, sans un sens de ce que nous sommes et de
ce que nous devons devenir, il est difficile de déterminer ce que nous devons faire »80.
Dans l’élaboration d’une éthique des vertus ainsi que pour la critique du libéralisme mo-
derne, le théologien méthodiste s’inspire largement du philosophe. Toutefois, Hauerwas sou-
ligne ce qu’il a surtout reçu de sa lecture de MacIntyre : une philosophie de l’action. Déjà, à
l’époque où il rédigeait sa dissertation doctorale, Hauerwas avait eu l’occasion de lire
MacIntyre. Il appréciait particulièrement la réception de Wittgenstein à propos des conditions
d’intelligibilité de l’action81. Outre le philosophe viennois, Marx a également joué un rôle
dans la philosophie de l’action de MacIntyre. L’idée centrale qui traverse After Virtue, et que
Hauerwas reprend à son compte, s’exprime ainsi : le concept d’action est moins essentiel que
le concept d’action intelligible82. Dans le prolongement, Hauerwas fait référence à un article
de MacIntyre publié en 1986 (« The Intelligibility of Action ») dans lequel le philosophe ap-
profondit l’idée que l’action devient intelligible en raison de la continuité narrative de
l’histoire d’un agent83. Cette continuité dépend elle aussi des récits qui préexistent à la vie du
sujet. Les « descriptions » qui sont mises à disposition par une culture donnée vont servir à
construire l’identité narrative du sujet. L’action joue un rôle important dans la façon dont les
personnes vont découvrir les principes qui orientent la quête de la vérité. MacIntyre est en

79
« Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communauté où la civilité et la vie
intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des
vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant, les
barbares ne nous menacent pas aux frontières ; ils nous gouvernent depuis quelque temps. C’est notre
inconscience de ce fait qui explique en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et
sans doute fort différent) saint Benoît » (Alasdair MACINTYRE, Après la vertu, p. 255).
80
Traduction de : « Without some specification of what narrative MacIntyre espouses, his community offers
little hope, and that’s because, without a sense of who we are and what ought to become, it is difficult to
determine what we ought to do » (Stanley HAUERWAS et Paul WADELL, « Review of A. MacIntyre, After
Virtue », p. 321).
81
Cf. Stanley HAUERWAS, « The Virtues of Alasdair MacIntyre », dans First Things (octobre 2007), p. 36.
82
Ibid., p. 37.
83
Cf. Alasdair MACINTYRE, « The Intelligibility of Action », dans Joseph MARGOLIS, Michael KRAUSZ, Richard
M. BURIAN (éd.), Rationality, Relativism and The Human Sciences, Dordrecht–Boston Martinus Nijhof
Publishers, 1986, p. 63-80.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 151

effet un « réaliste ». S’il se réfère à la théorie thomiste de la loi naturelle, il estime qu’on ne
découvre les préceptes de celle-ci qu’au travers d’une recherche pratique.
MacIntyre est avant tout un philosophe qui reconnaît une rationalité plus large que le type
de rationalité déployé par une tradition particulière84. Autrement dit, il admet une certaine
communicabilité entre les traditions de façon à reconnaître la présence du bien et du vrai dans
une autre tradition morale. La tradition n’est donc pas à comprendre chez lui comme un rem-
part infranchissable ou hermétique à toute interpellation du dehors. Pour que chaque tradition
puisse exprimer sa rationalité propre, il faut nécessairement un pluralisme éthique et une tolé-
rance entre les acteurs. Autrement dit, certains principes du libéralisme contemporain ne sont
pas étrangers à cette philosophie85.
Il n’est cependant pas évident que Hauerwas soit ici sur la même longueur d’onde que le
philosophe. En effet, si Hauerwas est au fond un « réaliste » (il existe une vérité), il se posi-
tionne en farouche défenseur d’une épistémologie ecclésiale86. Comment une personne étran-
gère à la communauté chrétienne pourrait-elle comprendre ce qui se vit à l’intérieur sans
d’abord devenir un disciple ? Inversement, les chrétiens n’ont rien (ou si peu) à aller chercher
en dehors de leur tradition puisque c’est là et là essentiellement que Dieu s’y donne à connaî-
tre. La conception de la Révélation de Hauerwas, qui frappe par son exclusivité cognitive, ne
permet guère plus d’ouverture. À les comparer, MacIntyre semble plus libéral que son collè-
gue théologien.
Il n’en reste pas moins que Hauerwas et MacIntyre partagent un même regard pessimiste
sur la modernité et la société contemporaine87. Dans un style apocalyptique, les deux auteurs
estiment que le monde tend vers une dissolution sociale car il est emporté par des vents domi-
nants (individualisme, relativisme, inégalités sociales). L’édification de communautés-refuges
est d’autant plus justifiée. On a en effet besoin de lieux où la rationalité peut retrouver son
ancrage pratique dans des formes sociales. Hauerwas et MacIntyre sont soucieux d’une politi-
que d’enracinement de la personne dans une tradition avec des récits et des pratiques.

84
Cf. Quelle justice ? Quelle rationalité ? (Léviathan), traduit de l’anglais par M. Vignaux d’Hollande, Paris,
PUF, 2003 [original anglais : Alasdair MACINTYRE Whose Justice? Whose rationality?, Notre Dame, University
of Notre Dame, 1988].
85
Cf. David FERGUSSON, Community, liberalism and Christian Ethics, p. 130.
86
Hauerwas pose en effet l’Église comme antériorité épistémologique par rapport au monde, ce que ne fait pas
MacIntyre. Cf. Stanley HAUERWAS, With the Grain of the Universe, p. 220.
87
« Quant à lui, MacIntyre partage avec Marx et avec les théoriciens du postmodernisme, tel Foucault, une
analyse sensiblement plus sombre [que Taylor] : il n’y a plus ni lien social, ni rationalité pratique, ni accord sur
la moindre autorité » (Émile PERREAU-SAUSSINE, Une spiritualité libérale ? Charles Taylor et Alasdair
MacIntyre en conversation, dans Revue française de science politique, 55 (2005), p. 308.
152 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Les penseurs communautariens mettent en question la conception libérale de la liberté


comme absence de contrainte (« liberté négative »)88. Une telle liberté présuppose un sujet
totalement autonome qui est capable de faire des choix rationnels en faisant abstraction de
tout ce qui l’entoure. Des auteurs tels que MacIntyre ou Taylor prônent une « liberté posi-
tive », c’est-à-dire une liberté qui s’oriente en fonction d’un horizon normatif (une conception
du bien, du monde...)89. MacIntyre envisage le moi comme un être fondamentalement social.
Le sujet n’existe pas en dehors d’une communauté qui lui donne les conditions de son déve-
loppement moral. Plus radical que Taylor, MacIntyre estime que le sujet moral est subordonné
à la communauté90. Sans cela, le moi est comme une feuille emportée par le vent. Hauerwas
continue dans cette ligne en soulignant que la liberté qui semble chère aux libéraux n’est rien
d’autre qu’une abstraction vide si elle ne reçoit pas ses normes de la communauté.
Trop souvent, dit Hauerwas, on pense que nous sommes naturellement en faveur de la so-
ciété démocratique du fait qu’elle garantit la liberté religieuse et la liberté de conscience. On
ne doit cependant pas oublier de se poser une question cruciale : quel genre de liberté offre la
démocratie ? Les sociétés démocratiques protègent la liberté et l’égalité des personnes. C’est
tout à fait louable, souligne le théologien, mais c’est aussi très ambigu dans la mesure où ces
principes sont devenus des abstractions. Des notions morales si importantes devraient être
fondées sur des traditions pour qu’elles deviennent des engagements nourris de convictions
fortes. Dans la mesure où la société moderne se considère comme étant une collection
d’individus qui fonctionnent selon des procédures en vue de garantir un maximum de sécurité,
mais sans confronter l’idéal de liberté aux traditions morales, chacun est attaché à cette liberté
comme à un droit acquis ne nécessitant plus d’investissement personnel pour mener une vie
libre.
La société libérale a autorisé la légalisation de la pratique de l’avortement et son discours
sur les droits individuels a intégré l’avortement comme un droit. Les moralistes chrétiens es-
saient de limiter ce droit en faisant appel à des principes abstraits (la vie est sacrée, le droit à

88
Cf. Axel HONNETH, « Les limites du libéralisme. De l’éthique politique aux État-Unis aujourd’hui », dans
André BERTEN, Pablo DA SILVEIRA, Hervé POURTOIS (éd.), Libéraux et communautariens. Textes réunis et
présentés (Philosophie Morale), Paris, PUF, 1997, p. 368-369.
89
Cf. Charles TAYLOR, Philosophy and the Human Sciences. Philosophical Papers 2, Cambridge, Cambridge
University Press, 1985, p. 211-229 (« What’s Wrong with Negative Liberty? »).
90
Taylor garde le souci d’une subjectivité autonome alors que MacIntyre privilégie le poids des traditions. Cf.
Émile PERREAU-SAUSSINE, Une spiritualité libérale ?, p. 311-315. Perreau-Saussine analyse le catholicisme des
deux philosophes pour montrer en quoi leur théologie influence leur philosophie. MacIntyre, davantage marqué
par la théologie barthienne, serait plus méfiant par rapport à l’autonomie que Taylor qui puise davantage chez
saint Augustin (intériorité) et voit plus positivement la modernité comme lieu de réalisation d’intuitions
chrétiennes (ibid., p. 310). Si MacIntyre se réfère à saint Benoît, Taylor donne en modèle le jésuite Matteo Ricci
(missionnaire en Chine, mort en 1610) pour soutenir une acculturation (infusion) du christianisme dans la
culture.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 153

la vie, le respect de l’autre comme fin en soi). Mais cela demeure une discussion théorique et
infinie. La question qui n’est pas posée tient au telos de notre vie, estime Hauerwas91. Est-ce
que la pratique de l’avortement correspond au type de personne et de société qu’il faut pro-
mouvoir ? Il s’agit donc de ne pas limiter notre regard à l’acte comme tel mais de voir plus
largement la personne que nous sommes appelés à être. Quelle communauté devons-nous
promouvoir pour que l’interdiction d’avorter devienne intelligible ? Le discernement moral
doit se placer dans une perspective téléologique. Mais pour savoir ce que nous voulons être,
nous avons besoin d’un contexte narratif qui permet de rendre nos actes intelligibles
(MacIntyre). Certains comportements, que ce soit la non-violence ou l’interdit d’avorter, ne
prennent leur sens que s’ils sont situés à l’intérieur d’un récit. Cependant, une société libérale
ne favorise pas le partage d’un récit commun à tous. Tout au contraire, l’éthos démocratique
non seulement favorise la multiplication des références éthiques mais laisse entendre que nul
n’est dépendant d’un récit en particulier.

F. La réfutation du modèle constantinien

Le jugement de Hauerwas sur l’articulation du christianisme et du pouvoir politique est


d’une grande sévérité. En effet, il estime que depuis le quatrième siècle, l’Église a échoué à
préserver son intégrité morale à l’égard des « empires ». Il affirme qu’un basculement s’est
opéré depuis le règne de l’empereur Constantin qui a fait du christianisme une religion offi-
cielle. Jusque là, l’Église était une minorité souvent persécutée mais vivant à l’écart de la
tentation du contrôle de la société. Depuis lors, l’Église est passée du côté des dominants et a
perdu le sens eschatologique de la foi. Elle a commencé à s’engager non plus pour témoigner
du royaume de Dieu dans l’histoire mais pour collaborer avec le pouvoir politique. Le résultat
du tournant constantinien a été d’utiliser les institutions politiques pour assurer la durabilité
des convictions chrétiennes, ce qui revenait à transformer l’Évangile en religion civile92. En
agissant ainsi, l’Église s’est assurée une protection qui allait de pair avec une compromission.
En un mot, elle perdait sa liberté prophétique. Ce n’est plus le Christ qui allait lui servir de
norme pour son action car une nouvelle souveraineté s’imposait à elle : l’empereur. Cette

91
Stanley HAUERWAS, « Contre le sujet libéral sans histoire, une Église qui a du temps. Établir des liens, un
essai pour me comprendre moi-même », dans Denis MÜLLER et alii (éd.), Sujet moral et communauté (Études
d'éthique chrétienne, Nouvelle Série, 4), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2007, p. 48-49. Hauerwas refuse
l’avortement en raison du devoir d’hospitalité des chrétiens : « Je pense que l’interdiction de l’avortement n’est
en fait qu’une implication de l’obligation faite à l’Église d’accueillir l’étranger » (ibid., p. 49).
92
RA, p. 81.
154 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

thèse hauerwassienne du « tournant constantinien » est reprise du théologien mennonite J.


Yoder93.
Dans son analyse de la situation des Églises aux États-Unis, Hauerwas ne cesse de souli-
gner l’actualité de cette confusion entre christianisme et religion civile. Tant les courants
conservateurs que les courants libéraux sont animés par la même intention : cantonner l’action
de l’Église à soutenir la démocratie américaine94. Cette habitude de mettre l’éthique chré-
tienne au service de la société est difficile à briser. On finit par oublier que les actions des
chrétiens doivent se juger sur base de la conformité à la tradition évangélique plutôt que sur
base de leur correspondance avec les principes de l’État95.
Non seulement la tentation du modèle constantinien est permanente et forte, mais les ha-
bitudes de penser et d’agir des chrétiens sont imprégnées de cette stratégie politico-religieuse.
Pour Hauerwas, « le constantinianisme (Constantinianism) désigne une tentation qui assaille
les chrétiens. La tentation est de faire du monde notre demeure en utilisant un pouvoir étran-
ger pour se mettre en sécurité. En voulant ainsi s’installer, on trahit le caractère apocalyptique
de la foi »96.
Alors que le critère de l’action devrait être la cohérence à l’égard de la tradition chrétienne,
il devient plutôt l’équilibre entre les avantages de la collaboration politique et le degré de
compromission acceptable. Les chrétiens sont probablement là devant leur tentation la plus
sournoise, avance le théologien méthodiste. Chacun cherche la sécurité pour lui et les siens, ce
qui l’amène facilement à accepter les contraintes du pouvoir en place pour garantir sa tran-
quillité. Or, selon Hauerwas, le cœur du christianisme est justement le dépassement de la peur
qui conduit à ce besoin de contrôler. Non seulement tout pourvoir a été vaincu par le Christ
mais, plus encore, celui-ci offre un pardon qui libère le croyant de tout ressentiment et qui
amène une possibilité de vie pacifique. L’acceptation du pardon n’est cependant pas la dé-
marche la plus facile dans la mesure où elle implique une perte de contrôle sur soi et les au-
tres.

93
Cf. Supra
94
« We believe both the conservative and liberal church, the so-called private and public church, are basically
accomodationist (that is Constantinian) in their social ethic. Both assume wrongly that the American Church’s
primary social task is to underwrite American democracy » (RA, p. 32).
95
« The habit of Constantinian thinking is difficult to break. It leads Christians to judge their ethical positions,
not on the basis of what is faithful to our peculiar tradition, but rather on the basis of how much Christian ethics
Caesar can be induced to swallow without choking » (ibid. p. 72).
96
Traduction de : « […] Constantinianism names a temptation that besets Christians. The temptation is to make
ourselves at home in the world by using alien power to make ourselves safe. So to be at home betrays the
apocalyptic character of faith » (PF, p. 238).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 155

La première tâche sociale de l’Église selon Hauerwas n’est pas de faire fonctionner le sys-
tème politique mais bien de vivre en renonçant au réflexe du contrôle et en témoignant du
Royaume pacifique. Mais cette politique n’est pas destinée à miner la démocratie, bien au
contraire, il s’agit de la rendre plus habitable. Si chaque communauté vivait hors de l’envie de
contrôle, c’est-à-dire hors de la peur d’autrui, on aurait une société moins violente. La mission
des chrétiens est de montrer le chemin en menant une vie de disciple au sein d’une commu-
nauté pacifique. Alors que l’Église calquée sur le modèle constantinien a perdu l’importance
de la conversion et de la suivance, les chrétiens doivent retrouver le sens apocalyptique de
leur foi en actualisant ces dimensions pratiques du christianisme.
Pour Hauerwas, ce retour à la foi authentique ne doit pas s’accompagner d’un retrait des
chrétiens dans une société parallèle97. Les chrétiens ne doivent pas se retirer du monde à la
manière d’une secte essénienne. La question ne porte pas sur le retrait du monde mais bien sur
la manière d’y être actif. Cette approche défendue par Hauerwas souligne que les chrétiens
doivent avoir une présence sociale et politique dans le monde, mais que celle-ci doit être tac-
tique et non stratégique. En reprenant une distinction faite par Michel de Certeau, entre straté-
gie et tactique, Hauerwas montre que la stratégie est caractéristique d’une Église de type
constantinienne alors que la tactique devrait caractériser l’action de l’Église authentique98. La
stratégie est typique d’un pouvoir qui dispose d’un territoire bien délimité et qui veut aug-
menter son emprise sur des territoires concurrents. La tactique, par contre, correspond à
l’action d’un agent qui ne dispose pas de territoire. Par conséquent, son succès dépend beau-
coup de ceux qu’il rencontre et de l’imprévu car il est impossible de faire de grandes planifi-
cations. L’Église, selon Hauerwas, n’a pas d’espace propre où elle devrait régner vu qu’elle
est étrangère sur la terre. De ce fait, elle ne doit pas développer de stratégie pour augmenter
une emprise sociale et politique. Au contraire, elle doit plutôt vivre selon sa propre tactique
consistant à témoigner du Royaume. Il se peut que cette tactique contribue à provoquer des
changements sociaux mais ce n’est pas son but premier. Par souci pour le monde, les chrétiens
devraient former une communauté pacifique. Cette tactique ne conduit pas forcément au dé-

97
Nous abordons le débat autour du prétendu sectarisme de Hauerwas plus loin (V).
98
Cf. After Christentom, p. 16-19. Cf. Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire (Folio
Essais 146), Paris, Gallimard, 2002. Dans sa théorie du quotidien, Michel de Certeau analyse la société de
consommation. Les hommes sont pris dans un système économique qui développe une stratégie pour acquérir
des parts de marché. La tactique, de son côté, consiste à jouer avec ce système pour le contourner. Grâce aux
failles du système, elle obtient une marge de manœuvre. Pierre Macherey fait remarquer que cette façon de
retrouver de la liberté par rapport au système ne conduit pas nécessairement à la libération à son égard.
Autrement dit, une relation de complicité demeure possible. Cf. Pierre MACHEREY, « Michel de Certeau et la
mystique du quotidien » (6 avril 2005), dans
(http://stl.recherche.univlille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20042005/macherey06042005.html)
(consulté le 12.08.2009).
156 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

sengagement à l’égard des institutions sociales et politiques, elle nécessite seulement une ap-
proche sélective, comme le pense Hauerwas : « En bref, je n’ai jamais cherché à justifier un
renoncement chrétien à l’engagement social et politique ; j’ai seulement voulu qu’on soit en-
gagé comme chrétiens »99.
Si les chrétiens sont amenés à jouer un rôle dans la société, c’est en raison de leur foi et
donc à partir de leurs convictions. Par conséquent, pour Hauerwas, le service à rendre doit
nécessairement être d’ordre sélectif. Dans le même sens, les chrétiens peuvent collaborer avec
des non-chrétiens pour lutter contre les injustices mais il y a des situations où cette solidarité
n’est pas possible. On peut penser à un engagement dans l’armée qui est injustifiable au nom
du pacifisme prôné par Hauerwas.

III. L’Église : une communauté de mémoire

A. La mémoire chrétienne

La mémoire est une notion capitale pour le christianisme. En effet, le christianisme est une
mémoire et l’Église une communauté de mémoire. Hauerwas a souligné l’importance de la
mémoire pour la vie chrétienne. Les croyants testent leur mémoire en se confrontant aux
Écritures de façon à tirer les implications pratiques du récit. La mémoire est un exercice moral
et spirituel qui permet non seulement de prendre conscience des échecs, des péchés et en
même temps de faire mémoire du pardon accordé par Jésus. Cette pratique communautaire de
la mémoire fait que l’Écriture reçoit une autorité. Celle-ci va reposer sur la vie des saints qui
ont formé leur vie sur base de cette mémoire100. Le peuple de Dieu est une communauté façon-
née par la mémoire des promesses de Dieu.
La mémoire ne consiste pas seulement à se souvenir des faits du passé par souci de nostal-
gie ou pour justifier des conservatismes. Pour Hauerwas, la mémoire est une action qui rend
présents à l’esprit les événements passés (les actions des saints) pour qu’ils guident les actes
futurs : « Le genre de mémoire qui forme et guide vraiment une communauté est celui qui
garde des événements passés à l’esprit d’une manière qui offre une marche à suivre à partir
d’eux pour le futur »101. La mémoire a une force créatrice dans la mesure où elle attire notre
attention sur les caractères (les personnalités) qui ont été à la source des événements et, ce

99
Traduction de : « In short, I have never sought to justify Christian withdrawal from social and political
involvement; I have just wanted us to be involved as Christians » (BH, p. 24). Nous soulignons.
100
Cf. Partie IV, chapitre 3.
101
Traduction de : « The kind of memory that truly shapes and guides a community is the kind that keeps past
events in mind in a way that draws guidance from them for the future » (HR, p. 583).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 157

faisant, nous met en question102. Il faut se garder de trop se fixer sur les événements du passé
car cela peut donner lieu à une pathologie. La mémoire doit être replacée dans la perspective
de la formation du caractère103.

B. Le rapport au judaïsme

Dans sa réflexion sur la mémoire en théologie, Hauerwas se réfère à l’Holocauste et au ju-


daïsme. Cette double problématique le conduit à développer sa propre vision du rapport entre
les Juifs et les Chrétiens. Dans un article paru en 1981, intitulé : « Remembering as a Moral
Task : The Challenge of the Holocaust », Hauerwas s’efforce de décrire la place des Juifs
comme peuple croyant dans l’État moderne104. Selon lui, les Juifs forment un peuple qui se
trouve en tension avec l’État-nation. Le peuple juif est appréhendé comme un corps politique
étranger sans que soit respectée sa spécificité religieuse. Le problème, selon Hauerwas, est
que le rationalisme des Lumières a besoin d’éprouver l’universalité d’une religion pour la
reconnaître. Or, ce rationalisme ne voit pas d’universalité dans le judaïsme.

1. Christianisme et judaïsme : quelle universalité ?

Pour relancer de débat sur le rapport entre christianisme et judaïsme, le théologien pose
une question radicale : « Quelles sont les implications de l’Holocauste pour l’interaction entre
les penseurs juifs et les théologiens chrétiens lorsqu’ils se confrontent à des problèmes mo-
raux et politiques contemporains ? »105.
Hauerwas se propose d’étudier la pertinence de ce drame pour l’éthique religieuse ainsi
que la stratégie sociale des juifs et des chrétiens dans une société libérale. S’il est vrai que la
plupart des gens reconnaissent la gravité de l’Holocauste et s’interrogent sur sa signification,
note Hauerwas, l’Holocauste n’a toutefois pas vraiment influencé la réflexion de la majeure
partie des éthiciens chrétiens106. Lui-même dit être troublé depuis longtemps par ce drame :
« Pour moi, cela continue d’être ici fortement présent comme une pure horreur »107. Outre le
caractère massif du meurtre, l’absence de sens de ce fait historique provoque la désolation.

102
Ibid., p. 584.
103
Id.
104
Ibid., p. 327-347.
105
Traduction de : « What implications does the Holocaust have for the interaction between Jewish thinkers and
Christian theologians as they confront contemporary moral and political problems? » (ibid., p. 329).
106
« However, it ought to be noted that the Holocaust has not commanded the attention of most Christian
ethicists or affected the way they work » (ibid., p. 329, note 3).
107
Traduction de : « For me it simply continues to stand here starkly as a sheer horror » (ibid., p. 329).
158 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Faut-il se focaliser sur ce fait brutal ? L’être humain se débat avec cette question en cherchant
à avoir la meilleure attitude possible.
Que faut-il en conclure sur Dieu et sa relation aux hommes ? Hauerwas est sensible à la
position de ceux qui disent que le silence est la seule voie que la théologie peut dignement
emprunter. Toutefois, jugeant cette réaction insuffisante, il suggère de tirer des conséquences
en tant que théologien chrétien et avance une thèse audacieuse : « L’Holocauste, et la compli-
cité chrétienne dans l’Holocauste, est un test décisif pour toute personne essayant de penser
éthiquement en tant que chrétien »108. Il s’agit donc pour lui d’affronter ce problème comme
un défi qui nous met en question.
Le théologien de Duke peut surprendre en s’intéressant à ce genre de questions, du fait
qu’on le considère comme un chrétien « sectaire », promoteur d’une nouvelle forme de triba-
lisme. Mais il s’interroge sur le retrait des chrétiens dans leurs enclaves protectrices pour ne
pas heurter le fonctionnement de la société moderne. Selon lui, les chrétiens manquent de
ressources pour éviter un nouvel Holocauste, alors qu’ils pensent justement qu’une éthique
universelle est la panacée idéale pour contrer les loyautés étroites qui mènent à des génocides.
Pour se prémunir de tout antisémitisme, phénomène récurrent, il faut prendre au sérieux la
particularité des convictions chrétiennes. Sans l’antisémitisme chrétien, l’Holocauste n’aurait
pas été possible. Pour le théologien méthodiste, une telle catastrophe a été rendue possible
parce qu’on a fait de l’éthique de Jésus un éthos au service d’une civilisation, quelque chose
qui devient compatible avec le nationalisme. Par ce déplacement, on a perdu de vue le fait que
Dieu est le juge de toutes les nations.
En étudiant les théologiens allemands, Hauerwas s’est rendu compte que ce ne sont pas les
théologiens libéraux qui ont résisté le plus mais des théologiens comme Barth109. S’il faut
nuancer, Hauerwas reste tout de même convaincu que la transformation du christianisme en
théorie « raisonnable » conduit sur le terrain de l’idéologie et de l’impérialisme social. Les
libéraux ont bien saisi l’importance de la vérité en théologie mais ils ont perdu de vue que la
véracité des convictions ne réside pas dans leur universalité mais dans leur force pratique,
laquelle dépend de leur particularité110. Le genre de vie que produit la foi chrétienne permet
d’en attester la validité.

108
Traduction de : « […] the Holocaust, and Christian complicity in the Holocaust, is a decisive test case for
anyone attempting to think ethically as a Christian » (HR, p. 330).
109
Cf. ibid., 331.
110
Cf. la critique hauerwassienne à l’égard de Paul Tillich (Partie IV).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 159

Selon Hauerwas, l’Église a manqué de résistance au nazisme dans la mesure où elle a


fondé son éthique sur d’autres bases que la fidélité à Jésus. En perdant du vue la structure
christologique de l’éthique, on donne à la culture et à l’État une autorité absolue illégitime.
Tant que les chrétiens ne remettent pas Jésus au centre de leur éthique, continue le théologien
américain, il sera difficile de continuer à dire : « Plus jamais ça » ! Au lieu de cela, le libéra-
lisme se présente aux chrétiens comme la meilleure stratégie contre un nouvel Auschwitz. Or,
Hauerwas se montre sceptique à ce sujet : « En lançant un tel défi, je ne veux pas suggérer
que le libéralisme, spécialement dans sa forme sociale, est pire que les autres systèmes, mais
seulement rappeler aux chrétiens et aux juifs que cela implique des défis particuliers pour
chacun de nous. Bien évidemment, le libéralisme offre des opportunités morales qui devraient
être exploitées, mais entraîne aussi des tentations subtiles qui peuvent priver les communautés
juives et chrétiennes de leur substance »111.
Hauerwas ne se satisfait pas des positions qui proposent aux Chrétiens et aux Juifs de col-
laborer pour lutter en faveur des droits humains. Il se démarque ainsi de la thèse de Eliezer
Berkowits qui soutient une version d’universalisme sécularisé112. Cet auteur critique vigoureu-
sement l’attitude des chrétiens par rapport aux juifs pendant cette longue période où l’Église a
été dominante dans le monde (depuis Constantin). Aujourd’hui, les chrétiens sont devenus
plus tolérants et moins impérialistes. Les juifs n’ont quant à eux jamais été impérialistes en
voulant imposer leurs idées à l’humanité entière. De nos jours, selon Berkowits, les chrétiens
et les juifs devraient coopérer pour lutter contre l’injustice, en faveur de la paix et de la li-
berté. Aux yeux de Hauerwas, cette attitude revient à soutenir la politique libérale sans faire
intervenir les convictions religieuses. Faut-il alors suivre la thèse particulariste défendue par
Michael Wyschogrod ?113 Celui-ci soutient que, comme l’Holocauste est un drame unique, il
ne peut pas être simplement juxtaposé à d’autres génocides ou meurtres de masse. En effet,
selon lui, l’unicité de l’Holocauste tient au fait que Dieu a choisi le peuple d’Israël pour faire
entrer le salut dans le monde. L’histoire de ce peuple a donc une place centrale dans la vie du
monde. Ces affirmations peuvent être difficiles à accepter pour un non-croyant. Les juifs ont
la capacité de préserver la mémoire de ce crime, tout comme ils ont préservé la mémoire de
l’Exode. Pour Wyschogrod, la dimension théologique de l’Holocauste empêche donc d’en
tirer des conséquences éthiques pour d’autres contextes. Contre cette affirmation, Hauerwas

111
Traduction de : « By issuing such a challenge, I do not mean to suggest that liberalism, especially in its social
form, is worse than other social systems, but only to remind Christians and Jews that it involves peculiar
challenges for each of us. To be sure, liberalism offers moral opportunities that should be exploited, but it also
involves subtle temptations that can rob Jewish and Christian communities of their substance » (HR, p. 333-334).
112
Eliezer BERKOVITS, Faith after the Holocaust, New York, KTAV Publishing, 1973.
113
Cf. Michael WYSCHOGROD, « Faith and the Holocaust », dans Judaism, 20 (1971), p. 286-294.
160 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

avance qu’il est capital de mettre cet événement tragique en relation avec d’autres contextes,
en particulier où les chrétiens sont impliqués. Cette tâche est en effet essentielle à la commu-
nauté chrétienne qui cherche à vivre en accord avec son héritage biblique. « Du point de vue
du monde, être une communauté capable de se souvenir de l’Holocauste ne peut apparaître
politiquement signifiant. Mais du point du vue de l’Évangile, il n’y a pas de tâche politique
plus forte » 114.
La capacité à faire mémoire est essentielle pour le peuple de Dieu : « Comme les juifs, les
chrétiens sont appelés à être une communauté et un peuple capable de se souvenir ; en effet,
c’est leur première tâche sociale »115. Le but de l’éthique chrétienne est de former une commu-
nauté capable de nourrir sa vie en faisant mémoire de la présence de Dieu en Jésus Christ. Le
défi est donc, dit Hauerwas, d’apprendre à faire de l’histoire des juifs une partie de l’histoire
des chrétiens. Les premiers sont les partenaires des seconds dans l’accomplissement du
Royaume. Cet apprentissage est un acte politique radical, qui change nécessairement la ma-
nière d’être d’une communauté, son rapport au monde. Hauerwas a l’impression que les chré-
tiens ne comprennent pas l’impact de l’Holocauste pour leur existence. Les chrétiens vivent
toujours dans l’illusion qu’ils ne sont pas comme les juifs – un peuple étranger – et que
l’Église doit survivre au sein des nations. Une telle stratégie sociale empêche le monde de
voir à quel point il est divisé et qu’il a besoin d’une rédemption. Hauerwas estime que la ca-
pacité de se souvenir est prophétique dans la mesure où c’est ainsi que les chrétiens prennent
conscience de leur vocation à former un peuple différent116.
Cela signifie aux yeux de Hauerwas que l’Église doit mettre sa confiance davantage dans
l’Esprit Saint que dans l’éthos qui la sécurise, lequel est basé sur les valeurs libérales. Faire
mémoire de l’histoire chrétienne suppose une intégration du judaïsme dans la perception de
Dieu. Certes, le Christ est au centre de la foi chrétienne mais il n’est pas le point de départ de
la foi. La théologie ne se réduit donc pas à une christologie. C’est Dieu qui est l’« objet » de
la foi, et c’est Jésus qui mène à une amitié avec Dieu.
Les croyants doivent témoigner de cette proximité avec le Dieu biblique. Cela ne signifie
aucunement qu’ils possèdent une vérité universelle pouvant fonder une éthique pour tous.
Tout comme le judaïsme, pense Hauerwas, le christianisme n’est pas une religion universelle.

114
Nous traduisons : « From the world’s perspective, being a community capable of remembering the Holocaust
cannot appear politically significant. But from the perspective of the Gospel, there can be no more potent
political task » (HR., p. 347).
115
Traduction de : « Like the Jews, Christians are called to be a community and a people capable of
remembering; indeed, this is their first social task » (ibid, p. 341).
116
« For to be a people of remembering is nothing less than a prophetic call for the church to respond to the God
who has called them to be a new people amid the nations » (ibid., p. 342).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 161

Par conséquent, l’universalisme prétendu issu du christianisme est une perversion. Les chré-
tiens comme les juifs forment des communautés de mémoire qui sont reliées à une histoire et
à des pratiques précises (Écritures, rites, sainteté). La vérité ne peut se découvrir en dehors du
travail de mémoire. La compréhension de la vérité chrétienne est particulière et historique. Or,
s’il est vrai que l’universalisme chrétien existe sur un plan eschatologique, pense Hauerwas, il
a trop souvent été réduit à un impérialisme social et culturel. Pour être accessibles à tous, les
convictions chrétiennes ont été transformées en idées, en vérités générales, sur la condition
humaine, avec le Christ comme symbole d’humanité accomplie117.
L’universalité chrétienne est fondée sur la croyance que le Dieu révélé en Jésus est le Dieu
de tous les peuples. C’est la présence décisive de Jésus qui fonde cette universalité et non pas
l’humanité, si digne soit-elle. Si la foi dans le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est rem-
placée par l’universalité de l’humanité, la dimension eschatologique de la foi disparaît. Dans
cette perspective, l’éthique chrétienne cherche à viser tout le monde au lieu d’être en premier
lieu une éthique eschatologique du peuple de Dieu qui demeure « entre les temps » (between
the times)118. Il importe au contraire de mettre l’accent sur la relation particulière entre le peu-
ple de Dieu et son Créateur. Les chrétiens sont appelés à vivre en fidélité au Dieu d’Abraham
et de Jésus.
Le Dieu des chrétiens est aussi le Dieu qui a créé le monde. L’action créatrice est le do-
maine de Dieu et non de l’homme. Il n’est pas du tout évident, dit Hauerwas, que les hommes
aient un rôle créateur indépendamment de l’action de Dieu. Plus encore, à la lumière de
l’Holocauste, il apparaît très difficile de maintenir que l’homme soit co-créateur : « Si un seul
événement nous a enseigné que nous n’étions pas co-créateurs, c’est celui-là »119. Ce genre de
discours sur l’homme co-créateur sert souvent à justifier les actions peu évangéliques. Or,
souligne Hauerwas, Dieu n’est pas là pour cautionner nos actes mais pour nous provoquer à
quitter nos fausses notions de contrôle et de pouvoir.
Pour le théologien américain, affirmer que Dieu est le Dieu de toute la création ne donne
pas la garantie que les non-chrétiens vont nécessairement partager l’éthos et la foi des chré-
tiens. Cela donne plus certainement l’espérance que les autres se convertiront s’ils voient chez
les chrétiens l’émergence d’un nouveau peuple. L’Église, comme communauté eschatologi-
que, n’a pas pour tâche première de transformer le monde en royaume, mais bien de témoi-
gner du pouvoir de Dieu qui transforme nos vies au service du Royaume :

117
Cf. ibid., p. 343-344.
118
Ibid., p. 345.
119
Traduction de : « If any event has taught us that we are not cocreators, it is that » (ibid., note 27).
162 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

« La tâche de l’Église n’est pas de survivre, mais d’être fidèle à sa mission eschatologique.
Le ‘succès’ de cette mission n’est pas mesuré par la survie ou non de l’Église, mais dépend du
fait que sa survie ou non survie sert les fins de ce Royaume. Chaque fois que les chrétiens
présument que le ‘succès’ du Royaume de Dieu dépend du ‘succès’ de l’Église, ils ont déjà
trahi leur croyance en la seigneurie de Dieu sur l’histoire »120.
Les chrétiens, estime Hauerwas, croient que l’unité de tous les peuples est assurée en tant
que principe, mais elle n’est pas encore un fait réalisé. L’unité ne peut se montrer effective-
ment que dans un type de communauté formée par l’histoire du Dieu d’Israël. Cette unité ne
signifie pas que les croyants doivent partager les valeurs et les idées politiques de la culture
ambiante.

2. Mémoire et pardon

Dans un sermon donné en 1980, lors du dimanche de l’Holocauste (Holocaust Sunday),


Hauerwas a proposé une méditation sur la résurrection121. Celle-ci en tant qu’elle évoque un
sentiment de l’absence de Dieu ouvre tout naturellement sur la question du génocide de six
millions de personnes faisant partie du peuple choisi de Dieu. Comme Job, dit Hauerwas, les
croyants crient et attendent une explication face à l’absence de Dieu lors de ce drame. Comme
l’apôtre Thomas, ajoute le prédicateur, les chrétiens sont dans le doute car ils se demandent si
Dieu ne les a pas abandonnés dans ce pétrin. Où est Dieu ? Est-il encore possible de rendre un
culte à ce Dieu ? Ce Dieu peut-il mériter la confiance ? Pour tenter de comprendre ce retrait
de Dieu, Hauerwas met l’accent sur le pardon que le Christ apporte au monde : « Que Thomas
était capable de voir que le Seigneur ressuscité n’est pas différent du messie crucifié venait du
fait qu’il avait d’abord appris à suivre Jésus comme disciple. Et comme Thomas, si nous cher-
chons à comprendre la signification de ces trous, nous devons aussi apprendre à devenir ses
disciples. Mais un tel entraînement exige que nous apprenions à être en présence d’un
Seigneur dont le pouvoir est celui du pardon et qui crée alors une communauté de pardon »122.

120
Traduction de : « The task of the Church is not to survive, but to be faithful to its eschatological mission. The
‘success’ of that mission is not measured by whether the Church survives or not, but whether her survival or
nonsurvival serves the ends of that kingdom. Any time Christians presume that the ‘success’ of God’s kingdom
depends on the ‘success’ of the Church they have already betrayed their belief in God’s lordship of history »
(ibid., p. 346, note 28).
121
Stanley HAUERWAS, « The Holocaust and the Duty to Forgive », dans Sh’ma, 198 (1980),
(http://www.clal.org/e53.html) (consulté le 01.06.2008).
122
Traduction de : « That Thomas was able to see that the resurrected Lord is not different from the crucified
Messiah came from the fact that he had first learned to follow Jesus as his disciple. And like Thomas, if we are
to understand the significance of those holes, we must also learn to be trained to be his disciples. But such
training entails that we learn to be in the presence of a Lord whose power is that of forgiveness and thus creates a
community of forgiveness » (ibid).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 163

À travers la croix et la résurrection, continue Hauerwas, nous avons reçu le pouvoir de


pardonner à partir du pardon reçu du Christ. Parce que la foi contient la conviction d’être par-
donné par Dieu, elle implique aussi une demande de pardon. La communauté chrétienne est
composée de ceux qui ont été pardonnés par Dieu.
Comme Thomas, les chrétiens ont envie d’un Dieu puissant qui peut empêcher
l’Holocauste, mais ils découvrent un Dieu dont la présence et le pouvoir résident dans la grâce
de pardonner. Au cœur de l’Évangile, souligne le prédicateur Hauerwas, nous découvrons que
nous avons été pardonnés pour l’Holocauste. La résurrection est le signe éclatant que Dieu n’a
pas abandonné les croyants et que rien ne peut les séparer de sa ferme volonté de pardonner et
d’aimer, et par conséquent, de faire des chrétiens un peuple capable de pardonner et d’aimer.
Qui est responsable de l’Holocauste ? Pourquoi faudrait-il demander pardon pour ce crime
en particulier alors qu’il y a d’autres atrocités ? Nous, les chrétiens américains, dit Hauerwas,
ne sommes pas responsables de ce qui s’est produit. Vouloir le contraire serait une tentative
masochiste visant à se sécuriser par une expression de culpabilité irrationnelle. Toutefois,
ajoute Hauerwas, nous devons reconnaître que nous – chrétiens – avons préparé le peuple
pour l’Holocauste depuis des siècles. Si les écrits bibliques ont été tournés en idéologie de
vengeance à l’égard des juifs, c’est que les chrétiens n’ont pas encore réussi à être l’Église.
Hauerwas demande aux chrétiens de regarder l’Holocauste à la lumière du regard du Christ
qui pardonne. Cela peut choquer de parler de pardon au sujet d’Auschwitz : les chrétiens ont
persécuté et tué des juifs et ensuite ils viennent dire qu’ils sont pardonnés par Dieu. Hauerwas
comprend cette réaction : « Les juifs pourraient à juste titre ressentir qu’un tel pardon est cer-
tainement une grâce à bon marché, mais c’est néanmoins ce que nous devons dire »123.
En refusant de dire cette évidence chrétienne, estime le théologien américain, on en vient à
minimiser le pouvoir de la résurrection et le don de l’Esprit Saint qui en découle. Les chré-
tiens sont complices de l’Holocauste pour avoir oublié que leur tâche première est d’obéir à
Dieu plutôt qu’aux hommes124. Ils ont cherché avant toute chose à former une civilisation qui
leur donne une sécurité. Ils n’ont donc pas été fidèles à Dieu. Toutefois, la communauté chré-
tienne sait que Dieu a choisi de gouverner le monde par l’amour et que le Crucifié est toujours
prêt à nous pardonner, même pour l’Holocauste.
À cause de la résurrection, continue le prédicateur, nous devons accepter le pardon et nous
devons demander aux juifs de nous pardonner. Sans cela, nous resterons dans le jeu de voir

123
Notre traduction : « The Jews should rightly feel that such forgiveness is surely cheap grace, but nonetheless
that is what we must say » (ibid).
124
Cf. Ac 5, 29.
164 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

celui qui est le plus coupable, en voulant toujours peser le poids des responsabilités et des
culpabilités. Il faut faire mémoire de l’Holocauste en passant par le pardon, sans quoi nous
risquons d’oublier ou même de dénier. Les juifs ont également besoin du pardon de façon à ne
pas être dégradés par les sentiments d’humiliation ou de vengeance. En faisant mémoire de
l’Holocauste, avec la conviction d’être pardonnés, continue Hauerwas, nous pouvons intégrer
ce terrible événement dans notre histoire commune et nous pouvons vivre dans l’attente du
Royaume de Dieu dans lequel nous nous embrasserons comme frères et sœurs.
Suite au sermon de Hauerwas, une série de critiques lui ont été adressées125. Certains lui
opposent qu’il est trop facile dire aux juifs de pardonner et que, de toute manière, il est diffi-
cile de pardonner à la place des victimes du génocide. D’autres estiment que cette idée d’un
pardon de Dieu déjà accordé aux auteurs des atrocités risque de constituer une sorte de « chè-
que en blanc » pour laisser passer de nouveaux crimes. Dans sa réponse, Hauerwas comprend
la réticence de pardonner, souvent liée au combat contre l’antisémitisme126. De plus, il est vrai
que pardonner à la place des victimes est spontanément considéré comme un sacrilège de la
mémoire de celles-ci. Avant de parler de pardon, certains réclament avec raison des stratégies
de prévention et des actes de punition. Hauerwas insiste néanmoins pour dire que le pardon
conduit à garder une mémoire claire, sans quoi les souvenirs sont recouverts par la haine, la
vengeance ou encore le déni127.
Les chrétiens doivent reconnaître leur infidélité à ce Dieu. C’est justement en oubliant la
mémoire et le pardon que les chrétiens ont rendu possible l’Holocauste. Les chrétiens
d’aujourd’hui ont encore un travail de mémoire à faire car ils n’ont peut-être pas expurgé
d’eux-mêmes toutes les attitudes qui ont provoqué Auschwitz. Hauerwas ne veut pas qu’ils se
réfugient simplement dans le mea culpa sans modifier le rapport à la mémoire et au pardon. Il
faut faire de cette histoire une partie de l’histoire des chrétiens. Une prise de responsabilité
cohérente revient à combattre les antisémitismes en soi et dans la société. Le recours à la pu-
nition pour les criminels ne doit pas être négligé étant donné que la punition est un complé-
ment au pardon.
Le peuple de Dieu progresse quand il reconnaît à la fois son péché et son infidélité, ainsi
que son manque de foi dans le Dieu qui aime indéfectiblement. C’est pourquoi sa tâche politi-

125
Cf. Marjorie S. YUDKIN, « Our Readers Answer Pastor Hauerwas », dans Sh'ma 202 (1980):
(http://www.clal.org/e53.html) (consulté le 1er Juin 2008). Trude WEISS-ROSMARIN, « The Duty to Do Justice »,
dans Sh'ma, 202 (1980): (http://www.clal.org/e53.html) (consulté le 1er Juin 2008).
126
Stanley HAUERWAS, « In Response: Forgiveness and Forgetting » dans Sh'ma, 202 (1980):
http://www.clal.org/e53.html. (consulté le 1er Juin 2008).
127
« For without forgiveness our memories are clouded by hate, vengeance, and/or denial » (ibid.)
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 165

que est de faire mémoire du Dieu qui aime et pardonne sans restriction. Cette action met les
croyants au cœur de leur tradition et les prémunit contre les fausses sécurités : « C’est pour-
quoi le judaïsme et le christianisme défient définitivement l’expression philosophique comme
base de leur vie et reposent ultimement sur des affirmations contingentes qui peuvent seule-
ment être soutenues pour un peuple qui se souvient » 128.

IV. Une eschatologique proleptique

L’Église est la communauté eschatologique en ce qu’elle vit de l’expérience de l’entrée de


l’eschaton dans le monde et qu’elle annonce par son témoignage que cet eschaton se réalise
dans l’histoire. L’Église est animée par un telos qui s’est déjà réalisé dans l’histoire dans la
vie, la mort et la résurrection de Jésus. Ce telos correspond donc à l’eschaton et l’Église en est
la présence proleptique129. Cette conception eschatologique traverse la théologie communau-
taire hauerwassienne.

A. Royaume et Église

Dès le départ, « le Royaume est présent en Jésus-Christ »130. Hauerwas, à la suite


d’Origène, affirme que Jésus est l’autobasiléia, c’est-à-dire le Royaume en personne131. Même
si Jésus n’est pas venu s’annoncer lui-même mais bien le Royaume de Dieu, il est impossible
de séparer celui-ci de Jésus. Hauerwas pense en effet qu’on ne peut pas connaître le Royaume
sans connaître Jésus et que, pour connaître ce dernier, il faut apprendre à le suivre grâce aux
Évangiles et aux saints qui rendent l’Écriture vivante.
Les disciples ont été introduits dans ce Royaume avec la charge de le rendre visible auprès
des nations. Bien qu’ayant été réellement initié à la Croix, le Royaume demeure une réalité
eschatologique. Par conséquent, selon Hauerwas, l’Église n’est pas le Royaume in extenso
mais elle est capable d’en donner un avant-goût sur terre132. Dieu est le seul véritable acteur
dans l’histoire mais il construit son Royaume par le moyen de l’Église. Celle-ci donne forme

128
Traduction de : « That is why Judaism and Christianity finally defy philosophical expression as the basis on
their life rests ultimately on contingent claims which can only be sustained by a remembering people » (ibid.)
129
Cf. Samuel WELLS, Transforming Faith into Destiny. The Theological Ethics of Stanley Hauerwas, p. 30.
130
RP, 201.
131
Cf. CC, p. 45. Cf. ORIGÈNE, Commentariorum in Matthaeum libri, XIV, 7, éd. Erich KLOSTERMANN,
Origenes Werke, 10 (Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte, 40), Leipzig, J.C.
Hinrichs, 1935.
132
RP., p. 183.
166 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

au Royaume, quoique de façon imparfaite. « Le fait que l’Église soit la création de Dieu ne la
rend pas moins humaine »133.
Hauerwas ne pense donc pas que l’Église soit l’équivalent du Royaume puisque les frontiè-
res de ce dernier dépassent les frontières de l’Église visible. Toutefois, la manière dont le
théologien américain définit le Royaume est plutôt restrictive. Selon lui, « le contenu du
Royaume […] s’avère n’être ni plus ni moins qu’apprendre à imiter la vie de Jésus en
s’attelant à la tâche d’être son disciple »134. Or, pour Hauerwas, on ne peut pas être disciple en
dehors de la communauté ecclésiale. Il est étonnant de ce point de vue qu’il dise que des non
chrétiens peuvent manifester la paix de Dieu mieux que les chrétiens eux-mêmes135. C’est
d’ailleurs, selon lui, la condition indispensable pour collaborer avec des personnes qui ne sont
pas baptisées.
Le monde est créé par Dieu comme une chose bonne mais celui-ci n’est pas en accord avec
le don de Dieu. Le monde est « en révolte contre son vrai Seigneur »136. Si l’Église n’a pas à
être contre le monde, elle doit essayer de lui montrer qu’il est une création bonne de Dieu137.
« Le monde ne peut pas savoir qu’il est le monde si l’Église ne renvoie pas à la réalité du
Royaume de Dieu »138. La frontière entre le monde et l’Église n’est pas une question
géographique. « L’unique différence entre l’Église et le monde est la différence qui existe
entre agents »139. Hauerwas considère donc que la différence concerne chaque personne. Celui
qui refuse de s’approprier le récit chrétien, y compris parmi les membres de l’Église, prend
position pour le monde140. Par exemple, celui qui utilise la violence pour exercer une maîtrise
afin de garantir l’ordre vient du monde. Certes, Dieu a déjà sauvé le monde, mais celui-ci ne
veut pas l’accepter. L’Église doit continuer sa mission de faire comprendre au monde son
illusion car c’est ainsi qu’elle lui rend service141. En même temps, les chrétiens ne peuvent pas
se donner l’illusion qu’ils connaissent les frontières du Royaume de Dieu : « En tant
qu’Église, nous n’avons aucun droit pour déterminer les frontières du Royaume, car nous

133
Ibid., p. 188.
134
Ibid., p. 154.
135
Cf. Ibid., p. 185.
136
RP, p. 55.
137
Ibid., p. 183.
138
Ibid., p. 182.
139
Ibid., p. 183 Nous soulignons.
140
« […] il est particulièrement important de se souvenir que le monde est constitué de ceux qui ont choisi, y
compris nous-mêmes, de ne pas faire de l’histoire de Dieu notre propre histoire » (ibid., p. 184).
141
Une façon de rendre service est de vivre sans divisions (classe, race…) pour montrer au monde qu’il est
profondément divisé. Hauerwas doit cependant avouer que l’Église n’est pas encore arrivée à donner ce
témoignage (Cf. RP, p. 183).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 167

avons l’heureuse tâche de reconnaître que Dieu a le pouvoir de rendre son Royaume présent
dans des lieux et par des voies tout à fait étonnants »142.
Hauerwas voit donc le monde sous un angle surtout négatif comme une réalité qui
s’oppose au Royaume pacifique. Bien qu’il affirme que ce monde soit sauvé par la mort et la
résurrection de Jésus, le monde est néanmoins toujours en situation de rébellion contre Dieu.
De ce fait, l’Église qui témoigne du Royaume n’est pas nécessairement bien accueillie par les
autres. Si Hauerwas a une grande confiance dans la force prophétique de l’Église, c’est aussi
parce qu’il considère qu’elle est le « miracle permanent » de Dieu143. Nous constatons que,
même si Hauerwas reconnaît la bonté du monde, il ne prend pas en compte le monde en tant
qu’il est une création de Dieu, inachevée et confiée par Dieu à la responsabilité de l’homme.

B. Théologie de l’histoire

Hauerwas oppose souvent l’histoire du monde à l’histoire chrétienne. La première est celle
qui se fait à travers la violence et le mensonge (concrètement, c’est l’histoire des États-
nations). La seconde est liée à un peuple qui est chargé de manifester le Royaume de paix
introduit dans le monde. Alors qu’il donne l’impression d’opérer un dualisme entre histoire du
monde et histoire du salut, Hauerwas affirme clairement que ce n’est pas son intention :
« Cela ne signifie pas que notre existence est constituée par deux histoires. Il y a seulement
une seule histoire vraie : l’histoire du royaume pacifique de Dieu. Les chrétiens ne peuvent
accepter aucun dualisme ultime entre l’histoire de Dieu et l’histoire du monde. La paix en
laquelle nous croyons n’a pas été offerte uniquement pour nous mais elle est la paix pour tous,
tout comme nous croyons que notre Dieu est le Dieu de tous »144.
Le salut se joue dans l’histoire mais d’une manière spécifique. Depuis la résurrection du
Christ, événement cosmique qui rétablit l’ordre naturel dans sa juste relation à Dieu, le salut
dépend de ce nouveau peuple que Jésus envoie. Hauerwas rejette les conceptions qui présen-
tent le salut comme une nouvelle compréhension de l’existence, souvent interprétée de façon
individualiste : « Le salut ne peut être limité à une compréhension de soi modifiée ou à assu-
rer une existence sensée à l’individu. Le salut est la création par Dieu d’une nouvelle société

142
Ibid., p. 185.
143
Ibid., p. 193.
144
Traduction de : « This does not mean that our existence is constituted by two histories. There is only one true
story: the story of God’s peaceable kingdom. Christians can admit no ultimate dualism between God’s history
and the world’s history. The peace we believe we have been offered is not just for us but is the peace for all, just
as we believe our God is the God of all » (ibid., p. 422).
168 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

qui invite chaque personne à prendre part à une époque que les nations ne peuvent
procurer »145.
Pour Hauerwas, le salut opère par la relation aux autres au sein d’une communauté. Le sa-
lut offert par Dieu passe par l’action de rejoindre le peuple de Dieu. L’histoire du salut pré-
cède la démarche personnelle du disciple. Ce dernier participe à cette histoire en se posant
dans le cadre narratif du salut et en apprenant grâce aux autres à façonner sa vie d’après les
convictions de l’Église. Dans la théologie hauerwassienne, le salut est intimement lié à la vie
ecclésiale dans la mesure où celle-ci constitue une médiation unique pour le Royaume de
Dieu.
« Le salut est le règne de Dieu. C’est une alternative politique à la manière dont le monde
est constitué. C’est une partie très importante de l’histoire qui a été perdue dans les concep-
tions du salut centrées sur l’individu. Mais en ne voyant pas que le salut est le règne de Dieu,
le besoin de l’Église pour opérer la médiation du salut n’a plus aucun sens »146.
Dans cette perspective, l’Église acquiert le statut de médiation incontournable pour la
théologie du salut. En tant que ce dernier est le règne de Dieu, il est de nature communautaire.
Hauerwas lie donc étroitement le Règne de Dieu et l’Église, tout en essayant de ne pas
confondre les deux réalités complètement.

V. La tentation sectaire : un impérialisme théologique ?

Dans cette partie, nous présentons les principales critiques faites à l’encontre de la théolo-
gie d’Hauerwas et la manière dont ce dernier y répond. En premier lieu, nous exposons la
critique la plus célèbre qui vient du directeur de thèse de Hauerwas, James Gustafson. La se-
conde critique, plus philosophique, vient du philosophe pragmatiste Jeffrey Stout.

A. James Gustafson147 : contre la tentation sectaire

Un théologien comme Hauerwas n’a de cesse de mettre l’accent sur l’historicité de la


Révélation du Dieu chrétien. La communauté chrétienne étant l’héritière de cette Révélation

145
Traduction de : « Salvation cannot be limited to changed self-understanding or to ensuring meaningful
existence for the individual. Salvation is God’s creation of a new society that invites each person to become part
of a time that nations cannot provide » (ibid., p. 144).
146
Nous traduisons: « Salvation is the reign of God. It is a political alternative to the way the world is
constituted. That’s a very important part of the story that has been lost to accounts of salvation that are centred in
the individuals. But without an understanding that salvation is the reign of God, the need of the church to
mediate salvation makes no sense at all », HR, p. 533.
147
James Gustafson, né en 1925, est un théologien protestant ayant enseigné à Yale et Chicago. C’est à Yale que
Gustafson a encadré Hauerwas pour son doctorat, à la fin des années soixante.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 169

historique, elle est chargée de la transmettre à d’autres par une vie vertueuse et une liturgie où
la prédication occupe une place fondamentale. Les chrétiens doivent préserver l’intégrité de
leur foi en se conformant au récit biblique tel qu’il est interprété au sein de la communauté.
Les actes des chrétiens se justifient au regard de l’herméneutique communautaire sans faire
appel à des références intellectuelles qui seraient hors du canon biblique. Cette théologie
s’accompagne d’une ecclésiologie qui insiste lourdement sur la discontinuité entre l’Église et
le monde. Cette valorisation ecclésio-centrique n’est pas sans poser problème. C’est en ce
sens que James Gustafson a critiqué la « tentation sectaire » de la théologie hauerwassienne148.
Il est très tentant à notre époque, souligne Gustafson, d’isoler la théologie et l’éthique chré-
tienne des points de vue étrangers au motif qu’on préserve ainsi une identité spécifique du
christianisme : « Cela garantit une identité claire qui libère les personnes de l’ambiguïté et de
l’incertitude, mais cela empêche le christianisme de prendre au sérieux le vaste monde de la
science et de la culture et limite la participation des chrétiens dans les ambiguïtés d’une vie
morale et sociale sur les modèles d’interdépendance dans le monde »149.
Cette recherche d’identité conduit certains théologiens, d’une part, à penser la théologie en
termes seulement descriptifs et, d’autre part, à réduire l’éthique à l’éthos d’une communauté
historique particulière. La difficulté intellectuelle qui en résulte tient au fait que cette tendance
évacue la tâche « apologétique » de la théologie, à savoir la justification rationnelle de la
plausibilité d’une croyance. La question de la vérité d’une croyance, d’un récit ou d’une tra-
dition ne peut être évacuée au motif que la théologie est dépendante d’une communauté dé-
terminée. Selon Gustafson, la figure majeure de ce mouvement est George Lindbeck. Dans
son ouvrage La Nature des Doctrines (1984), Lindbeck argumente, à la suite de Wittgenstein,
que le christianisme est un langage incarné par une communauté150. Pour celui-ci, hors du
contexte de l’Église, il est inutile de vouloir discuter des vérités de foi. De plus, toute connais-
sance que cette communauté a du monde extérieur doit être englobée dans le récit biblique. La
communauté ecclésiale devient ainsi le lieu exclusif de toute interprétation de la tradition
chrétienne. La question de la vérité est réduite à une description du texte qui est censé donner
la vérité, à savoir la Bible. De ce fait, souligne Gustafson, on risque bien de passer de la doc-

148
Cf. James GUSTAFSON, « The Sectarian Temptation: Reflections on Theology, Church and the University »,
article repris dans James GUSTAFSON, Moral Discernment in the Christian Life. Essays in Theological Ethics
(édité par Theo A. BOER et Paul E. CAPETZ), Louisville-London, Westminster, John Knock Press, 2007, p. 147-
154.
149
Traduction de : « It ensures a clear identity which frees persons from ambiguity und uncertainty, but it
isolates Christianity from taking seriously the wider world of science and culture and limits the participation of
Christians in the ambiguities of moral and social life in the patterns of interdependence in the world » (ibid.,
p. 144).
150
George LINDBECK, The Nature of Doctrine: Religion and Theology in a Postliberal Age, Philadelphia, The
Westminster Press, 1984.
170 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

trine à l’idéologie. En effet, l’herméneutique des textes qui sont privilégiés n’est pas garantie
par Dieu. La question de l’autorité donnée aux textes et aux interprétations du texte ne peut
pas être immunisée purement et simplement. Or, Hauerwas incarne par excellence aux yeux
de Gustafson le « tribalisme sectaire » qui se cache derrière une théologie narrative isolée de
tout questionnement externe. Si, pour Hauerwas, la justesse morale d’un acte se vérifie uni-
quement par sa conformité au récit biblique, en particulier les récits évangéliques, tels
qu’interprétés dans la communauté, alors on ne peut éviter le glissement sectaire : « La fidé-
lité aux récits dans la tentation sectaire devient virtuellement auto-justifiante et tant la théolo-
gie que l’éthique deviennent immunisées par rapport à tout ce qui se situe hors de la commu-
nauté elle-même »151.
Selon Gustafson, une telle immunisation du discours théologique ne tient pas compte de ce
qu’enseigne la doctrine de la création. En vertu de celle-ci, Dieu accompagnant le monde vers
sa fin ultime, les formes de pensée et les autres traditions ne peuvent être négligées dans la
mesure où elles peuvent également mener vers Dieu. En repoussant l’interaction entre la
théologie et la pensée moderne, Hauerwas favorise une marginalisation de la foi chrétienne.
Pour Gustafson, les théologiens qui succombent à la tentation sectaire se trompent en croyant
que la communauté chrétienne est une réalité distincte de la culture environnante. Il est im-
possible que les croyants membres des communautés soient formés exclusivement par les
récits bibliques, à l’écart de toute influence séculière. Les chrétiens ne font en effet pas partie
d’une seule communauté mais d’une pluralité de communautés152.
D’autre part, poursuit ce théologien, soutenir que toute connaissance de Dieu passe par une
intégration à une communauté formée par le récit biblique et la tradition ecclésiale, revient à
défendre une forme de gnosticisme. Il faudrait être initié par la communauté dépositaire du
savoir pour accéder à la connaissance de Dieu. Hauerwas considère qu’on ne peut connaître
Dieu hors de l’histoire d’un peuple particulier. Ce faisant, il fait de Dieu le Dieu particulier
d’un peuple particulier, ce que Gustafson appelle le « Dieu tribal d’une minorité »153.
Gustafson pense qu’on ne peut jamais réduire la théologie au discours d’une communauté et
qu’il faut être prêt à réviser le discours théologique suite à la confrontation avec d’autres tra-
ditions religieuses. Dieu est en effet le Dieu de toute la réalité créée. Alors que Hauerwas in-
siste sur le rapport à Jésus, Gustafson estime qu’il faut aller au-delà de la christologie : « Jésus

151
Traduction de : « Fidelity to the narratives becomes virtually self-justifying in the sectarian temptation and
both theology and ethics become incorrigible by anything outside the community itself », (ibid., p. 148).
152
Cf. ibid., p. 150.
153
Ibid., p. 152 : « In Christian sectarian form God becomes a Christian God for a Christian people; to put it
most pejoratively, God is assumed to be the tribal God of a minority of the earth’s population ».
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 171

n’est pas Dieu » (Jesus is not God)154. Ceci suggère que la connaissance de Dieu à partir de
Jésus n’est pas complète et qu’il y a encore quelque chose à apprendre en étant ouvert à la
réalité de la création. Gustafson prône donc une attitude de dialogue avec le monde : « La
théologie doit être ouverte à toutes les autres sources qui nous aident à comprendre les rela-
tions de Dieu au monde ; l’éthique doit traiter de l’interdépendance de toutes choses en rela-
tion à Dieu. Ceci, pour moi, relativise nécessairement la signification de la tradition chré-
tienne, bien que ce soit la tradition en laquelle nos théologies se développent. Dieu est le Dieu
des chrétiens, mais Dieu n’est pas un Dieu chrétien pour le chrétien seulement »155.

B. Réponse de Hauerwas à Gustafson

Hauerwas a répondu avec clarté aux critiques de Gustafson qui le décrivaient comme un
théologien sectaire, tribaliste et fidéiste. Hauerwas trouve évidemment cette triple qualifica-
tion excessive et peu constructive.
Premièrement, écrit ce dernier, le qualificatif de sectaire, dans la pensée de son adversaire,
est très marqué par la sociologie de Ernst Troeltsch156. Ce dernier décrit la secte comme étant
un groupement volontaire de personnes vivant retiré de la société pour préserver une expé-
rience spirituelle et collective forte. Hauerwas, ne se reconnaissant pas dans cette typologie
religieuse, argumente non seulement pour dire que la qualification sociologique est trop sim-
pliste, mais également pour montrer que sa position correspond à un engagement dans le
monde. Quel peut être le critère pour définir une « secte » ? Hauerwas refuse de suivre la lo-
gique de tout un courant marqué par Troeltsch qui tend à privilégier le modèle « Église »
comme authentique forme religieuse157. Se plaçant sur le terrain pratique, le théologien métho-
diste démontre, d’une part, que la formation d’une communauté de vertu soucieuse de son
intégrité est un gain pour la société libérale et, d’autre part, il énumère ses nombreuses contri-
butions qui expriment un souci réel pour les membres de la société : relation avec le judaïsme,
débats touchant la médecine, l’évaluation des théories de la guerre juste, …

154
James GUSTAFSON, Moral Discernment, p. 153.
155
Traduction de : « Theology has to be open to all the sources that help us to construe God’s relations to the
world; ethics has to deal with the interdependence of all things in relation to God. This, for me, necessarily
relativizes the significance of the Christian tradition, thought it is the tradition in which our theologies
develop. God is the God of Christians, but God is not a Christian God for the Christian only » (ibid., p. 154).
156
Ernst TROELTSCH distinguait trois « types » pour décrire les expressions du religieux : mystique
(individualiste), secte (groupe minoritaire séparé de la société) et Église (organisation inculturée dans la société).
Cf. Ernst TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen (1911) (Gesammelte Schriften, I),
Aalen, Scientia Verlag, 1977.
157
HR, p. 96.
172 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Deuxièmement, Hauerwas refuse le qualificatif de fidéiste au motif qu’il n’a pas l’intention
d’immuniser la foi à l’égard des autres formes de connaissance. En effet, même si on rejette
tout fondationalisme (fondationalism), même si on affirme que le langage chrétien ne se com-
prend qu’au sein d’une communauté linguistique spécifique (dans le sens de Wittgenstein),
cela ne donne pas encore la preuve d’un fidéisme caractérisé. Hauerwas soutient que sa théo-
logie se base sur un « réalisme épistémologique qualifié »158. Cela signifie que la communauté
spécifique (l’Église) donne un accès à la vérité mais d’une manière propre, c’est-à-dire en
passant par une transformation de soi (self). La théologie de la sanctification chère à
Hauerwas l’amène à affirmer que la connaissance de la vérité chrétienne n’est possible que
s’il y a une transformation du sujet, impliquant une « nouvelle manière de vie » (new way of
life)159. La seule apologétique valide est selon lui de nature pragmatique, c’est-à-dire en forme
de témoignage : « Le christianisme n’est pas une ‘vision du monde’, ni une forme de méta-
physique primitive qui peut être évaluée en comparaison avec d’autres ‘visions du monde’
alternatives. Les chrétiens sont plutôt des gens qui demeurent convaincus que la véracité de
leurs croyances doit être démontrée dans leurs vies »160.
Les convictions doivent donc s’apprécier non pas en fonction de leur correspondance à une
théorie de la rationalité mais bien sur base des existences façonnées par le récit qui exprime
ces convictions. Si Hauerwas semble proche du pragmatisme, il s’en distingue néanmoins en
soulignant la dimension réaliste de sa théologie. Le témoignage dépend de la transformation
du soi qui elle-même dépend du processus communautaire qui traverse le temps. L’existence
préalable d’un peuple rend possible l’accès à la vérité dans la mesure où cette connaissance
est basée sur une pratique communautaire. Or, contre l’accusation de tribalisme, Hauerwas
affirme que la communauté doit demeurer prête à être mise en question par la venue de
l’étranger : « Dieu vient dans cette communauté sous la forme d’un étranger, défiant sa com-
plaisance, dénonçant ses tentations à la fausse ‘connaissance’, déniant ses prétentions inau-
thentiques à avoir domestiqué la grâce de Dieu »161.
Troisièmement, face à l’accusation d’une déresponsabilisation à l’égard de la société,
Hauerwas affirme qu’il ne souhaite ni un engagement total ni un retrait complet. Il y a une

158
« […] I assume that Christian theology has at stake in a qualified epistemological realism » (ibid., p. 99).
159
Ibid., p. 100.
160
Traduction de : « Christianity is no ‘worldview’, not a form of primitive metaphysics that can be assessed in
comparison to alternative ‘worldviews’. Rather, Christians are people who remain convinced that the
truthfulness of their beliefs must be demonstrated in their lives » (ibid., p. 100).
161
Traduction de : « God comes to this community in the form of a stranger, challenging its smugness, exposing
its temptations to false ‘knowledge’, denying its spurious claims to have domesticated God’s grace », (ibid.,
p. 101). :
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 173

position intermédiaire qui, selon lui, consiste en un « service sélectif »162. Ceci signifie qu’il y
a certaines situations dans lesquelles les chrétiens ne peuvent participer à un gouvernement.
Certes, cette décision dépend du discernement qui s’exerce dans l’Église. Le danger du libé-
ralisme vient du fait qu’il ne donne pas une histoire qui permettrait de garder de la distance
par rapport à l’évolution de la société. Or, le christianisme offre aux chrétiens une tradition
sur la base de laquelle ils peuvent conserver une attitude critique envers l’État. En effet, ce
dernier doit être surveillé dans la mesure où il utilise facilement la violence pour assurer
l’ordre. D’ailleurs, les chrétiens doivent tout faire pour que le recours à la violence soit limité
au maximum. Le pacifisme que le théologien de Duke revendique est d’ailleurs une action
politique qui demande beaucoup de courage. Il est vrai que cette posture assez hostile à
l’égard des institutions politiques tend à présenter les chrétiens comme des « citoyens étran-
gers » (alien citizens)163.
Enfin, Hauerwas repousse l’idée de l’absence de doctrine de la création dans sa théologie.
S’il refuse catégoriquement le principe d’un ordre créé autonome, il n’a jamais renoncé à
l’idée du Dieu créateur. L’ordre créé n’est légitime que s’il n’est pas séparé de la « seigneurie
du Christ » (Christ’s lordship)164. D’ailleurs, selon lui, ce qui permet à des chrétiens et des non
chrétiens de se mettre d’accord, ce n’est pas la nature humaine mais le fait que le Royaume
dépasse les frontières de l’Église : « Ce qui nous conduit à attendre un accord avec ceux qui
ne rendent aucun culte à Dieu n’est pas que nous avons une moralité commune fondée sur une
connaissance autonome de la nature autonome, mais que le royaume de Dieu est plus large
que l’Église »165.
La création doit être comprise comme une réalité eschatologique qui relie l’histoire et la
nature. Depuis la résurrection de Jésus, la nature et l’histoire sont devenues inséparables.
Dans cette perspective, Hauerwas pense « l’ordre naturel comme une manifestation du
Royaume de Dieu »166. La résurrection du Christ a inauguré une nouvelle création, un nouvel
âge, qui est incarné de la façon la plus éminente dans l’Église. Celle-ci est le fruit de l’histoire
d’un peuple particulier. Les notions de création ou de rédemption restent abstraites tant

162
« What is requires for Christian is not withdrawal but a sense of selective service and the ability to set
priorities » (ibid., p. 104). Nous soulignons.
163
Ibid., p. 105-106.
164
« I certainly have never denied the Christian affirmation of God as creator; rather, I have refused to use that
affirmation to underwrite an autonomous realm of morality separate from God’s lordship » (ibid., p. 107-108).
165
Traduction de : « What allows us to look expectantly for agreement among those who do not worship God is
not that we have a common morality based on autonomous knowledge of autonomous nature, but that the God’s
kingdom is wider than the church » (HR, p. 108).
166
Traduction de : « I certainly would not deny the natural order as a manifestation of God’s kingdom » (ibid.,
p. 108).
174 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

qu’elles ne sont pas replacées dans le contexte du peuple de Dieu. Considérer positivement la
référence au peuple et à sa particularité ne peut être qualifié de tribalisme, sans quoi, ajoute
Hauerwas, cela vaut aussi pour les juifs167.

C. Jeffrey Stout168 : contre le déni démocratique

En 2004, le philosophe Jeffrey Stout a écrit un plaidoyer pour la démocratie dans lequel il
s’en prend à deux camps extrêmes qui, selon lui, ruinent les fondements mêmes de la vie dé-
mocratique, à savoir : d’un côté, les libéraux sécularistes tels que Richard Rorty et John
Rawls, et de l’autre, les néo-traditionalistes que sont Alasdair MacIntyre, John Milbank et
Stanley Hauerwas169. Dans l’introduction de son ouvrage remarqué, Democracy and Tradi-
tion, Stout souligne que ces deux camps tendent à se renforcer mutuellement par leurs radica-
lismes respectifs, et cela au détriment de la démocratie. Plutôt que d’exclure les conceptions
religieuses du bien hors du débat public ou d’en affirmer une de façon exclusive, Stout pro-
pose une voie médiane pour intégrer de façon pragmatique les processus démocratiques et la
discussion publique des conceptions religieuses. Stout pense que les sécularistes ont tort de
penser que les traditions religieuses ne peuvent rien apporter de positif à la vie démocratique,
d’autant plus que la démocratie repose nécessairement sur des valeurs qu’elle n’a pas produi-
tes. En ce sens, il refuse la position de Rorty qui considère les religions comme des obstacles
au débat public (« conversation-stopper »)170. S’il reconnaît que les traditionalistes ont raison
d’affirmer que la vie politique a besoin de vertu (justice, sagesse pratique) et que la réflexion
est dépendante des traditions, Stout reproche à ce courant de ne voir dans la démocratie
qu’une fragmentation morale et qu’un processus d’atomisation de la société171. Ces partisans
du retour aux traditions ne voient pas, estime Stout, que la démocratie elle-même constitue
une tradition : « La démocratie est une culture, une tradition, de son plein droit »172.
Stout critique la stratégie de ressentiment à l’égard de la société libérale que déploient les
nouveaux traditionalistes. Parmi eux, il pointe particulièrement du doigt Hauerwas, qu’il pré-

167
Ibid., p. 109.
168
Jeffrey Stout (né en 1950), philosophe pragmatiste américain, est professeur à Princeton.
169
Jeffrey STOUT, Democracy and Tradition, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 2.
170
Ibid., p. 10.
171
Ibid., p. 11.
172
Traduction de : « Democracy is a culture, a tradition, in its own right » (ibid., p. 13). Lire aussi :
« Democracy, I shall argue, is a tradition. It inculcates certain habits of reasoning, certain attitudes toward
deference and authority in political discussion, and love for certain goods and virtues, as well as a disposition to
respond to certain types of actions, events, or persons with admiration, piety, or horror » (ibid., p. 3.)
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 175

sente comme le théologien le plus influent aux États-Unis173. Pour le philosophe, aucun
théologien n’a fait mieux pour « enflammer le ressentiment chrétien » contre la société libé-
rale174. Par ailleurs, Stout tient Hauerwas pour un penseur créatif et généreux, spécialement
pour ses contributions à l’éthique des vertus, à l’éthique médicale et à l’accompagnement des
personnes handicapées. Toutefois, sur le plan de l’éthique politique, il juge que la rhétorique
agressive du théologien a pour effet de décourager les chrétiens de se joindre aux non chré-
tiens pour lutter en faveur de la justice175. Stout estime que la théologie hauerwassienne s’est
radicalisée au début des années quatre-vingt sous l’influence du théologien John Yoder, d’une
part, et du philosophe Alasdair MacIntyre, d’autre part. Alors que le premier a convaincu
Hauerwas de la nécessité du pacifisme pour être fidèle au Christ, le second a fourni un cadre
de pensée traditionaliste hostile au libéralisme176. Selon Stout, le rejet de la démocratie libérale
par celui-ci découle directement de la combinaison du dualisme « Église-monde » de Yoder et
du discours antilibéral de MacIntyre. C’est surtout MacIntyre, continue le philosophe, qui a
conduit Hauerwas à confondre modernité et libéralisme et à faire de ces deux termes les sym-
boles d’un individualisme dévastateur. Pour Stout, cette façon de décrire la société comme
fragmentée et composée d’individus déracinés se joint à une théologie mennonite qui accen-
tue la différence entre le monde et l’Église pour fixer celle-ci en dualisme rigide177.
Le sommet est atteint lorsque paraît After Christendom (1991) dans lequel Hauerwas op-
pose le « langage de la foi » au « langage de la justice »178. Il considère que la reprise chré-
tienne du discours contemporain sur les droits et la justice est en réalité une erreur179. Stout
fait remarquer que Hauerwas a tout simplement évacué le « langage de la justice » de son
travail théologique180. Or, se demande-il, la justice n’est-elle pas une vertu essentielle ? En
fait, continue Stout, le peu de sympathie de Hauerwas pour la justice sociale s’explique par le
dualisme qu’il introduit entre l’Église et le monde. La société est vue unilatéralement comme
un monde ténébreux alors que l’Église est portée par un récit prémoderne qui rend possible
l’existence d’une communauté vertueuse. Cette perception du monde vient d’une interpréta-

173
« Stanley Hauerwas is surely the most prolific and influential theologian working in the United States » (ibid.,
p. 140).
174
« No theologian has done more to inflame Christian resentment of secular political culture » (ibid., p. 140).
175
Cf. Ibid., p. 140. Stout fait remarquer que Hauerwas peut aussi être imaginatif et généreux dans sa réflexion :
« When he does not succumb to the temptation of repeating his diatribes against liberal society, he is often an
imaginative and generous thinker » (ibid., p. 157).
176
Cf. ibid., p. 144.
177
Cf. ibid., p. 149.
178
Cf. AC, p. 45.
179
Cf. ibid., p. 46.
180
« What seems clear, however, is that the ‘language of justice’ has now dropped almost completely out of
Hauerwas thinking » (Jeffrey STOUT, Democracy and Tradition, p. 149).
176 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

tion pessimiste de la théologie de Yoder, ce dernier n’étant pas aussi radical que Hauerwas,
observe Stout. Ce n’est ni Barth (dont Hauerwas se réclame), ni même Yoder, qui expliquent
ce rejet de la société contemporaine, mais bien le mélange de l’interprétation hauerwassienne
de Yoder avec l’antilibéralisme de MacIntyre181.
Selon Stout, le discours théologique de Hauerwas, qui use de la polémique à l’envi,
s’expose à être taxé de sectaire. Non pas que Hauerwas soit véritablement sectaire mais sa
rhétorique agressive ne permet pas un regard mesuré sur la société libérale. Les lecteurs et
auditeurs de Hauerwas risquent bien de le prendre à la lettre ! Stout insiste fortement sur ce
risque qui n’est pas purement « académique »182. Stout se demande si Hauerwas ne tombe pas
dans un discours idéologique qui tend à exclure la théologie du débat public183. Si Hauerwas a
légitimement dénoncé le risque de réduire la théologie à un engagement social, il se peut qu’il
réduise à son tour les Évangiles à une ecclésiologie. Stout souligne que Hauerwas ne fait que
remplacer une interprétation réductrice par une autre184.
La préoccupation de Stout vient du fait qu’il craint que les citoyens américains se réfugient
dans leurs cercles locaux (familles, associations, communautés religieuses) plutôt que de rele-
ver les défis que la société doit affronter. Cette évolution vers une citoyenneté atrophiée aurait
pour effet de laisser le pouvoir de l’État entre les mains d’une élite qui agirait à sa guise et
selon ses intérêts185. Or, des auteurs influents tels que Hauerwas et MacIntyre ont déjà tiré une
conclusion pessimiste sur la possibilité de créer une société juste. Ils se bornent à promouvoir
des communautés locales de façon à survivre à une époque sombre.

D. Réponse de Hauerwas à Stout

Tout en reconnaissant la finesse des analyses de Stout et sa connaissance approfondie de la


théologie, Hauerwas ne se retrouve nullement dans le prétendu dualisme rigide entre l’Église
et le monde. En effet, si la première tâche pour les chrétiens est de constituer l’Église, cela ne
signifie pas qu’ils n’appartiennent plus au monde ni qu’ils ne font pas partie d’autres commu-
nautés. L’Église est au service du monde et elle n’aidera ce dernier qu’en étant authentique-
ment elle-même. Il ne doit pas y avoir de séparation imperméable entre le monde et l’Église.

181
Ibid., p. 155.
182
« And the opponents are not merely fellow intellectuals like Rawls, Niebuhr, and Albrecht, but his fellow
citizens, who, accepting his portrayal of them, may come to view the social world outside of the church as
merely ‘pernicious’ and forget how to trust and identify with one other. For an author of this prominence and
style, the risks are not merely academic » (ibid., p. 157).
183
Ibid., p. 156.
184
Ibid., p. 158.
185
Cf. Jeffrey STOUT, « Survivors of the nations: a response to Fergusson and Pecknold », dans Scottish Journal
of Theology, 49 (2006), p. 212.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 177

En effet, continue Hauerwas, « non seulement elle est perméable mais quelque chose est
faussé quand l’Église n’apprend pas du monde comment être fidèle à Dieu »186 . Par ailleurs, il
affirme clairement que ni la démocratie, ni la justice ne sont de mauvaises idées a priori, mais
il s’en méfie quand elles restent des abstractions187. De plus, la justice n’a de sens pour lui que
située dans le mystère pascal et pratiquée au sein d’une communauté : « En tant que bon
barthien et yoderien que je suis, je dois résister à ceux qui pensent que la justice comme
justice était plus importante que la justice que Dieu nous a montrée dans la croix et la
résurrection de Jésus. […] C’est pourquoi, j’ai résisté à la tentation de faire de la justice la
vertu prédominante si cela signifie que la justice est intelligible en étant séparée de la foi,
l’espérance et la charité, et, en particulier, de la patience. […] Pour le dire autrement, les dis-
cours libéraux au sujet de la justice ont essayé de faire de la justice une fin en soi abstraite des
biens constitutifs révélés à travers les pratiques nécessaires pour l’accomplissement de ses
biens » 188.
Hauerwas ne met pas en doute que la justice soit une vertu importante. Simplement, elle
peut rester une coquille vide si elle n’est pas portée par des vertus chrétiennes telles que la foi,
l’espérance (patience) et la charité.

E. Hauerwas : une théologie sectaire ?

Les auteurs qui utilisent le qualificatif de secte sont souvent influencés par les travaux du
sociologue allemand Troeltsch189. Mais ce sont surtout les aspects négatifs de la secte qui sont
retenus alors que Troeltsch lui-même avait souligné combien ces mouvements pouvaient être
créatifs, porteurs de projets alternatifs au statu quo social et politique. Le théologien Richard
Niebuhr, dans une ligne proche de Troeltsch, a lui aussi souligné combien les groupes qui
sont en situation d’opposition à la culture dominante avaient souvent eu des effets réforma-

186
Traduction de : « Not only is it permeable but something has gone wrong when the church is not learning
from the world how to live faithfully to God » (PF, p. 231-232).
187
« I do not think justice is a ‘bad idea’. […] I do not even think democracy is a ‘bad idea’, though I am even
less sure what I am talking about when I say‚democracy’ than when I say ‘justice’ » (ibid., p. 231 ).
188
Traduction de : « Good Barthian (and Yoderian) that I am, I had to resist those who thought that justice qua
justice was more important than the justice God has shown us in the cross and resurrection of Jesus. […] I,
therefore, resisted the attempt to make justice the overriding virtue if that mean that justice is intelligible separate
from faith, hope, charity, and, in particular, patience. […] Put differently, liberal accounts of justice have tried to
make justice an end in itself abstracted from the constitutive goods named through the practices necessary for the
achievements of those goods » (ibid., p. 231).
189
Cf. William SCHWEIKER, « Ernst Troeltsch’s The Social Teaching of Christian Churches », dans Gilbert
MEILAENDER et William WERPEHOWSKI (éd.), The Oxford Handbook of Theological Ethics, Oxford, Oxford
University Press, 2007, p. 415-432.
178 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

teurs sur la société, sans les avoir vraiment programmés190. Le rôle potentiellement novateur
de communautés qualifiées de secte est généralement omis dans les discussions, les détrac-
teurs ne voyant derrière ce terme qu’un danger pour le bien commun. Or, peut-on considérer
d’emblée qu’une théologie qui opte pour une configuration confessante (en opposition à dia-
logique) est ipso facto sectaire dans le mauvais sens du terme ?191 Il est évident que Hauerwas
se situe dans la perspective « confessante ». Dans Resident Aliens, il réfléchit à partir d’une
classification de John Yoder distinguant trois types d’Églises : activiste, « conversionniste »
(conversionist) et confessante192 . La première forme d’Église cherche à humaniser le monde
en poussant ses membres à prendre part aux mouvements pour la justice. La difficulté de ce
modèle vient du fait qu’il ne prend pas en compte la spécificité de l’Église et qu’il risque de
s’accommoder de la culture dominante. La seconde forme d’Église, que Yoder nomme
« conversioniste », appelle à une conversion personnelle, n’estimant pas avoir mission de
changer les structures sociales. Cette forme individualiste de foi peut favoriser tous les
conservatismes. Enfin, il y a l’Église confessante, qui ne vise pas seulement la conversion
individuelle ou le changement social comme tel et qui a pour objectif premier de former une
communauté de disciples. Cette Église cherche à changer le monde en devenant le peuple de
Dieu, c’est-à-dire une communauté visible et alternative, interpellation salutaire adressée aux
citoyens. Ceux-ci, convaincus par la vérité du témoignage des disciples, rejoindront le
Royaume inauguré par le Christ. « L’Église confessante, comme l’Église de conversion, ap-
pellent aussi la peuple à se convertir, mais en décrivant la conversion comme un long proces-
sus d’incorporation baptismale à un nouveau peuple, comme une polis alternative, une struc-

190
Cf. Richard NIEBUHR, Christ and Culture, New York, Happer and Row, 1975, p. 66-67. Niebuhr a distingué
cinq modèles pour penser le rapport du christianisme à la culture. Premièrement, le modèle « Christ contre la
culture », qui situe la foi en opposition au monde et envisage l’Église comme une société alternative.
Deuxièmement, le modèle « Christ et culture en paradoxe », insiste sur le péché et la nécessité de compter sur
Dieu seul, l’Église n’échappant pas au péché comme n’importe quelle institution humaine. Troisièmement, le
modèle « Christ transformant la culture », qui met l’accent sur le pouvoir de l’Église d’offrir au monde une voie
de rédemption en considérant que le monde ne peut pas être sauvé sans se convertir. Quatrièmement, le modèle
« Christ au-dessus de la culture », qui pense la grâce comme l’accomplissement de la création, l’ordre naturel
n’étant pas corrompu par le péché, si bien que l’Église peut éclairer le monde sur les chemins du salut.
Cinquièmement, le modèle « Christ de la culture », basé sur une conception optimiste de la création, considère
que la grâce n’est pas indispensable à un accomplissement de la culture et que l’Église doit seulement
accompagner la société dans un souci d’humanisation. Dans cette typologie, nous pouvons rapprocher Hauerwas
du premier modèle mais aussi du troisième.
191
Selon nous, toute théologie est par nature confessante. Dans le cas d’Hauerwas, la dimension confessante
signifie une posture affirmative qui minimise le travail dialogique de la raison (argumentation et confrontation
constructive avec d’autres formes de pensée). Or, la théologie devrait être également critique, ce qui la rend plus
consciente de ses limites.
192
Cf. RA, p. 44-46. Hauerwas se réfère à John YODER, « A People in the World: Theological Interpretation »,
dans James L. GARRET (éd.), The Concept of the Believer’s Church, Scottdale, Herald Press, 1969, p. 252-283.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 179

ture sociale contre-culturelle appelée Église »193. Cette Église doit nécessairement être repéra-
ble en devenant un lieu visible pour le monde « dans lequel les gens sont fidèles à leurs pro-
messes, aiment leurs ennemis, disent la vérité, honorent le pauvre, souffrent pour la justice, et
ainsi témoignent du pouvoir divin extraordinaire de créer une communauté » 194.
L’Église confessante n’a aucun intérêt à se couper du monde car elle y est envoyée en mis-
sion. Cependant, il est vrai qu’elle s’implique dans la culture avec certaines réserves. Si elle
participe à des mouvements pour la justice et la paix, elle le fait dans le cadre de sa mission
d’évangélisation. Mais sa conviction la plus profonde revient à dire que le meilleur service
qu’elle rendra au monde consiste à devenir une communauté pacifique. Depuis que le Christ a
été crucifié en raison de son rejet par le monde, l’Église confessante n’a aucun doute : en pro-
clamant le Christ, elle va provoquer l’hostilité du monde car ce dernier ne veut pas entendre la
vérité transmise par Jésus. Par conséquent, cette Église sait que le martyre fait partie du té-
moignage rendu à Dieu. Elle veut obéir à Dieu plutôt qu’à César. « Nous voudrions une
Église qui de nouveau affirme que le Royaume de Dieu transcende celui de César et que la
tâche politique principale de l’Église est la formation d’un peuple qui voit clairement le coût
de la suivance et voudra en payer le prix »195. Cette Église confessante se présente comme une
communauté qui se met à la suite du Christ en mettant en pratique le Sermon sur la montagne.
De ce fait, elle ne peut pas adopter les comportements valorisés par une société pécheresse
(mensonge, violence, égoïsme, sécurité).
Hauerwas se montre hostile envers la culture américaine parce qu’il pense que le christia-
nisme a été domestiqué par la religion civile de son pays. En quelque sorte, on pourrait dire
qu’il n’accepte pas que l’Amérique se pense comme chrétienne et, dès lors, se croit être arri-
vée au stade d’une société idéale. Les États-Unis étant loin de cet idéal, il faut absolument
proposer des alternatives politiques. Sur ce terrain, Hauerwas pense que l’Église doit se pro-
filer comme société alternative où les gens seront davantage respectés dans leur vulnérabilité
et leur historicité. Voilà pourquoi il remet radicalement en question l’idée selon laquelle les
Églises auraient pour mission de soutenir un système social et politique qui montre de graves
lacunes. Le salut se trouve à ses yeux au niveau de petites communautés vivantes et frater-

193
Traduction de : « The confessing church, like the conversionist church, also calls people to conversion, but it
depicts that conversion as a long process of being baptismally engrafted into a new people, an alternative polis, a
countercultural social structure called church », (RA, p. 46).
194
Traduction de : « The confessing church seeks the visible church, a place, clearly visible to the world, in
which people are faithful to their promises, love their enemies, tell the truth, honor the poor, suffer for
righteousness, and thereby testify the amazing community-creating power of God » (RA, p. 46).
195
Traduction de : « We would like a church that again asserts that God’s kingdom transcends those of Caesar
and that the main political task of the church is the formation of a people who see clearly the cost of the
discipleship and are willing to pay the price » (ibid., p. 48).
180 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

nelles où l’on prend soin des plus faibles. Hauerwas s’attaque au libéralisme américain qui
laisse les individus en proie à la tyrannie de leurs désirs et de leur autodétermination. Cette
société libérale doit recourir à des mécanismes violents pour assurer la satisfaction des be-
soins de l’individu. Or, cela est incompatible avec une vie évangélique vertueuse.
Au fond, pour Hauerwas, il n’y a pas de salut hors de l’Église confessante : extra ecclesiam
nulla salus196. Dans ce sens, le théologien estime que les chrétiens ne doivent pas venir en aide
au projet libéral, tant sur le plan épistémologique que sur le plan politique197. Cette façon radi-
cale de distinguer culture libérale et Église peut laisser entendre que Hauerwas n’est pas si
loin du dualisme « rigide » que Stout a dénoncé. Nigel Biggar estime qu’on ne peut pas oppo-
ser ainsi le libéralisme au christianisme. En effet, le premier est en large partie enraciné dans
le second, qu’on pense aux idées d’égalité et même de liberté. Le libéralisme a à son tour
permis aux chrétiens de dégager des implications plus libérales de la tradition chrétienne198.
Biggar estime que ce n’est pas suffisant pour qualifier Hauerwas de sectaire dans la mesure où
ce dernier ne récuse pas un certain engagement dans le monde et ne se soustrait pas à
l’argumentation, même s’il le fait d’une manière déroutante. Toutefois, il souligne tout de
même un malaise : « C’est vrai que la qualification sectaire accompagne la radicalité avec
laquelle Hauerwas a coutume de distinguer entre le monde (libéral) et l’Église »199.

F. L’absence de théologie du monde

Hauerwas en parle comme d’un « lieu » où la violence et la confusion morale sont omni-
présentes. Il est d’ailleurs symptomatique qu’il vise la société libérale américaine quand il
parle du monde hostile à Dieu. À cela, il oppose l’Église comme communauté pacifique et
disciplinée. On peut donc s’interroger sur la portée de cette dualité. Il reste ardu de discerner
si cette opposition est contextuelle (historique) ou théologique. Son discours est-il motivé par
une situation historique, celle d’une démocratie épuisée qui a besoin d’une communauté
confessante, prophétique même, comme ce fut le cas face à l’Allemagne nazie et face à
l’Apartheid en Afrique du Sud ? Ou bien faut-il comprendre que tout ceci exprime une vérité

196
Dans AC, Hauerwas n’hésite pas à sous-titrer son premier chapitre (« The Politics of Salvation ») : « Why
there is no Salvation outside the Church », p. 23. Il n’hésite pas à écrire: « For Christians, without the church
there is no possibility of salvation and even less of morality and politics » (ibid., p. 26).
197
« […] Christians would be ill advised to try to rescue the liberal project either in its epistemological or
political form » (AC, p. 35).
198
Cf. Nigel BIGGAR, « Is Hauerwas Sectarian ? », dans Mark THIESSEN NATION et Samuel WELLS (éd.),
Faithfulness and Fortitude. In Conversation with the Theological Ethics of Stanley Hauerwas, Edinburgh, T&T
Clark, 2000, p. 159.
199
Nous traduisons: « It is true that a sectarian quality attends the sharpness with which Hauerwas is wont to
distinguish between the (liberal) world and the Church » (ibid., p. 160).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 181

théologique, à savoir que l’Église doit exister en opposition au monde, même si ce dernier
prend la forme d’une société démocratique ?200. Selon nous, le jugement porté par Hauerwas
sur son monde (société américaine) est excessif. On peut difficilement comparer les États-
Unis et l’Allemagne nazie. Par conséquent, il s’agit probablement pour Hauerwas d’une
question avant tout théologique.
Le théologien américain affirme que le monde est créé par Dieu et sauvé en Christ en pré-
cisant que ces vérités théologiques ont une perspective eschatologique. Si le Royaume est déjà
inauguré par le Christ ressuscité, cela ne veut pas encore dire que le monde lui-même en soit
déjà porteur. Si Hauerwas ne nie pas que le Royaume est plus large que l’Église, il voit
l’anticipation du Royaume dans l’Église confessante, bien qu’il puisse y avoir des signes ici
ou là au dehors.
Fondamentalement, il n’est pas du tout clair que le monde comme tel soit perçu comme un
lieu de la rédemption. Il s’ensuit donc que ce qui se passe n’a pas de valeur hors d’une reprise
ecclésiologique. Hauerwas a une vision augustinienne de la création, celle-ci n’étant qu’un
lieu temporaire pour que l’Église de Dieu agisse comme salut les hommes.
Le monde, l’humanité, la communauté politique dans son ensemble, n’ont-ils aucune
consistance propre ?201 Alors que le concile Vatican II a reconnu la « juste autonomie des
réalités terrestres » dont la sphère politique fait partie, Hauerwas voit cette autonomie comme
un rejet du projet de Dieu202. L’histoire du monde, faite aussi bien par les chrétiens convaincus
que par les libéraux anticléricaux, ne fait-elle pas partie de la création de Dieu, blessée, ina-
chevée, mais légitime ? Finalement, ce n’est peut-être pas tant le dualisme « Église monde »
qui pose problème que la disjonction opérée entre l’histoire de l’humanité et l’histoire du sa-
lut. En effet, le peuple de Dieu dont parle Hauerwas est le corps visible dans lequel la vérité
du salut se rend accessible à celui qui accepte de se laisser transformer par la grâce commu-
nautaire. L’histoire du salut est donc une histoire qui se fait par l’Église, dans l’Église, avec
l’Église… en vue de l’Église. L’histoire profane n’est en aucune manière une histoire de salut,

200
Cf. Robin W. LOVIN, « Christian and citizen. Living faithfully in a democratic society », dans Christian
Century (4 mai 2004), p. 34.
201
Charles Curran a souligné un déficit de théologie de la création et de l’incarnation chez Hauerwas. Cf.
Charles CURRAN, The Catholic Moral Tradition Today: a Synthesis, Washington, Georgetown University Press,
1999, p. 47. Dans le même sens, on lira Éric Gaziaux : « L’insistance de Hauerwas à rappeler que le monde est
placé sous l’ordre divin, qu’il est marqué par le péché et la violence, l’amène à sous-estimer une théologie de la
création et le rôle que la création joue dans la révélation » (Éric GAZIAUX, « Morale ‘autonome’ et éthique
‘communautarienne’. Quels rapports pour quelle éthique chrétienne ? », dans Revue d’éthique et de théologie
morale, 251 (2008), p. 206). Voir aussi : Denis MÜLLER, « Sujet éthique fragile et communauté sensible à la
transcendance », dans Denis MÜLLER et alii (éd.), Sujet moral et communauté (Études d'éthique chrétienne,
Nouvelle Série, 4), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2007, p. 70.
202
Cf. Gaudium et Spes, n° 36.
182 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

ou, à tout le moins, elle rassemble des expériences de libération mais qui ne peuvent être sa-
lutaires que si elles sont reprises par l’Église. Autrement dit, l’Église fait l’histoire. Si le
monde ne veut pas se tourner vers l’Église, il demeure hors de l’histoire du salut. Alors que
l’Église n’est pas destinée à être un écran entre Dieu et les hommes, toute la théologie
d’Hauerwas y conduit. Hauerwas échapperait peut-être à l’exclusivisme de sa théologie s’il
admettait que l’Église est aussi un corps invisible dont on ne connaît pas les limites. Mais il se
retient bien d’aller dans cette direction. Pourtant, il n’a pas de peine à affirmer que les frontiè-
res du Royaume sont plus larges que celles de l’Église. La difficulté est que, pour lui, ce
Royaume est une réalité virtuelle lorsque que l’on est hors de la vie ecclésiale. S’il y a chez
Hauerwas une surdétermination ecclésiologique, une polarisation sur la liturgie, une réduction
du politique au témoignage communautaire, c’est parce qu’il n’admet pas qu’on puisse être
authentiquement humain sans l’autorité de l’Église. Alors que son anthropologie met en avant
le caractère relationnel et dépendant de la personne, accentuant le besoin d’être éduqué et en-
seigné, nous pensons que cela s’accompagne d’un désir de maîtrise qui n’a rien
d’évangélique. Nous pouvons parler, avec Thibaud Collin, non pas d’une tentation sectaire
(encore que nous ayons montré qu’il n’en est pas loin) mais d’une « tentation dévote »203.
C’est Blaise Pascal qui utilise cette expression pour qualifier les esprits qui ne peuvent faire la
différence entre deux ordres de réalité204. Le dévot s’estime gratifié d’une connaissance excep-
tionnelle qu’il croit pouvoir juger de tout selon son point de vue. Ainsi, il ramène toute chose
au niveau de son prisme et finit par confondre sa vision et la réalité205. Le dévot a fait
l’expérience d’une grâce telle qu’il juge tout le reste peu important. Dès lors, Hauerwas a fait
l’expérience d’une transformation au sein d’une communauté de chrétiens. Par conséquent,
cette communauté devient le lieu par excellence du salut. Cela le conduit à ramener le politi-
que à l’Église, et même le Christ et Dieu à l’Église. Il manque chez Hauerwas une reconnais-
sance de l’ordre naturel consistant et créé par Dieu. À force de mettre l’accent sur la rupture
prophétique, ce théologien perd de vue que le monde, même blessé par le péché, continue à
porter une vérité. Si l’ordre naturel n’est pas préservé pour lui-même, la théologie aboutit à

203
Thibaud COLLIN, « De la tentation dévote, le ‘communautarisme’ chrétien », dans Liberté politique, 37
(2007), p. 97-105.
204
Blaise Pascal parle des dévots comme de ceux qui, avec moins de zèle que de science, regardent le monde
avec un certain mépris par ce qu’ils « jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne » (Pensée 90
(337)) (Blaise PASCAL, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1962, p. 72).
205
Blaise Pascal parle également de « tyrannie » pour désigner le « désir de domination universel et hors de son
ordre » (Pensée 58 (332)), quand on veut traiter tout selon une perspective unique qui confond les ordres de la
réalité (Blaise PASCAL, Pensées, p. 62. La critique de Pascal peut s’étendre à toute pensée qui dépasse les limites
de son champ (Cf. Thibaud COLLIN, « De la tentation dévote, le ‘communautarisme’ chrétien », p. 98).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 183

une « confusion communautariste » qui suscite une rupture d’équilibre des ordres (l’ordre du
divin et l’ordre de l’humain)206.
Nous voulons également émettre une réserve à l’égard d’une théologie morale qui préten-
drait se situer du point de vue de la Révélation, c’est-à-dire à hauteur de Dieu. La « tentation
dévote » pourrait bien aller dans cette présomptueuse direction207. Ce n’est pas parce qu’on
possède le « récit chrétien » de façon collective et historique (via l’Église) qu’on a une claire
vision de ce qu’il faut faire pour être fidèle à Dieu. La complexité du réel ne permet pas
d’affirmer une éthique chrétienne univoque. De la même façon, la juste autonomie des réalités
terrestres doit conduire les chrétiens à envisager leur participation à la vie sociale sans se li-
miter à une pratique cultuelle.
Le grand problème chez Hauerwas n’est pas qu’il soit trop critique envers la société, mais
qu’il confonde sa parole avec la réalité empirique. Quand il parle de « son » Église, tellement
idéale, on se demande bien de quelle réalité il parle. De même, quand il parle du libéralisme,
il risque aussi de ne plus y voir que les défaillances qu’il dénonce. À nouveau, on se trouve
face à une confusion des plans. Le discours a lui seul ne suffit pas en effet à créer la réalité qui
est supposée être là.
L’ecclésiologie hauerwassienne se fonde sur l’idée paulinienne du corps du Christ en ré-
duisant ce corps à une communauté de personnes dont la visibilité dépend des pratiques dé-
coulant d’une tradition précise. Qu’en est-il alors des êtres humains qui ne participent pas à
l’eucharistie ou qui combattent leurs ennemis ? La conception ecclésiologique défendue par
Hauerwas pèche par unilatéralisme. On peut lui opposer une autre vision du corps du Christ.
En effet, nous pourrions avancer (en affinité avec la théologie de la libération et la théologie
politique) que le corps christique se forme à partir des victimes qui constituent ensemble le
corps souffrant du Christ208. La polis évangélique du théologien méthodiste ne doit-elle pas se

206
Thibaud Collin critique cette confusion à partir du dogme de Chalcédoine (« sans confusion, sans
séparation »). Si la nature et la grâce interagissent, ce n’est pas au prix d’un écrasement de la nature par le divin.
Cf. Thibaud COLLIN, « De la tentation dévote, le ‘communautarisme’ chrétien », p. 97.
207
Dans un sens analogue, nous renvoyons à la critique faite par Henri-Jérôme Gagey. Ce dernier met en
évidence chez Hauerwas ce qu’il nomme la « tentation évangélique » (Henri-Jérôme GAGEY, « Le christianisme
est-il une alternative ? La tentation communautarienne en théologie », dans Revue d’éthique et de théologie
morale, 251 (2008), p. 233). Gagey estime que toutes les questions humaines ne peuvent être résolues à partir de
l’Évangile. Tout ne doit pas venir exclusivement de Jésus. « Jésus n’est pas tout, d’ailleurs celui qui croit en lui
fera les mêmes œuvres que lui et même de plus grandes. Et si c’est bien au Verbe créateur de Dieu que nous
devons tout, cela ne passe pas exclusivement par la médiation historique de l’incarnation du Verbe en Jésus »
(ibid., p. 234).
208
L’expérience spirituelle de Mère Teresa va aussi dans ce sens, comme le soulignait le Pape Jean-Paul II : «
Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25,
40). Ce passage de l'Évangile, tellement crucial pour la compréhension du service de Mère Teresa envers les
pauvres, a été la base de sa conviction pleine de foi que, en touchant les corps brisés des pauvres, elle touchait le
corps du Christ. C'était à Jésus lui-même, caché sous le masque affligeant des plus pauvres des pauvres, que son
184 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

mettre au service de la « cosmopolis » du fait que Dieu s’adresse à l’humanité entière ?


L’Église comme corps s’insère dans un corps plus large qu’est l’humanité.
Hauerwas ne met pas en cause le fait que Dieu s’adresse aux hommes en passant par
l’histoire. Cependant, l’histoire du salut ne se réduit-elle pas chez lui à l’histoire d’une com-
munauté déterminée ? L’histoire profane n’est-elle pas trop négligée alors qu’elle peut aussi
être un lieu de salut ? Comment les gens peuvent-ils connaître le Dieu de Jésus en dehors de
la communauté des disciples ? Le christocentrisme hauerwassien, soumis à la praxis ecclé-
siale, est incompatible avec l’idée d’une connaissance naturelle de Dieu. Hauerwas n’aurait-il
pas « instrumentalisé » la figure de Jésus pour servir son projet alternatif ?
Il a perdu la dimension missionnaire de l’Église dans la mesure où son discours ecclésial
est autosuffisant. Quand tout est donné dans l’Église, pourquoi faudrait-il sortir et aller cher-
cher Dieu sur des routes escarpées ? L’hospitalité à l’égard d’autrui fonctionne donc comme
attitude d’accueil « à l’intérieur » mais pas tellement comme démarche vers l’autre, l’étranger,
qui peut m’offrir une part de vérité.

Chapitre 3. La communauté chez Metz

À la différence de Hauerwas, Metz n’utilise pas le concept de communauté de façon sys-


tématique pour rendre compte de la pratique de la foi. Ce n’est pas pour autant que la dimen-
sion communautaire soit négligée dans son œuvre. Au contraire, le fait que le christianisme
soit une communauté de personnes joue un rôle essentiel dans la théologie politique dévelop-
pée par le théologien allemand. La lecture des textes de cet auteur rèvèle qu’il utilise le
concept de communauté pour désigner le potentiel narratif et anamnétique (mémoire) de la foi
chrétienne. Si Metz a d’abord défini l’Église en tant qu’institution (ayant comme finalité la
critique sociale), il a par la suite accentué la capacité d’anamnèse de cette institution, en ratta-
chant l’idée ecclésiologique à celle de communautés de mémoires. Ce n’est donc jamais tant
l’Église institutionnelle (le gouvernement) qui a la responsabilité d’entendre le monde que les
communautés constituées par celles et ceux qui suivent Jésus et qui se rassemblent à la table
eucharistique. Toutefois, l’Église dans sa globalité a accumulé des souvenirs qui peuvent à
tout moment sortir du silence.

service s'adressait. Mère Teresa met en lumière la signification la plus profonde du service : un acte d'amour
accompli envers ceux qui ont faim, qui ont soif, les étrangers, ceux qui sont nus, malades, prisonniers (cf. Mt 25,
34-36), est fait à Jésus lui-même » (JEAN-PAUL II, « Homélie pour la béatification de Mère Teresa », 19 octobre
2003, dans Documentation Catholique (2003), 2301, p. 950-952).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 185

En ce qui concerne l’Église, le théologien allemand a souvent préféré mettre en avant la


dimension institutionnelle mais dans le sens d’une institution porteuse de critique sociale. On
cherchera en vain un traité d’ecclésiologie systématique chez cet auteur. Il se situe au niveau
d’une théologie fondamentale, en charge de la question de Dieu, et il évite de donner trop de
place à l’Église institutionnelle dans sa réflexion. S’il y a une ecclésiologie dans la théologie
de Metz, il s’agit plutôt d’une ecclésiologie négative209. En réalité, l’Église est une institution
provisoire qui est au service d’une réalité plus importante, à savoir le Royaume de Dieu. Or,
chez Metz, le Royaume est déjà en germe dans le monde. Si l’Église est au service du
Royaume, elle doit se mettre au service du monde. Pour comprendre le rôle du lien ecclésial
dans la pensée metzienne, il s’avère donc indispensable d’analyser sa théologie du monde et
son eschatologie. C’est en effet à partir de là que l’ecclésiologie est pensée. La théologie du
monde de Metz a certes beaucoup évolué au fil des années, trouvant de nouveaux accents à
partir des concepts de mémoire et de souffrance. Dans un premier temps, nous montrerons
quel usage Metz fait du terme communauté (I). Ensuite, nous reprendrons de façon systémati-
que les traits fondamentaux de sa pensée théologique : la dimension critique de son ecclésio-
logie (II) et la mémoire qui doit être au cœur de la vie de l’Église (III). Enfin, nous mettrons
en évidence le rapport de la foi au monde (IV) et le sectarisme que Metz dénonce en raison de
l’universalité de Dieu (V).

I. Le christianisme comme communauté porteuse de récit et de mémoire

Dans ses écrits de jeunesse, Metz n’utilise pas le terme de communauté pour parler de
l’Église. Par contre, on peut observer par la suite l’émergence de l’idée de christianisme en
tant que communauté narrative et communauté de mémoire. Il est d’ailleurs curieux qu’il dé-
signe cette communauté par le terme de christianisme et non celui d’Église (il y a toutefois
des exceptions)210. En effet, il explique que « le christianisme n’est pas d’abord une commu-
nauté de l’argumentation et de l’interprétation, mais une communauté de récit »211. Le christia-
nisme est donc compris comme une réalité communautaire qui s’exprime originellement dans
une narration. Ensuite, la communauté utilise la raison critique et herméneutique pour éclairer
le récit qu’elle annonce. Metz le dit encore en d’autres termes : « Comme communauté de

209
L’ecclésiologie de Metz est peu articulée. Il définit l’Église d’abord à partir de l’idée d’une
institutionnalisation de la liberté critique, puis du travail de mémoire et de la suite de Jésus (en référence aux
ordres religieux).
210
Metz préfère ici parler de christianisme plutôt que d’Église. On peut se demander si cela ne vient pas d’une
certaine déception par rapport à l’Église institutionnelle et du souci de dire qu’il existe des expériences
authentiquement chrétiennes à l'extérieur des structures officielles de l’Église catholique.
211
FHS, p. 236.
186 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

ceux qui croient au Christ, le christianisme n’est pas d’abord une communauté
d’interprétation et d’argumentation, mais une communauté du souvenir et du récit, avec une
perspective pratique : souvenir qui rappelle et appelle la Passion, la Mort et la Résurrec-
tion »212.
Le christianisme est une communauté de croyants qui ont une mémoire et une narrativité
débouchant sur une action. En effet, pour Metz, le « faire mémoire » et le « raconter » doivent
conduire les croyants à devenir acteurs de la Parole. Il présente ces dimensions constitutives
de la foi comme étant par essence communautaires. Dans cette perspective, Metz insiste aussi
sur la communauté comme lieu d’une solidarité entre les croyants : « Et ce qu’on appelle
Église ici, c’est avant tout nous, nous chrétiens, qui voulons vivre la mémoire de Jésus-Christ
et à qui paraît illusoire une tradition de cette mémoire qui serait pleinement libre vis-à-vis de
l’institution et de l’Église, et qui ferait de l’individu privé le porteur exclusif du souvenir »213.
Lorsqu’il réfléchit aux écarts entre les Églises riches et pauvres, Metz invite l’Église à dé-
passer les différences sociales (classes) pour vivre son identité « comme communauté unie
autour de la table du Seigneur, comme le signe visible de l’unité eschatologique »214. En effet,
l’Église doit être comprise comme une « unique communauté eucharistique, communauté de
ceux qui sont « appelés », qui doivent « relever la tête » pour être sujets d’une nouvelle his-
toire »215. Le fait de répercuter les divisions à l’intérieur de la communauté, ajoute Metz, ne
fait que consolider la critique qui dénonce la religion comme superstructure. L’Église doit
devenir une Église du peuple, c’est-à-dire « une communauté religieuse où tous seront deve-
nus sujets »216.
Cette communauté se constitue des disciples de Jésus qui se réunissent autour de la table
eucharistique pour faire mémoire et raconter l’histoire de leur Sauveur. Metz parle en effet de
la communauté en lien avec l’eucharistie (Abendmahlsgemeinschaft)217.

212
FHS, p. 239-240. Voir aussi p. 244 : « En fin de compte, comme on l’a déjà souligné, le christianisme n’est
pas d’abord une communauté d’interprétation et d’argumentation, mais une communauté du souvenir et du récit,
avec une visée pratique ».
213
Ibid., p. 113. Notons qu’ici Metz emploie le terme « Église » et non christianisme. Cet emploi, bien qu’isolé,
nous semble cependant plus juste que celui de christianisme.
214
Ibid., p. 263.
215
Ibid., p. 94-95.
216
Ibid., p. 175.
217
Cf. JBR, p. 55.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 187

II. L’Église : une institution critique

Dans sa réflexion sur le lien communautaire, Metz envisage la communauté chrétienne en


tant qu’institution ayant un but critique. La communauté des chrétiens doit en effet intervenir
dans le monde comme force à la fois critique et libératrice visant à établir la liberté, la paix et
la justice. Elle est donc une « institution de critique sociale »218. L’Église vit au cœur de la
réalité sociale et politique, ni à côté, ni au-dessus, insiste Metz.

A. Nécessité de l’institution

L’Église doit être pensée comme une institution de la liberté critique de la foi. Loin
d’exister pour elle-même, elle annonce l’espérance du Royaume en tant qu’institution provi-
soire. Elle ne peut jouer son rôle qu’en devenant une institution libre et critique devant
n’importe quel mouvement historique toujours porté à se prendre pour un absolu et se clore
sur lui-même. En effet, elle doit rappeler que l’histoire demeure continuellement soumise à la
« réserve eschatologique » de Dieu219. Cela signifie qu’aucun état de l’histoire n’est identifia-
ble à l’accomplissement des promesses bibliques. Chaque fois qu’un groupe se prétend être le
sujet unique de toute l’histoire, il peut être qualifié d’idéologique et de totalitaire. Les pro-
messes eschatologiques conduisent à maintenir un rapport critique et dialectique à l’histoire.
Si l’acquis majeur de l’Aufklärung a été de comprendre la liberté comme instance critique,
celle-ci ne peut se fonder de façon durable sur l’individu seul. Pour que la liberté critique
puisse durer, elle a besoin d’institutions. L’avantage est justement que l’Aufklärung a en
quelque sorte désacralisé les institutions qui deviennent davantage des instruments au service
des hommes au lieu d’être des réalités intemporelles venues d’en haut. Metz s’interroge ce-
pendant sur le paradoxe d’une institutionnalisation de la liberté critique chrétienne. En effet,
l’institution tend par nature à la stabilité et craint les remises en question. Ce paradoxe ne
conduit pas à discréditer la thèse de l’Église comme institution dans la mesure où, pour Metz,
l’Église doit se penser comme une réalité provisoire et toujours sujette à réforme (semper
reformanda).

218
TM, p. 135.
219
Metz a fait de la « réserve eschatologique » une catégorie fondamentale de son projet initial de théologie
politique. Cette notion a été élaborée par Ernst Käsemann, au début des années soixante, dans son étude au sujet
de l’apocalypse chrétienne primitive. Cf. Rosino GIBELLINI, Panorama de la théologie au XXe siècle, traduit de
l’italien, Paris, Cerf, 1994, p. 346 (note 3).
188 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

B. Principe de la « réserve eschatologique »

Metz reprend une thèse de Rahner pour souligner le caractère précaire de l’Église :
« L’Église, sainement comprise, vit donc toujours de la proclamation de son caractère provi-
soire, de son remplacement progressif par le royaume de Dieu vers lequel elle est en pèleri-
nage jusqu’à ce qu’elle l’ait atteint »220. L’idée sous-jacente est que l’Église n’est pas le centre
de l’histoire du salut mais qu’elle atteste d’une venue du Royaume dans l’histoire du monde.
Metz a toujours considéré l’Église comme une institution secondaire. En effet, dans sa théolo-
gie du monde, Metz envisage l’incarnation comme une implication de Dieu dans l’histoire
afin de donner au monde son authentique déploiement. Ce faisant, il affirme la volonté uni-
verselle de Dieu d’apporter le salut dans le monde. C’est dans la mesure où le monde
n’accueille pas spontanément le salut offert par Dieu que l’Église entre en scène pour signifier
la victoire définitive de Dieu sur le monde221. La théologie de l’incarnation mène directement
à comprendre l’Église comme une réalité intermédiaire au projet de Dieu. De ce fait, l’Église
n’est qu’une préparation et une annonce de ce que Dieu a déjà donné au monde : « L’Église
en tant qu’institution vit elle-même sous la loi de la ‘réserve eschatologique’. Elle n’est pas là
pour elle-même, elle est au service, non de sa propre affirmation, mais de l’attestation histori-
que du salut de tous »222.
Metz en déduit l’importance de développer une conscience critique à l’intérieur même de
la communauté ecclésiale de façon à garder à l’esprit cette précarité de l’institution ainsi que
le caractère non englobant de celle-ci étant donné qu’il existe un « surcroît de vérité eschato-
logique qui n’a pas trouvé son expression dans l’Église »223. Comme on le voit, cette vision de
l’Église repose avant tout sur la donnée théologique suivante : la différence assumée entre
l’Église institutionnelle et le « Royaume de Dieu » eschatologique. Cette différence doit servir
de « point d’appui » pour une critique qui empêche l’institution de s’absolutiser et à
s’immuniser face à ce qui lui arrive de l’extérieur224.

220
Karl RAHNER, cité par Metz dans TM, p. 108. Cf. Karl RAHNER, « Kirche und Parusie Christi », dans Schriften
zur Theologie, VI, Benziger Verlag, Einsiedeln, 1965, p. 351.
221
Cf. TM, p. 59 (note 50).
222
Ibid., p. 136.
223
Ibid., p. 157-158.
224
Metz cite quelques risques potentiels où l’Église perd de vue son caractère provisoire : « la tendance à la
simple continuation et à la stabilisation, la tendance à s’en tenir à ce qui est éprouvé et à se méfier par principe
du neuf, du ‘jamais encore arrivé’, à canoniser l’habitude et à la prendre comme le reflet de sa propre
invincibilité, ou encore la tendance à prendre le consensus présumé des fidèles pour une entité homogène qui
trouve son expression adéquate dans les déclarations officielles, la tendance enfin à juger toutes les
identifications seulement partielles avec l’institution ecclésiale de façon purement négative – comme des formes
de ‘christianisme marginal’ – sans examiner dans quelle mesure de telles attitudes ne résultent d’un
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 189

III. Communauté de mémoire

A. Une catégorie clé : Memoria

La notion de mémoire traverse l’œuvre de Metz comme un fil rouge. C’est le moyen que le
théologien allemand a utilisé pour mettre en relation la tradition chrétienne et le monde
qu’habite le croyant. Bien entendu, Metz envisage la mémoire comme une activité créatrice et
pas comme une conservation en musée. Alors que dans la première ébauche de sa théologie
politique (1967-1969), Metz n’évoquait pas tant le passé que le présent et – surtout – le futur,
une nouvelle perspective va se dessiner avec l’introduction du thème de la mémoire dans son
projet théologique. En 1969, Metz parle en effet de la mémoire comme catégorie constitutive
de sa réflexion théologique : «Je voudrais signaler une autre forme de la compréhension chré-
tienne de la foi, qui apparaît tout au long de la tradition biblique : la foi comme memoria,
comme mémoire. La foi est alors comprise comme un comportement, par lequel l’homme fait
mémoire des promesses qui ont été faites, de l’espérance vécue face à ces promesses, et se lie
à cette mémoire de telle sorte qu’elle détermine sa vie. Ce n’est ni le modèle intellectualiste
de l'adhésion à des formules de foi, ni le modèle de la décision existentielle indisponible qui
se trouve au premier plan, mais la figure de la mémoire. Dans la foi, les chrétiens accomplis-
sent la memoria passionis, mortis et resurrectionis Jesu Christi ; ils font mémoire, en croyant,
du testament de son amour, dans lequel la seigneurie de Dieu apparut parmi nous précisément
dans le fait qu’elle fut initialement mise à bas parmi les hommes, et que Jésus s’est fait
connaître à ceux qui n'ont pas grande apparence, aux exclus, et aux opprimés, et qu’il a an-
noncé cette seigneurie de Dieu qui vient comme puissance libératrice d’un amour sans ré-
serve »225.
Metz s’en prend notamment à la théologie de Bultmann qui encourage une conception
« existentiale » de la foi. En faisant de la foi une question de décision subjective très abstraite,
cette conception enlève à la foi toute force de contestation sociale. Or, une foi « asociale » fait

pressentiment critique de cet ‘excédent’, de ce surcroît de vérité eschatologique qui n’a pas trouvé son
expression dans l’Église, etc… » (TM, p. 157-158).
225
Traduction de : « Dazu möchte ich auf eine Gestalt christlichen Glaubensverständnisses verweisen, die sich
durchgehend schon in der biblischen Tradition selbst zeigt: Glaube als memoria, als Erinnerung. Christlicher
Glaube ist hier also als jenes Verhalten verstanden, in dem der Mensch sich an ergangene Verheißungen und
angesichts dieser Verheißungen gelebte Hoffnung erinnert und sich an diese Erinnerungen lebensbestimmend
bindet. Weder das intellektualistische Modell der Zustimmung zu Glaubensätzen noch das existentialistische der
unverfügbaren Existenzentscheidung steht hier in Vordergrund der Glaubensinterpretation, sondern die Figur der
Erinnerung. Im Glauben vollziehen Christen die memoria passionis, mortis et resurrectionis Jesu Christi;
glaubend erinnern sie sich an das Testament seiner Liebe, in der die Herrschaft Gottes unter uns Menschen
gerade dadurch erschien, dass die Herrschaft zwischen den Menschen anfänglich niedergelegte wurde, dass Jesus
sich selbst zu den ‘Unscheinbaren’, den Ausgestoßen und Unterdrückten bekannte und so diese kommende
Herrschaft Gottes gerade als befreiende Macht einer vorbehaltlosen Liebe kundtat », ZB, p. 48-49.
190 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

le jeu de la raison unidimensionnelle et instrumentale. À cette théologie, Metz oppose une foi
basée sur la mémoire : « La foi chrétienne est une attitude où l’homme se souvient des pro-
messes annoncées, et d’espérances vécues à cause de ces promesses, une attitude où il se lie à
ces souvenirs pour vivre sa vie »226. La foi comme mémoire se montre critique à l’égard de
l’emprise de la raison instrumentale sur le monde. Metz veut réveiller cette dimension anam-
nétique étant donné qu’il perçoit ses contemporains comme des personnes peu soucieuses de
la mémoire pour vivre en société227.
Pour préserver le rôle propre du politique, Metz suggère une nouvelle vision de la solida-
rité, fondée sur la mémoire de la souffrance (memoria passionis). Ce recours à la mémoire
permet également d’éviter une dissolution de l’imagination et de l’agir politiques dans les
questions d’organisation et de planification. La souffrance pousse les hommes à s’unir et à
regarder le monde du point de vue des victimes. La souffrance témoigne de la contradiction
entre l’histoire et la nature. Entre celles-ci, aucune réconciliation n’est possible.
Metz accepte l’héritage de l’Aufklärung en lisant l’histoire comme une histoire de la li-
berté. Sa bienveillance envers celle-ci ne conduit pas le théologien allemand à faire une para-
phrase de la société émancipée. En effet, il cherche en tant que penseur chrétien à faire une
« assimilation critique » de cette histoire dans sa théologie. Le critère déterminant pour réali-
ser cette appropriation est la notion de souffrance. En effet, à ses yeux, l’histoire de la liberté
doit être interprétée comme une histoire de la souffrance. Une lecture de l’histoire qui ignore-
rait la place de la souffrance deviendrait une idéologie. Or, la pensée occidentale n’est jamais
loin d’une telle vision mythologique. Pourtant, écrit Metz, dans une formule qui rappelle
Adorno, « la plus petite trace de souffrance vide de sens dans le monde sensible inflige un
démenti à toute l’ontologie affirmative et toute la téléologie, et les démasque comme mytho-
logie de la modernité »228. Le dynamisme de l’histoire n’est en effet pas porté par une puis-
sance aveugle mais par la mémoire de la souffrance. En tant que théologien, Metz va relier
cette mémoire de la souffrance à la Passion du Christ. Le christianisme introduit donc le sou-
venir du Seigneur crucifié au cœur de la société « éclairée ». Le souvenir n’est pas ici un re-
fuge nostalgique dans la mesure où il est « souvenir dangereux » (Gefährliche Erinnerung),
c’est-à-dire provoquant, voire même subversif. En effet, contrairement à ce que l’on penserait
spontanément, le souvenir contient des possibilités d’innovation. Pour appuyer sa thèse, Metz
souligne que les régimes totalitaires ont toujours essayé de neutraliser la résistance du peuple

226
FHS, p. 225.
227
Cf. ibid., p. 227.
228
Ibid., p. 127.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 191

en supprimant ses souvenirs. C’est donc bien le signe que le souvenir est dangereux pour
l’ordre établi.

B. La Memoria passionis

Metz souligne que l’on a souvent tendance à négliger la place des souffrances pour ne plus
voir que le progrès et les victoires. Les défaites étant généralement laissées dans l’ombre,
l’histoire est comprise comme une histoire de vainqueurs, avec l’idée sous-jacente (peut-être
inconsciente) d’un darwinisme social229. Or, le christianisme ne peut pas accepter une telle
vision de l’histoire étant donné la destinée tragique de son Seigneur. En raison du risque per-
manent de laisser le tragique en arrière-fond, Metz développe une théologie de la résurrection
en rapport étroit avec l’histoire de la Passion. Si une insistance appuyée sur la memoria
passionis ne doit pas occulter la réalité de la résurrection, il est impossible de parler de résur-
rection sans la mémoire de la souffrance de Jésus. « Une memoria resurrectionis, qui ne serait
pas memoria passionis, serait de la pure mythologie »230. Avant de ressusciter, Jésus devait
passer par l’épreuve de l’humiliation et de la mise en croix. Il n’y pas de théologie de la gloire
indépendante de la théologie de la croix. Cette sensibilité metzienne pour le côté sombre du
mystère pascal tient en grande partie à sa conviction qu’on passe vite, sans toujours s’en ren-
dre compte, de la foi à la gnose et à la mythologie.
Metz part du constat d’une privatisation de la souffrance qui caractérise notre société. En
tant qu’elle est tournée vers le futur, en quête de nouvelles prouesses techniques et de nou-
velles expériences de consommation, la société contemporaine accorde peu de place au sou-
venir des victimes de l’histoire. Les oubliés de l’histoire ne préoccupent pas la conscience ni
des gouvernants ni des gouvernés. Or, les chrétiens ne peuvent pas perdre cette sensibilité
pour les victimes étant donné que leur Seigneur est un crucifié de l’histoire. La mémoire de la
souffrance suppose une interrogation de la puissance politique des dominants et évite de pri-
vatiser la souffrance, de l’intérioriser, et donc de niveler sa dimension sociale231.
Dans la perspective chrétienne, Dieu est le sujet eschatologique de l’histoire. Il en résulte
qu’aucune autre instance (autorité politique ou religieuse) ne peut prétendre à maîtriser
l’histoire. Le sens et le but de l’histoire sont constamment sous « la réserve eschatologique de
Dieu »232. Si un parti, une nation, une race ou même une Église cherche à s’afficher comme

229
Cf. ibid., p. 131.
230
Ibid., p. 133.
231
Cf. ibid., p. 135.
232
Ibid., p. 137.
192 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

sujet de l’histoire totale, la memoria passionis doit provoquer une dénonciation de


l’usurpation. Toute autorité ou programme qui s’érigerait en juge de l’histoire et qui com-
prendrait le sort des victimes comme un passage obligé vers une société meilleure relèvrait de
l’idolâtrie. Le passé demeure un critère de discernement pour les engagements et pratiques
d’aujourd’hui.
La référence au passé ne répond pas à un désir nostalgique et ne doit pas mener à la rési-
gnation. La catégorie de mémoire est employée par Metz comme figure de l’espérance en tant
que celle-ci passe par des médiations historiques et sociales. Cela conduit chaque sujet à vivre
une solidarité avec le passé, avec les victimes et les morts, et ce faisant, repousse toute idée
évolutionniste du temps. Pour prendre de la distance, la culture moderne a besoin d’une caté-
gorie capable d’opérer une interruption, à savoir la mémoire. La raison humaine ne se rap-
porte pas au passé comme s’il fallait retrouver les réminiscences sur le mode platonicien. Le
détour par le passé n’est en effet pas destiné à rester dans les méandres de l’histoire mais sert
à éclairer le regard sur le futur. La raison animée par l’espérance cherche en effet à se projeter
dans le futur, ce qui l’amène à prendre des décisions dans le présent. Le sujet, rappelle Metz,
est une « conscience empêtrée dans des histoires », et il s’avère libérant de lui faire prendre
conscience de celles-ci233. Les souvenirs racontés prennent une forme narrative. En effet, le
sujet se souvient lorsqu’il raconte ses souvenirs. Notre société permet-elle au sujet de raconter
ses histoires ? Metz pense qu’on est trop ancré dans le présent et que la technologie de
l’information réduit l’espace nécessaire à l’activité du souvenir.
Les chrétiens ne peuvent pas se laisser prendre dans ce mythe d’une conscience sans mé-
moire. Le souvenir porté par le christianisme renvoie à un événement historique unique dans
lequel s’origine la rédemption et la libération de l’homme par Dieu. « Dans la mémoire de
Jésus-Christ, comme mémoire de la venue du Royaume dans l’amour de Jésus pour les ex-
clus, on pourrait faire voir l’aspect dangereux et libérateur des formules christologiques clas-
siques »234. À partir de Jésus, il est en effet possible de se rappeler le caractère subversif de la
venue de Dieu dans le monde des hommes.
L’Église dispose des dogmes comme ressources pour faire mémoire de cette nouveauté
historique. En effet, ceux-ci sont l’expression d’une mémoire collective et obligent à se sou-
venir de quelque chose qui dépasse le cadre de l’expérience personnelle. La foi à partir des
dogmes est appelée à se montrer critique et libératrice. Le dogme est donc un « souvenir pra-

233
Metz reprend une expression du philosophe Wilhem Schapp, citée dans ibid., p. 222.
234
FHS, p. 228.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 193

tique »235. En effet, il est inévitablement lié à la pratique de la suite du Christ. Le dogme de la
Trinité, par exemple, offre un potentiel libérateur. Erik Peterson avait déjà perçu la force
contestataire de ce dogme à l’égard du monarchisme politique236. Cela signifie que, dans la
perspective trinitaire, Dieu ne peut être pensé comme un monarque autosuffisant mais plutôt
comme un être relationnel. Alors que Peterson s’était cantonné au plan civil, Metz suggère
d’étendre sa critique du pouvoir à l’Église elle-même237.

C. Église : une mémoire vive

L’Église se définit et s’atteste comme celle qui témoigne et qui communique publiquement
un souvenir dangereux de liberté238. Ce souvenir s’interprète théologiquement comme
memoria passionis, mortis et resurrectionis Jesu Christi239. En faisant mémoire que Jésus s’est
mis du côté des opprimés et qu’il a annoncé par sa vie la puissance de Dieu comme amour
sans réserve, la communauté des chrétiens annonce le salut offert à tous. Cette mémoire sub-
versive qui vient de la foi chrétienne peut prendre une forme concrète grâce à l’Église240. La
vie ecclésiale fait de la memoria une mémoire publique, visible et audible.
L’Église a pour mission de lutter contre les pratiques sociales et politiques qui vont à
l’encontre de la dignité humaine, tout comme elle a usé de ses ressources théologiques pour
dénoncer les totalitarismes politiques. Par exemple, estime Metz, la société technologique a
anesthésié la capacité à être sensible à la souffrance des autres, de même que la liberté à vivre
la fragilité. Une telle société, qui manque d’empathie, est gouvernée par une eschatologie de
l’ennui généralisé, que l’on peut tout simplement appeler indifférence. La praxis de l’Église
doit réfuter cette évolution déshumanisante en libérant de nouveaux possibles pour que cha-
que être humain devienne sujet – avec et pour – autrui devant Dieu. Cette praxis ne peut
exister qu’à partir de communautés vivantes. Plus largement, Metz soutient que la foi chré-
tienne a besoin de communautés pour exister. Reprenant un concept du communautarisme
américain, en l’occurrence chez Robert Bellah, il parle de « communautés de mémoire »

235
Ibid., p. 229.
236
Cf. Erik PETERSON, Le Monothéisme : problème politique et autres traités, traduit de l'allemand par A.-S.
Astrup, Paris, Bayard, 2007. Peterson a publié ce livre en Allemagne en 1935.
237
Cf. FHS., p. 228.
238
Cf. ibid., p. 219.
239
Cf. ibid., p. 109.
240
L’introduction de la foi comme memoria Christi donne une plus grande place à la christologie dans la
théologie politique. D’après Jacques Rollet, « Metz, en développant ce thème répond à ceux qui en Allemagne
lui reprochaient de faire trop peu référence au Christ dans sa théologie politique » (Jacques ROLLET, Religion et
politique. Le christianisme, l’Islam et la démocratie (Le livre de Poche, 4355), Paris, 2004, p. 183).
194 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

(communities of memory)241. Ce sociologue américain montre, dans le sillage de Tocqueville,


combien l’individualisme est une menace pour la démocratie et que celle-ci a besoin de
communautés qui rendent les traditions vivantes de façon à donner plus de responsabilité
politique aux citoyens. Les Églises sont des communautés qui peuvent jouer ce rôle.
Metz semble donc à certains moments influencé par le communautarisme (américain).
Toutefois, il faut bien garder à l’esprit qu’il juge ce dernier nettement insuffisant pour répon-
dre à la vocation universelle du christianisme : « Le soi-disant ‘communautarisme’ a quelque
chose d’absolument important à dire face à un universalisme tellement égaré en abstraction
formaliste, mais il reste cependant insuffisant s’il considère le rapport à la communauté et à la
tradition comme le dernier mot et ne se demande plus comment – et selon quels critères – les
communautés de souvenir isolées se comportent les unes vis-à-vis des autres, sans tomber
dans un relativisme qui serait isolé et qui pourrait être limité uniquement par le pouvoir »242.
Si Metz est bien conscient de l’importance de l’ancrage communautaire, il craint cependant
l’isolation et la fragmentation auxquelles le communautarisme peut aboutir. Il souhaite donc,
à sa manière, dépasser l’individualisme sans pour autant perdre de vue la responsabilité en-
vers l’humanité.
Les communautés de mémoire ont pour rôle de maintenir vivante la responsabilité pour le
monde des croyants. Dans ces communautés, les chrétiens prennent conscience qu’ils sont
responsables d’autrui. Metz semble donner à la communauté de mémoire une dimension eu-
charistique dans la mesure où le lieu majeur de la mémoire du Christ est le sacrement de
l’eucharistie. Il souligne à ce sujet que la mémoire commence peut-être dans l’eucharistie
mais qu’elle doit dépasser le cadre cultuel pour inspirer une rationalité sensible aux victimes.
Le christianisme est une réalité fondamentalement communautaire, si bien qu’il ne peut y
avoir de chrétiens individualistes. Ce serait comme une contradiction dans les termes : « Le
christianisme n’est ni un individualisme et ni un existentialisme. Personne n’est un chrétien
pour lui seul. Le christianisme vit, quand il vit, dans ses communautés de mémoires (commu-

241
Cf. Zum Begriff, p. 179. Cf. Robert BELLAH et alii, Habits of the Heart. Individualism and Commitment in
American Life, Berkley, University of California Press, 1996. Bellah fait explicitement référence à Metz, en
particulier au caractère libérateur de la mémoire de la souffrance (ibid., p. 321, note 17).
242
Nous traduisons : « Der sogenannte ‘Kommunitarismus’ hat gegenüber einem derart abstrakt-formal
verfahrenden Universalismus durchaus Wichtiges zu sagen, er bleibt aber ungenügend, wenn er die
konstitutionelle Bezogenheit auf Gemeinschaft und Tradition als letzte Auskunft ansieht und nicht mehr weiter
der Frage nachgeht, wie sich denn nun – und nach welchen Kriterien – die einzelnen Erinnerungsgemeinschaften
zueinander verhalten, ohne in einen beziehungslosen oder allein durch Macht zu begrenzenden Relativismus zu
geraten » (Johann Baptist METZ, « Im Eingedenken fremden Leids. Zu einer Basiskategorie christlicher
Gottesrede », Gottesrede (Religions-Geschichte-Gesellschaft. Fundamentaltheologische Studien, 1), Münster,
Lit, 1996, p. 10).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 195

nities of memory) »243. De telles communautés luttent contre les visions de la vie basées sur la
volonté de puissance ainsi que sur l’indifférence (apathie) qui ne reconnaît pas la trace de
Dieu dans le visage de l’étranger. Ces communautés refusent de créer un dualisme entre la
mystique et la responsabilité envers les autres (aspect politique). Ces communautés sont soli-
daires envers autrui par la mémoire : envers ceux qui sont disparus avec leurs souffrances
(« anamnetische Solidarität »), envers ceux qui sont en train de souffrir injustement (« prä-
sentische Solidarität ») et envers les générations futures (« antizipierende Solidarität »)244.
Metz parle du christianisme comme une communauté sensible à la souffrance des autres, sur-
tout des étrangers : « Le christianisme est surtout une communauté de souvenir et de récit à la
suite de Jésus, dont le premier regard était pour la souffrance de l’étranger »245.
Selon le théologien allemand, les communautés peuvent être porteuses d’une vision indis-
pensable à la paix, à la justice et à la vie de la terre. Une telle vision peut encourager le déve-
loppement d’une culture politique de la justice et de la liberté pour tous. Dans la perspective
de Metz, bien qu’il ne le mentionne pas aussi explicitement, la communauté de mémoire a
aussi la responsabilité de maintenir la conscience de la différence entre l’Église et le Royaume
de Dieu, c’est-à-dire la réserve eschatologique. Il existe toujours un risque de se croire déjà
dans le Royaume quand on participe à la vie d’une Église. Il peut y avoir également le danger
d’oublier que le Royaume dépasse les frontières de l’Église visible. À ce sujet, la manière
dont Metz place le prophétisme conduit à cette prise de conscience d’une inadéquation entre
l’Église et le Royaume. La prophétie peut en effet venir de ceux qui n’adhèrent pas au chris-
tianisme. Metz parle à ce sujet de la « prophétie étrangère » (die fremde Prophetie246) lorsqu’il
demande dans quelle mesure l’Église écoute ce qui vient des autres religions. Il ne répond pas
à la question mais on peut comprendre que l’Église ne l’entend pas toujours. Il étend cette
prophétie aux autres cultures (« die fremde Prophetie aus anderen Kulturwelten »247) et aux
souffrances qui ne sont pas entendues (« dunklen Prophetie jenes ungeheuren Leids »248). La

243
Traduction de : « […] das Christentum ist kein Individualismus und kein Existentialismus. Keiner ist ein
Christ für sich allein. Das Christentum lebt, wenn es lebt, in seinen communities of memory » (Johann Baptist
METZ, « Die Eine Welt als Herausforderung an das westliche Christentum », dans Una Sancta, 4 (1989), p. 322).
244
Ibid., p. 322.
245
Traduction de : « Das Christentum ist nicht zuletzt eine Erinnerungs- und Erzählgemeinschaft in der
Nachfolge Jesu, dessen erster Blick dem fremden Leid galt », Johann Baptist METZ, « Kirche in der
Gotteskrise », dans Carl AMERY (éd.), Sind die Kirchen am Ende ?, Regensburg, Pustet, 1995, p. 174.
246
Johann Baptist METZ, « Die Eine Welt als Herausforderung an das westliche Christentum », p. 321.
247
Johann Baptist METZ, « Drei biblische Imperative zur Fremdenethik », dans Michael LANGER (éd.), Wir alle
sind Fremde. Texte gegen Hass und Gewalt, Regensburg, Pustet, 1993, p. 65.
248
Johann Baptist METZ, « Kirchliche Autorität im Anspruch der Freiheitsgeschichte », dans Johann Baptist
METZ, Jürgen MOLTMANN, Willi OELMÜLLER (éd.), Kirche im Prozess der Aufklärung. Aspekte einer neuen
‘politischen Theologie’, München-Mainz, Kaiser-Grünewald, 1970, p. 78.
196 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

priorité pour l’Église n’est donc pas tant de devenir prophétique que d’entendre la prophétie
qui lui vient d’ailleurs. On retrouve ici l’idée du décentrement ecclésiologique caractéristique
de la théologie metzienne.

D. La théologie après Auschwitz

« Notre théologie peut-elle être la même avant et après Auschwitz ? »249 : Metz s’interroge
sur l’avenir de la théologie après cette tragédie de l’histoire contemporaine. Pour lui,
Auschwitz disqualifie tout système théologique qui ignore les sujets concrets de l’histoire
comme le passé en a connu un certain nombre. Selon Metz, on est toujours exposé au risque
de transformer un désastre comme l’Holocauste en « simple fait » de l’histoire comme si cela
n’affectait pas toute la compréhension de l’histoire. Or, il importe de prendre très au sérieux le
bouleversement que le génocide juif entraîne au plan de la pensée humaine, y compris celle
qui a Dieu pour objet d’étude.
Auschwitz est le « symbole de l’horreur » du génocide des juifs lors de la seconde guerre
mondiale. Ce qui rend cette catastrophe dépourvue de sens, ce n’est pas seulement l’ampleur
du mal, ni le silence de Dieu. Le plus perturbant, estime Metz, est le silence de l’homme,
c’est-à-dire le silence de tous ceux qui voyaient et néanmoins laissaient le peuple abandonné à
son triste sort. En disant cela, le théologien allemand ne cherche pas à réactiver la culpabilité
collective mais il se lance dans un plaidoyer pour une « compréhension morale de la tradi-
tion » (moralische Auffassung von Tradition)250. Ceci signifie le refus de s’évader hors des
désastres de l’histoire, tout en affirmant l’existence d’une autorité qu’on ne peut jamais rejeter
ou dédaigner, à savoir l’« autorité de ceux qui souffrent »251.
C’est dans ce contexte intellectuel que s’inscrit le dialogue entre chrétiens et juifs, car un
tel dialogue ne peut passer à côté du génocide. Metz considère en effet que l’attitude chré-
tienne face à Auschwitz est déterminante pour le rapport des chrétiens au judaïsme. La ques-
tion est éminemment spirituelle. Certains pensent, à la suite d’Adorno, qu’il n’est plus possi-
ble de dire des poèmes : « Après Auschwitz, il n’y a plus de poème »252. Dans ce même esprit,
on peut se demander s’il est encore possible de prier après ce drame. À cette question, Metz
répond de manière positive : « Nous pouvons prier après Auschwitz parce qu’on a prié à

249
« Kann unsere Theologie vor und nach Auschwitz je die gleiche sein ? » (JBR, p. 35).
250
Ibid., p. 30.
251
Nous examinons de façon plus approfondie cette autorité dans la partie IV (chapitre 2).
252
Traduction de : « Nach Auschwitz gibt es keine Gedichte mehr » (Theodor ADORNO, cité dans JBR, p. 31).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 197

Auschwitz »253. La prière n’est pas morte à Auschwitz puisque, même au cœur de cet enfer,
certaines personnes trouvaient encore la force de dire quelque chose à Dieu qui tardait à venir.
Le dialogue avec le peuple juif ne peut avoir lieu sans tenir compte des victimes de
l’Holocauste. Une confrontation avec ce dernier n’a pas pour objectif d’essayer de compren-
dre, ce que Metz estime impossible. Pour ce dernier, les chrétiens ne peuvent interpréter la
souffrance des juifs comme un moment de l’histoire du salut car cela reviendrait à mystifier la
souffrance. Dans Auschwitz, affirme Metz, nous ne rencontrons que l’énigme d’un manque de
sensibilité (apathie) à l’égard d’autrui et il ne faut pas y chercher des traces de Dieu.
Toute tentative de justifier Dieu devant ce mal est considérée par Metz comme un blas-
phème. Il serait inacceptable d’intégrer une catastrophe comme l’Holocauste dans l’histoire
du salut. Cela reviendrait à faire de celle-ci une métaphysique triomphante qui n’apprend rien
des catastrophes. L’histoire nous apprend que la persécution au cours des premiers siècles a
été opérée au préjudice des juifs comme des chrétiens (les deux étaient condamnés comme
athées par refus du culte impérial). Dans l’avenir, ajoute Metz, toute nouvelle persécution ne
pourra être qu’une persécution des deux, comme c’était le cas au commencement. Le dialogue
entre juifs et chrétiens suppose que les chrétiens renoncent à prendre l’initiative de la parole.
Les chrétiens ne sont autorisés à entrer dans la discussion que lorsque les victimes commen-
cent à s’exprimer. Le premier devoir des chrétiens est d’écouter les juifs dire ce qu’ils veulent
à propos d’eux-mêmes. Hélas, reconnaît le théologien, ce sont souvent les chrétiens qui ont
parlé en premier lieu, sans vraiment prendre le temps d’écouter les juifs.
Metz analyse les raisons qui ont rendu la catastrophe du génocide possible. Selon lui, une
raison tient au fait que les chrétiens ont perdu le sens messianique de la foi. En optant pour
une « intériorisation » du salut chrétien, les chrétiens ont perdu toute distance critique par
rapport au pouvoir254. Metz vise ici ce qu’il a décrit comme le « christianisme bourgeois », à
savoir la compréhension intellectuelle de la foi qui s’accompagne d’une spiritualisation de la
pratique chrétienne de conversion (metanoia)255. Metz invite donc à revenir à une conception
authentique du christianisme, c’est-à-dire à comprendre la foi comme suivance à la fois mys-
tique et politique.
Metz réfute la croyance parfois rencontrée selon laquelle le judaïsme serait une religion
orientée vers la pratique alors que le christianisme serait davantage tourné vers l’élaboration
intellectuelle d’un contenu de foi dont l’application est secondaire. En effet, pour lui, le noyau

253
Traduction de : « Wir können nach Auschwitz beten, weil auch in Auschwitz gebetet wurde » (ibid.).
254
Cf. ibid., p. 40.
255
Sur la critique de la religion bourgeoise, nous renvoyons à la Partie II.
198 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

de la foi est pratique : « Même le christianisme n’est pas en premier lieu une doctrine, qu'il
s'agit de garder ‘pure’, mais une praxis, qu’il s’agit de vivre plus radicalement ! Cette praxis
messianique de la suivance, de la conversion, de l'amour et de la souffrance, ne s’ajoute pas à
la foi chrétienne, elle est réellement l'expression de cette foi » 256. Par conséquent, l’éthique ne
doit pas être une dimension ajoutée au christianisme. La religion bourgeoise a cependant été
trop dans cette direction au péril d’une perte de vigilance à l’égard de la société politique.
C’est surtout cela qui a été à l’origine d’une compromission de nombreux chrétiens avec le
pouvoir nazi.
Le christianisme bourgeois a remplacé la pratique de la foi par une doctrine abstraite qui
est finalement une superstructure qui permet à certains intérêts de continuer leur course. Dans
cette forme de foi, on croit en la suite du Christ mais sans la pratiquer, on croit en la compas-
sion mais sans la vivre, ce qui signifie en fin de compte que l’on vit « avec le dos tourné à
Auschwitz » (mit dem Rücken zu Auschwitz)257. Metz écrit cela en faisant écho au propos de
Bonhoeffer disant que les chrétiens ne pouvaient pas chanter du grégorien pendant que les
juifs souffraient la persécution258. Cette intériorisation de la foi a également ralenti le mouve-
ment de repentance qui a suivi la fin de la guerre alors que l’ambiance était plutôt dominée
par une culpabilité refoulée. Metz dégage également une autre raison qui a facilité
l’extermination des juifs en dénonçant l’antisémitisme qui a infiltré la théologie chrétienne.
À l’intention des théologiens, Metz avertit qu’il ne faut plus jamais élaborer une théologie
qui ne serait pas affectée par la catastrophe d’Auschwitz. Le professeur de Münster invitait
d’ailleurs ses étudiants à faire un discernement en recourant à un critère précis : « Demandez-
vous si la théologie que vous apprenez est telle qu’elle pourrait rester inchangée avant et après
Auschwitz. Si c’est le cas, soyez sur vos gardes ! »259. À l’intention de tous les chrétiens, Metz
prône un dialogue vrai avec les juifs. Pour cela, il faut éviter la piste de la bienveillance ami-
cale (qui peut toujours cacher une hostilité contenue) ainsi que l’idée d’une réconciliation
générale quasi acquise. Toutefois, le théologien allemand pense qu’il faut aller encore plus en
profondeur par une transformation de la conscience personnelle. En effet, au-delà du dialogue

256
Traduction de : « Doch auch das Christentum ist nicht in erster Linie eine Doktrin, die es möglichst ‘rein’ zu
halten gilt, sondern eine Praxis, die es radikaler zu leben gilt! Diese messianische Praxis der Nachfolge, der
Umkehr, der Liebe und des Leidens, kommt nicht nachträglich zum christlichen Glauben hinzu, sie ist realer
Ausdruck dieses Glaubens » (JBR, p. 41).
257
Traduction à partir de ibid., p. 41.
258
« Seul celui qui crie en faveur des juifs a le droit de chanter du grégorien » (Dietrich Bonhoeffer), cité par
Arnaud CORBIC, Dietrich Bonhoeffer. Résistant et prophète d’un christianisme non religieux (Spiritualités
vivantes), Paris, Albin Michel, 2002, p. 39.
259
Traduction de : « Fragt euch, ob die Theologie, die ihr kennen lernt, so ist, dass sie vor und nach Auschwitz
eigentlich die gleiche sein könnte. Wenn ja, dann seid auf der Hut! » (JBR, p. 42).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 199

des experts, il faudrait un mouvement qui touche tout le peuple, y compris dans les zones ru-
rales où demeure un certain antisémitisme. Pour atteindre ce but, Metz appelle à une mobili-
sation des Églises et des écoles afin que les citoyens soient sensibilisés dans leur vie quoti-
dienne. Les allemands comme les autres doivent exercer une obéissance critique à l’égard du
pouvoir et une vigilance envers le danger de conformisme.
Le christianisme après Auschwitz, selon Metz, doit être un christianisme qui ne tourne pas
le dos aux victimes mais qui les garde en mémoire. Celle-ci peut « aiguiser les sens » de façon
à déceler tout procédé d’extermination en œuvre dans des pays qui semblent « en règle »
comme cela apparaissait pour l’Allemagne nazie. Metz appelle également juifs et chrétiens à
former « une sorte de coalition de confiance messianique » (einer Art Koalition des
messianischen Vertrauens) dans le but de lutter contre le règne de la banalité et de la haine qui
frappe le monde260.

IV. Communauté eschatologique : « Gesicht zur Welt »

A. Théologie du monde

Au cours des années soixante, Metz a élaboré une « théologie du monde » qui repose sur un
« antropocentrisme » théologique261. À la suite de Thomas d’Aquin et Karl Rahner, il a en
effet soutenu une vision résolument optimiste de la création. Bien que sa théologie du monde
soit proche des théologies de la sécularisation, Metz a néanmoins toujours été prudent pour ne
pas ratifier simplement l’évolution de la société. Cette première phase, où Metz pense surtout
une autonomie des réalités terrestres, à partir de l’idée théologique d’incarnation, a cédé la
place à une période plus sceptique (dès le début des années septante) où la dimension prophé-
tique et apocalyptique du christianisme sont davantage au centre de sa pensée.

1. L’anthropocentrisme radical du message chrétien

Le monde n’est pas un objet qui serait posé en face de l’homme, comme une hypostase
toute extérieure. Il n’y a pas un « Je » face à un « monde ». L’expérience du monde est en
effet une expérience avec les autres au sein d’une société. C’est plus large que la simple per-
ception en forme dialogique d’un Je communiquant avec un Tu. En effet, il y a une intersub-
jectivité qui se fonde en tant que réalité politique. Le comportement de l’individu dans le

260
Ibid., p. 48.
261
La thèse de doctorat en théologie de Metz est l’expression de cet anthropocentrisme théologique optimiste.
Cf. Johann Baptist METZ, L’homme. L’anthropocentrique chrétienne. Pour une interprétation ouverte de la
philosophie de saint Thomas, traduit de l’allemand par M. Louis, Tours, Mame, 1968 [original allemand :
Christliche Anthropozentrik, München, Kösel Verlag, 1962].
200 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

monde se réalise et s’accomplit sur le registre politique de l’« être-les-uns-avec-les-autres


dans la société » (gesellschaftliche Miteinander)262. Le monde est donc compris par Metz sous
l’angle de l’intersubjectivité qui ne se limite pas à la relation dyadique (Je-Tu) mais s’ouvre à
une compréhension politique du sujet263.
Le monde n’est pas posé comme un cadre naturel fixé à l’avance et dans lequel l’homme
aurait à trouver son chemin vers le salut. Metz prend distance à l’égard de la pensée grecque
et de son idée d’une répétition du cours des choses car elle est étrangère à la théologie bibli-
que. Au contraire, le message biblique aboutit à la conviction d’un « anthropocentrisme radi-
cal », renforcé par la foi en l’Incarnation264. Ce n’est plus le monde qui est divinisé, c’est
l’homme qui devient médiateur entre Dieu et le monde. En Christ, Dieu s’est donné irrévoca-
blement à l’homme, si bien que la relation de Dieu au monde est à présent médiatisée par
l’homme. L’homme devient le lieu de passage du salut pour le monde. Cette interprétation
théologique de l’incarnation conduit à une prise en compte radicale de l’historicité du monde
et du salut qui s’enracine dans le monde. On trouve à la fois une perception positive du monde
et une conscience de l’altérité du monde et de Dieu.
Metz réfute la tentation récurrente du monophysisme au profit d’une fine dialectique entre
Dieu et la création. Par monophysisme, il faut entendre la réduction de deux « réalités »
(« natures ») à une seule. Il n’est d’ailleurs pas innocent qu’il fasse une comparaison avec
l’amitié comme événement historique qui permet à chacun des amis de devenir à la fois tou-
jours plus proche, plus intime et, simultanément, toujours plus authentique dans sa spécificité,
plus autonome. Il en va ainsi, par analogie, explique Metz, de la relation entre le Créateur et le
monde créé. L’incarnation étant la plus parfaite expression de la proximité de Dieu avec le
monde, que Metz rend par la métaphore de l’adoption, cette présence intime du Créateur n’a
pas d’autre finalité que de rendre le monde plus autonome et plus fidèle à la grâce donnée.
Metz estime qu’on ne peut pas faire de séparation entre l’histoire du salut et l’histoire du
monde265. En effet, la dynamique du salut passe nécessairement à travers la trame de l’histoire
mondaine sans pour autant s’y réduire. Pour Metz, une théologie dialectique opposant monde
et Dieu, salut et péché est incapable de rendre compte de l’historicité du salut. Or, le message
biblique dit que le monde ne se réduit pas à une histoire dialectique tendue entre salut et per-
dition, mais que le monde est appelé à devenir nouveau, dans une perspective eschatologique
qui s’appuie sur l’histoire concrète.

262
TM, p. 65.
263
Nous développons ce point dans la Partie IV (Ch. 2).
264
TM, p. 79.
265
Ibid., p. 20.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 201

Le monde, à la lumière du Nouveau Testament, apparaît comme un espace bipolaire :


d’une part, le pôle de la perdition et du péché, d’autre part, le pôle du salut opéré par Dieu. Il
y a ici un équilibre difficile à tenir entre deux pôles qui se repoussent significativement. On
est en effet toujours exposé, affirme Metz, à un double risque théologique : soit tomber dans
le dualisme par lequel le monde est jugé comme fondamentalement mauvais, que cela soit
implicitement ou explicitement exprimé, soit tomber dans l’optimisme naïf qui affirme que le
monde est immunisé contre le mal et le péché. Le monde est une création bonne soumise à
des ténèbres et une « manifestation de salut » garantie par le Christ. Il faut tenir ensemble les
deux faces de la réalité, car si le monde est en proie aux douleurs du péché, il est aussi desti-
nataire de la promesse de rédemption qui annonce l’arrivée d’un monde nouveau. L’espérance
d’une nouvelle création ne permet pas de dissocier le naturel de la grâce. Dans la relation à
l’avenir, les deux dimensions convergent en un seul avenir promis : une nouvelle création.
Comme Jésus n’est pas venu pour lui mais pour les autres, les croyants et l’Église n’espèrent
pas pour eux-mêmes mais pour le monde266.

2. La théologie biblique de l’histoire : les promesses eschatologiques

Ce sont les israélites qui font les premiers l’expérience du monde comme histoire orientée
vers un futur. Cette expérience du monde tranche avec la pensée grecque dans la mesure où
cette dernière envisage le monde comme une réalité close et répétitive. Pour les grecs, il ne
peut y avoir une pensée du radicalement nouveau dans le monde. Il ne faut donc rien attendre
de neuf sous le soleil. Tout ce qui se produit dans l’histoire n’est qu’une confirmation du déjà
réalisé. « L’histoire n’est alors que le retour indifférent des mêmes choses dans le royaume
clos du cosmos. L’histoire est ici essentiellement considérée comme cyclique »267. Toute autre
est la vision hébraïque du temps car elle est découpée par l’événement initial de l’alliance
biblique et elle devrait culminer avec la réalisation des promesses eschatologiques. Les paro-
les de Révélation sont à interpréter sans hésitation comme des paroles de promesse. Il s’agit
d’une proclamation de ce qui doit venir. La promesse mobilise l’attention sur l’avenir où doit
émerger la réalité promise. Les paroles de Dieu dans l’Ancien Testament qui prennent la
forme de promesse sont là pour exprimer une foi dans une création nouvelle268. Cet héritage
biblique reste valide car les promesses ont été faites par le Dieu de l’Alliance. Jésus va résu-
mer les promesses en une seule métaphore : le Royaume de Dieu (ou Règne de Dieu). Selon
Metz, l’attente de cette réalité nouvelle ne doit pas être passive mais créatrice. Les croyants ne

266
Cf. Johann Baptist METZ, « L’Église et le monde », p. 148.
267
Ibid., p. 145.
268
Cf. Ex, 3, 14.
202 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

sont pas au repos dans la salle d’attente de Dieu, ils œuvrent déjà à la construction du
Royaume promis.

B. Théologie apocalyptique de l’histoire

1. La focalisation sur les souffrances humaines

À partir des années septante, Metz va mettre en avant la question de la souffrance. Marqué
par les écrits des penseurs de Francfort, il va mettre en relation mémoire et souffrance (memo-
ria passionis). Ce faisant, il change de perspective par rapport à la théologie plus optimiste de
Theologie der Welt. Ce n’est plus le monde comme tel qui va retenir l’attention du théologien
(dans une herméneutique de l’incarnation), mais l’histoire des victimes. Réagissant contre la
tendance des sociétés industrielles à penser l’histoire en terme de progrès continu, avec pour
corollaire l’oubli des victimes de la société, Metz va mettre son effort au service d’un plai-
doyer en faveur des victimes, non seulement celles du moment, mais également celles qui ont
déjà été oubliées. À la suite de Walter Benjamin, il va penser le messianisme comme un re-
tour vers le passé souffrant de l’humanité. L’idée selon laquelle on ne peut prendre part à la
dynamique salutaire qu’en étant conscient des drames (oubliés) de l’histoire pèse lourd dans
la pensée metzienne. L’on ne doit pas se méprendre sur ce qui semble être une « obsession »
de Metz. Il ne s’agit pas d’un pessimisme complet à l’égard du monde, comme si le théolo-
gien ne retenait plus que les aspects malheureux de l’histoire. Plus justement, l’attitude de
Metz est à comprendre, selon nous, comme une stratégie argumentative (qui relève souvent
plus de la rhétorique que de la démonstration rigoureuse et systématique) visant à contreba-
lancer une évolution des mentalités marquées par l’idéologie du progrès qui se replie sur un
espace privatisé en négligeant ainsi les souffrances des autres. Sur le plan théologique, Metz
veut éviter toute espèce de « théorie » de la religion qui se transforme en mythologie. Il refuse
de concevoir la théologie de la résurrection sans prendre en compte la théologie de la croix.
La théologie est un discours sur Dieu qui prend en compte l’histoire, pas seulement l’histoire
des vainqueurs (Siegergeschichte) mais aussi – et surtout – l’histoire de la souffrance (Lei-
densgeschichte). Elle doit d’ailleurs se concentrer sur la seconde de façon à ne pas faire de la
memoria resurrectionnis un « mythe de victoire »
(« Siegermythos)269. Metz insiste pour dire que la passion du Christ est bien ancrée dans
l’histoire alors que la résurrection – sans la nier – échappe à l’histoire. Si le Christ a été mis à
mort « sous Ponce Pilate » (Credo de Nicée), devant de nombreux témoins, sa résurrection n’a

269
Johann Baptist METZ, « Im Eingedenken fremden Leids. Zu einer Basiskategorie christlicher Gottesrede »,
p. 8.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 203

été connue que par quelques témoins privilégiés. Il faut dire que Metz parle très peu de la ré-
surrection en général. C’est pourquoi sa théologie a une tonalité apocalyptique, tout en main-
tenant l’espérance de la rédemption.

2. Église de la compassion

Durant les dernières années du vingtième siècle, Metz a relié le thème de l’Église à celui
de la compassion. L’Église peut réellement, partout dans le monde, témoigner sa compassion
en ouvrant les yeux sur les souffrances d’autrui. La compassion de l’Église est l’expression de
la compassion de Dieu. L’Église peut agir parmi les différentes cultures (inculturation) pour
reconnaître la valeur d’autrui. Metz pense que la façon de suivre Jésus dans le monde actuel
prend la forme d’une compassion pour autrui car c’est le cœur du message de Jésus. La com-
passion est une provocation qui vient directement de l’Évangile. Jésus lui-même était essen-
tiellement préoccupé par la souffrance des autres et voulait apporter une libération à ceux-ci.
Pour Metz, cela doit être l’affaire de tous les chrétiens ! L’Église doit en faire le but de sa
propre réforme. Metz réclame une réforme ecclésiale dans le but de contrer la tendance à
l’« auto-privatisation » qui frappe l’Église (Selbsprivatisierung der Kirche) dans la société
postmoderne. Il se situe ainsi dans la continuité de son projet de théologie politique visant à
déprivatiser la foi270. La capacité à se laisser saisir par la souffrance d’autrui est une « manière
de vivre » (Art zum Leben) qui devrait caractériser l’Église. Cet art de vivre est provocateur,
tout comme l’Évangile. Le monde a besoin de cette provocation dans la mesure où les hom-
mes sont tentés de se replier sur un bonheur personnel. Le chrétien vit d’abord pour les autres
et non pour lui seul, si bien qu’il ne peut se contenter d’un tel égocentrisme. C’est donc toute
l’Église qui doit dépasser ce mouvement de privatisation en se donnant comme horizon le
monde et les souffrances de l’histoire.
Pour éviter la privatisation, l’Église doit devenir une « Église de compassion » (Kirche der
Compassion). Metz énonce deux tendances qui, selon lui, reflètent la manière dont l’Église
peut se privatiser par elle-même. Primo, il s’agit de la tendance fondamentaliste qui conçoit
l’Église comme un « petit troupeau ». Cette tendance détermine l’identité ecclésiale de façon
exclusive et s’accompagne fréquemment d’une prédication de type zélote, c’est-à-dire agres-
sive à l’encontre de la société. Cette ecclésiologie de repli perd de vue la portée universelle de
la foi chrétienne. En effet, on sous-entend dans cette approche que Dieu est en quelque sorte
la « propriété privée de l’Église » (Privateigentum der Kirche)271. Or, le Dieu de Jésus, qui est

270
Cf. MP, p. 185.
271
Traduction à partir de MP, p. 187.
204 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

également Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, n’est pas le bien exclusif de l’Église. « Le Dieu
annoncé par l’Église ne peut en aucun cas être retenu dans le langage codé de l’Église »272.
Metz ajoute une phrase en forme d’aphorisme: « Et qui ne connaît que l’Église, ne connaît pas
l’Église »273. Cela peut également se dire du christianisme : celui qui ne connaît que le
christianisme ne connaît rien du christianisme. Metz tient à défendre l’universalité de Dieu. À
ce sujet, il a énoncé un autre aphorisme : « Dieu est une question de l’homme ou ce n’est pas
une question »274. Dieu n’est jamais le Dieu de quelques-uns. Il est également le Dieu des au-
tres275.
Secundo, la seconde tendance à la privatisation correspond à l’idée libérale d’une « Église
de bourgeois »276. Elle est destinée à fournir les prestations qui répondent aux besoins des
« consommateurs » qui attendent des liturgies soignées. Dans ce cas, l’Église conforte un
style de vie privatisé et une mentalité de confort (on la sollicite quand on ressent un besoin).
Cette Église finit par ne plus représenter autre chose qu’un monde particulier qui n’est pas très
sensible à la souffrance des hommes. Le Concile Vatican II, en particulier dans le Décret sur
la liberté religieuse, a légitimé une certaine propension à la privatisation des croyances en
reconnaissant que chacun bénéficiait de la liberté de vivre ses convictions277.
L’Église de compassion doit prendre la pleine mesure de la mémoire immense qu’elle pos-
sède. Pour illustrer cela, Metz utilise la métaphore de l’éléphant. Cet animal est visible, sa
mémoire n’oublie rien et il est sensible. Appliquée à l’Église, cette image signifie que la
communauté catholique est mondiale (énorme), qu’elle refuse de passer inaperçue, qu’elle
possède une grande mémoire, et qu’elle est sensible à la souffrance d’autrui. L’Église est la
plus vieille forme de globalisation, ce qui n’implique pas un nivellement des différences.

272
Traduction de : « Die Gottesbotschaft der Kirche verträgt keine ekklesiologischen Verschlüsselungen » (ibid.,
p. 187).
273
Traduction de : « Und wer nur die Kirche kennt, kennt die Kirche nicht » (ibid., p. 187).
274
« Gott ist entweder ein Menschheitsthema oder überhaupt kein Thema » (ibid., p. 160).
275
« Er ist nur ‘mein’ Gott, wenn er auch ‘dein’ Gott sein kann, er ist nur ‘unser’ Gott, wenn er auch der Gott
aller anderen Menschen sein kann » (ibid., p. 161).
276
Metz parle de « bürgerliche Servicekirche » (ibid., p. 187).
277
Cf. ibid., p. 188. Metz reconnaît que Vatican II a été un progrès énorme pour la liberté mais il voit aussi les
limites. Voici le cœur de la Déclaration : « Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la
liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la
part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu'en
matière religieuse nul ne soit forcé d'agir contre sa conscience, ni empêché d'agir, dans de justes limites, selon sa
conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d'autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté
religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine telle que l'a fait connaître la Parole de
Dieu et la raison elle-même » (Dignitatis Humanae, n°2).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 205

Metz ajoute enfin avec humour que, l’Église, tel l’éléphant, est également têtue, et qu’elle ne
se met pas facilement à écouter les souhaits de ses membres278.
Metz a mis en évidence la pluralité interne à l’Église qui est enfin reconnue depuis le
Concile Vatican II. Dans les années quatre-vingt, le théologien allemand a commencé à parler
de l’Église comme d’une réalité « polycentrique »279. Selon lui, il faut penser l’Église comme
une « Église mondiale, culturellement polycentrique »280. Après avoir longtemps été liés à une
culture monocentrique (occidentale), les catholiques sont devenus conscients de la pluralité
culturelle qui traverse la vie de l’Église. La théologie elle-même a pris conscience de son en-
racinement culturel (souvent européen et nord-américain). Les autres continents ont aussi fait
valoir leur réflexion théologique et ecclésiale. Metz est en particulier sensible aux théologies
et Église d’Amérique latine. Le polycentrisme, à condition de reconnaître la valeur des autres
cultures, rend possible une inspiration et une assimilation réciproques281. Toutefois, dans cette
perspective, il faut éviter tant la domination de la rationalité occidentale qu’une dislocation
dommageable dans un pluralisme contextuel. En ce sens, le dialogue interculturel est un défi
plein de promesses.

V. Le danger de clôture sur soi dans l’Église

A. La mentalité de secte

L’insistance de Metz sur l’espérance pour tous le conduit à critiquer de façon très nette les
discours et les pratiques qui cantonnent l’expérience de Dieu dans le cadre intra-ecclésial. Si
l’Église doit faire un travail sur elle-même pour être fidèle à l’Évangile, son rôle ne peut cer-
tainement pas se limiter à cultiver ses valeurs sans servir l’humanité : « l’amour des ennemis,
la résistance à la haine et à la violence, ne dispensent pas le christianisme du combat pour
l’être-sujet de tous. Sinon, il manquerait à sa mission : être la patrie d’une espérance –
l’espérance envers un Dieu des vivants et des morts, qui appelle tous les hommes à être sujets
devant sa face »282.

278
Cf. MP, p. 188-189.
279
Johann Baptist METZ, « La théologie face à l’époque moderne et avant sa fin », dans Concilium, 191 (1984),
p. 36-37.
280
Ibid., p. 36.
281
Ibid., p. 37.
282
FHS, p. 264.
206 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Au début des années septante, Metz mettait en garde contre le « danger de sectarisme »
(Sektengefahr) auquel l’Église est toujours exposée283. Le danger consiste à développer une
« mentalité de secte » (Sektenmentalität)284. Devant un monde qui change, une culture qui se
diversifie, la communauté ecclésiale est souvent tentée de se replier sur ses acquis au lieu
d’entrer en dialogue critique et d’interpréter ses traditions de façon créative. En particulier,
ajoute Metz, l’époque moderne se caractérise par une « histoire de la liberté » (Freiheits-
geschichte) que l’Église ne peut pas ignorer. En voulant se préserver de la vision moderne de
la liberté, l’Église risque de perdre son identité et de devenir une secte285. L’identité de
l’Église ne se fonde pas uniquement sur ses propres traditions qu’il faudrait protéger contre
tout élément étranger. En effet, l’Église trouve justement son identité dans la mission qui
consiste à s’ouvrir à ce qui lui est étranger. Le rideau qui sépare les juifs des païens est tombé,
« le mouvement vers l’étranger est devenu obligatoire »286. Metz, contre la tentation du secta-
risme, avance son principe théologique de la « détermination par l’autre » (Fremdbestim-
mung)287. Il s’agit d’un élément essentiel de l’identité et de la vocation universelle de l’Église :
« L’Église, comme Église du Fils, ne peut se refermer en face de l’ ‘étranger’, du monde
historique étranger, et vouloir persévérer dans son isolement même. En effet cette ‘détermi-
nation par l’autre’ [Fremdbestimmung] ne s’ajoute pas à l’Église a posteriori, elle est un élé-
ment de sa constitution, elle appartient à son caractère chrétien spécifique (specificum chris-
tianum). Ce n’est pas seulement ce qui est ‘humain’, mais aussi ce qui est ‘chrétien’ en un
sens plein et déterminé, que l’Église ne peut connaître d’entrée de jeu, sans expérimenter et
sans ce confronter avec l’histoire. Là où elle l’oublie, elle risque de devenir en un sens théo-
logique une secte »288.
Metz n’utilise pas le terme de secte dans un sens sociologique décrivant un groupe mino-
ritaire. Il en fait une notion théologique pour définir une mentalité ecclésiale qui peut égale-

283
Cf. Johann Baptist METZ, « Kirchliche Autorität im Anspruch der Freiheitsgeschichte », p. 80 et s.
284
Ibid., p. 82.
285
« Wo sich die Kirche den Herausforderungen der neuzeitlichen Freiheitsgeschichte nicht stellt, droht sie
selbst zur Sekte zu werden und damit ihre Identität zu verlieren » (ibid., p. 80).
286
Traduction de : « Die Bewegung in die Fremde wurde obligatorisch » (ibid., p. 81).
287
Tiemo Peters a souligné combien cette Fremdbestimmung était un principe constitutif de la théologie
metzienne. Cf. Tiemo R. PETERS, Johann Baptist Metz. Theologie des vermißten Gottes, p. 154.
288
FHS, p. 118. Voir aussi: « Die Fremdbestimmung kommt zur Kirche nicht nachträglich hinzu, sie ist Element
ihrer Konstitution, gehört zu ihrem specificum christianum. Nicht nur was „menschlich“ ist, sondern was
„christlich“ in einem vollen and bestimmten Sinn ist und sein kann, kann die Kirche nicht im vorhinein und
gewissermaßen ohne dass Experiment geschichtlicher Erfahrung und Auseinandersetzung wissen » (Johann
Baptist METZ, «Kirchliche Autorität im Anspruch der Freiheitsgeschichte », p. 81).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 207

ment se rencontrer dans une grande Église289. Il vise par là l’Église catholique lorsqu’elle est
tentée de s’éloigner de la culture moderne. La mentalité de secte se traduit aussi par une inca-
pacité, ou une absence de volonté, à prendre en compte de nouvelles expériences et de les
assimiler de façon critique pour la compréhension de la foi, de la théologie et de l’Église. Or,
dès le début, les chrétiens ont fait de nouvelles expériences et ont réinterprété leur foi dans des
contextes inédits. L’Église a donc développé un « pouvoir d’assimilation critique » (kritische
Assimilationskraft ). Si elle renonce à cette assimilation critique, l’Église risque de perdre
290

son identité en se figeant dans un traditionalisme. Si la culture actuelle se caractérise par la


liberté et l’esprit démocratique, il s’agit bien d’une réalité que l’Église doit intégrer de façon
réfléchie et dialectique. L’Église ne peut se comprendre elle-même sans la société où elle est
envoyée. L’Église est donc structurée par une capacité à se dépasser elle-même291. « La rela-
tion ‘impure’ au monde fait partie de la définition de l’Église »292. La mentalité sectaire, ajoute
Metz, se rattache souvent à une vision gnostique et élitiste de la foi qui découle plutôt de
Platon que du Christ. L’attitude qui consiste à préserver la pureté de la théologie de toute pro-
fanation n’est pas compatible avec le salut d’un amour sans réserve. S’il est vrai que les pre-
miers chrétiens ont gardé dès le début une certaine distance à l’égard de la société de l’époque
(en refusant le culte impérial, par exemple), ils ont quand même accepté la culture grecque
pour interpréter leur foi. Cependant, il ne faut pas confondre la distance critique que
l’Évangile introduit dans le monde et la fermeture au monde qui définit la secte293.
Pour ne pas perdre son identité missionnaire, l’Église ne doit pas s’immuniser par rapport à
la culture environnante. Au lieu de devenir un ghetto, elle est envoyée servir l’espérance pour
tous qui est au cœur de l’Évangile. L’Église ne doit pas perdre de vue son caractère provisoire
devant le Royaume de Dieu. La tentation existe, selon Metz, de faire un contresens théologi-
quement contestable. C’est le cas lorsqu’on met trop l’accent sur l’Église (ecclésiocentrisme).
Ainsi, lorsqu’on tend à remplacer le « ubi Christus ibi ecclesia » par le « ubi ecclesia ibi
Christus ». Or, qui nous dit que le Christ n’est pas présent en des lieux inattendus, parmi les
méprisés du monde notamment ? C’est pourquoi l’Église doit envisager le monde du « de-

289
« Doch nicht eine soziologische, sondern eine theologische Kennzeichnung und Beurteilung bestimmter
Trends in der gegenwärtigen kirchlichen Situation steht hier zur Frage » (ibid., p. 83).
290
Traduction à partir de ibid., p. 85.
291
Cf. Johann Baptist METZ, Reform und Gegenreformation heute. Zwei Thesen zur ökumenischen Situation der
Kirche, Mainz, Matthias Grünewald Verlag, 1969, p. 34.
292
Traduction de : « Das ‘unreine’ Verhältnis zur Welt gehört zur Definition der Kirche » (ibid., p. 35).
293
Cf. Johann Baptist METZ, « Kirchliche Autorität im Anspruch der Freiheitsgeschichte », p. 87-88.
208 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

hors » comme un lieu théologique majeur294. On pourrait, pour prolonger Metz, poser ainsi la
question : « N’y a-t-il pas un risque pour l’Église à se fermer au Christ qui est dehors ? »
La critique de l’ecclésiocentrisme est restée un fer de lance de Metz, si bien qu’on la re-
trouve dans ses derniers écrits lorsqu’il parle de la « fermeture ecclésiologique » (kirchkliche
Verschlüsselung)295. À l’encontre de cette tendance, le théologien allemand rappelle l’accès
universel au Dieu de la Bible. Le Dieu vrai et unique est celui qui est là pour tous.

B. Une défense de l’universalité de Dieu

Metz considère que le Dieu des chrétiens doit être pensé comme Dieu universel. En effet,
Dieu n’est pas la « chose » réservée à une Église ou même à une religion. Le Dieu dont par-
lent les Écritures est le Dieu créateur et sauveur de l’humanité entière. À partir de là, Metz
souligne la possibilité d’une connaissance naturelle de Dieu, étant donné que chaque être hu-
main est capable de découvrir sa présence dans le monde. Metz s’est laissé influencé par la
défense de la theologia naturalis et la thèse du christianisme anonyme de Karl Rahner, tout en
gardant sa distance critique à l’égard de l’idéalisme de ce dernier.

1. La connaissance naturelle de Dieu

Alors qu’il se réfère rarement au concile Vatican II comme tel, se limitant à faire appel à
certains documents précis (Gaudium et Spes, Diginitatis Humanae …), Metz rappelle avec
force la position du concile Vatican I qui affirme la possibilité de la connaissance naturelle de
Dieu, à l’encontre de tout positivisme de la Révélation296. En effet, chaque être humain peut
découvrir la présence de Dieu dans l’histoire sans nécessairement passer par une religion.
Metz affirme, à la suite de Rahner, la nécessité de garder vive cette connaissance de Dieu par
la raison humaine297. Cette nécessité doit conduire à relativiser les théologies qui ont tendance
à replier la connaissance de Dieu sur une tradition ou sur une appartenance à l’Église298. Le
Dieu révélé ne peut en aucune manière être opposé au Dieu créateur. La création fonde la
thèse d’une connaissance universelle d’un Dieu universel. Cette capacité découle d’une théo-

294
Cf. Johann Baptist METZ, Reform und Gegenreformation heute, p. 36.
295
Cf. MP, p. 112 et 187.
296
« Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre créateur et notre sauveur, ne peut être connu avec
certitude par ses œuvres grâce à la lumière naturelle de la raison humaine, qu’il soit anathème » (Heinrich
DENZINGER, Symboles et définition de la foi catholique, édité par Peter HÜNERMANN et Joseph HOFFMANN,
Paris, Cerf, 1996, n° 3026).
297
Cf. Karl RAHNER, « Zum heutigen Verhältnis von Philosophie und Theologie », dans Schriften zur Theologie,
t.10, Zürich-Einsiedeln-Köln, Benziger Verlag, 1972, p. 75-76. D’après Rahner, Vatican I a été trop dénigré
alors qu’il a apporté une contribution majeure, à savoir la possibilité d’une connaissance de Dieu à la lumière de
la raison humaine.
298
MP, p. 111-112.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 209

logie de la création qui a été sous-estimée299. En particulier Metz s’est inquiété que le thème
majeur du concile Vatican II n’était pas directement Dieu mais l’Église. Il y voit une pente
vers un « positivisme » qu’il ne peut accepter. Il serait réducteur de limiter à l’Église la capa-
cité d’aller à Dieu alors que cette compétence est partagée par l’humanité entière.
L’affirmation de Vatican I invite l’Église à se mettre en dialogue avec celles et ceux qui ne
partagent pas sa foi mais qui sont en mesure d’avoir une certaine « perception » de Dieu :
« L’Église et la théologie doivent être prêtes, en ce qui concerne leur Dieu d’en parler avec
tous, d’entendre tous, de se disputer avec tous, de ne pas pouvoir dénier à l’avance leur raison
et leur bonne volonté, ni de les regarder a priori comme fou ou mauvais »300. Il est possible de
communiquer avec toute personne au sujet de Dieu dans la mesure où le Dieu chrétien est le
Dieu de tous les hommes. Le Dieu des autres a donc quelque chose à dire aux chrétiens.
Considérer que la foi donne accès à un Dieu inaccessible aux autres revient à tomber dans une
idolâtrie qui défigure le Dieu biblique. « Les dieux sont pluriels et régionaux, mais pas Dieu,
pas le Dieu biblique. Il est seulement ‘mon’ Dieu, s’il peut aussi être ‘ton Dieu’, et il est ‘no-
tre Dieu’ s’il peut aussi être le Dieu de tous les autres hommes »301.

2. Le christianisme anonyme

Karl Rahner est célèbre notamment pour sa thèse des chrétiens anonymes302. Dans les an-
nées soixante, ce théologien a développé une théorie pour justifier le salut de ceux qui
n’avaient pas de contact avec le christianisme. C’était aussi une manière pour Rahner de lutter
contre la tendance au repli qui s’était insinuée dans l’Église catholique elle-même. La thèse
revient à dire que tout homme de bonne volonté est capable de vivre le christianisme même
sans faire partie de l’Église303. Cette approche est fondée sur deux affirmations distinctes : la
volonté universelle de salut de Dieu, d’une part, et la relation de chaque personne à l’absolu,
d’autre part. Chaque personne est orientée vers l’infini et, par conséquent, peut devenir impli-
citement croyante alors même qu’elle n’a pas conscience de s’être ouverte à la présence salu-

299
Cf. ibid., p. 111.
300
Traduction de : « Kirche und Theologie müssen bereit sein, in Sachen ihres Gottes mit allen zu sprechen, auf
alle zu hören, mit alle zu streiten, denen sie nicht von vornherein Vernunft und guten Willen absprechen können,
die also nicht von vornherein als dumm oder böse gelten sollen » (ibid., p. 113).
301
Traduction de : « Gott ist entweder ein Menschheitsthema oder überhaupt kein Thema. Götter sind
pluralisierbar und regionalisierbar, nicht aber Gott, nicht der biblische Gott. Er ist nur ‘mein’ Gott, wenn er auch
‘dein Gott’ sein kann, er ist ‘unser Gott’ wenn er auch der Gott aller anderen Menschen sein kann » (ibid.,
p. 160-161).
302
Cf. Karl RAHNER, « Die anonymen Christen », dans Schriften zur Theologie, t. 6, Zürich-Einsiedeln-Köln,
Benziger Verlag, 1968, p. 545-554.
303
Cf. Werner JEANROND, « Anonymes Christentum », dans Religion in Geschichte und Gegenwart, t. 1,
Tübingen, Mohr Siebeck, 1998, c. 510-511.
210 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

taire de Dieu. On peut donc parler de chrétiens « anonymes » ou implicites. La grâce est déjà
agissante dans la vie de toute personne, même s’il est vrai que l’individu peut ne pas
l’accueillir. La foi implicite ne devient effective que par une pratique droite de la vie. Dans ce
contexte, la prédication chrétienne permet une explicitation de ce qui est déjà dans
l’expérience. Rahner présuppose une sorte de révélation transcendantale qui attend d’être
confirmée par la révélation biblique. La théorie de Rahner a fait l’objet de critiques. D’une
part, il lui est reproché de minimiser l’importance historique de la Révélation. D’autre part, il
est possible d’y voir un impérialisme qui consiste à ramener toutes les autres expériences reli-
gieuses au christianisme (théologie inclusiviste)304.
Metz a immédiatement repris la théorie de son maître à son compte, mais dans une pers-
pective différente. Là où Rahner se situe principalement dans une perspective théorique, en
voulant prendre au sérieux la possibilité de salut pour ceux qui n’ont pas eu connaissance de
la foi chrétienne, Metz se place dans une perspective plus pratique de collaboration avec les
incroyants305. Dans Theologie der Welt, il apparaît clairement que Metz envisage la foi dans sa
dimension pratique à travers l’expérience de l’altérité, sous le signe de la fraternité : « nom-
breux sont ceux qui pratiquent aujourd’hui cette fraternité sans savoir explicitement qu’ils ont
par là même déjà commencé à croire au Dieu qui a voulu être notre frère et venir à nous dans
la gratuité d’une rencontre humaine »306. Toutefois, après la réception enthousiaste, Metz a
évolué vers une position plus critique en raison de son souci de l’histoire et d’une identité
chrétienne pratique. L’approche transcendantale de Rahner fait en sorte que la relation à Dieu
peut échapper à l’histoire, ce que Metz récuse307. Outre le souci pour l’historicité, on trouvera
chez Metz la nécessité de l’engagement. Il ne suffit pas, pour lui, de suivre sa conscience pour
être « croyant ». Le véritable croyant s’engage à suivre le Christ, à pratiquer une solidarité et
une compassion qui peuvent être subversives. La grâce est une réalité qui coûte. D’autre part,
il considère que la théorie de Rahner risque de conduire à un élitisme dans la mesure où les
chrétiens pourraient dire que – eux – sont « complets » et qu’ils ne leur manquent rien308. Cer-
tes, ce n’était pas l’intention de Rahner car celui-ci cherche au contraire à sortir de tout esprit
de supériorité. La force de la thèse rahnérienne est justement sa « fonction de critique de

304
Cf. Claude GEFFRÉ, « La théologie des religions ou le salut d’une humanité plurielle », dans Raisons
politiques, 4 (2001), p. 108-109.
305
Cf. Benoît-Marie ROQUE, Le monde comme problème de théologie fondamentale chez Jean Baptiste Metz,
p. 258 et ss.
306
TM, p. 89-90. Nous soulignons.
307
Cf. Benoît-Marie ROQUE, Le monde comme problème de théologie fondamentale chez Jean Baptiste Metz,
p. 270.
308
Cf. FHS, p. 183-184.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 211

l’idéologie » (ideologiekritische Funktion) à l’encontre de toute pensée ecclésiale exclusi-


viste309.
Metz a ajouté une critique supplémentaire à la théorie rahnérienne, à mesure que sa ré-
flexion sur le judaïsme se développait. En effet, il est hors de question pour lui de dire que les
juifs sont des « chrétiens anonymes »310. L’altérité des traditions religieuses doit être respec-
tée. Cela rejoint l’argument de Claude Geffré selon lequel, dans la théorie des chrétiens ano-
nymes, « ce qui n’est pas pris au sérieux, c’est l’altérité des autres traditions religieuses dans
leur différence irréductible »311.

Chapitre 4. La rencontre entre deux ecclésiologies

L’Église est envoyée dans le monde pour témoigner du Royaume inauguré par le Christ.
Cette présence au monde est appréciée différemment par Metz et Hauerwas. Bien qu’ils sou-
haitent tous les deux apporter le meilleur de la tradition chrétienne à la société, ils ne propo-
sent pas de « stratégie » de façon uniforme. En effet, le service du monde dépend de la façon
dont chaque théologien interprète l’histoire ainsi que de l’interaction entre foi et culture.
L’accentuation ecclésiocentrique de Hauerwas conduit à un certain désinvestissement à
l’égard de la cité alors que Metz met la vie de la cité au cœur de sa préoccupation, ce qui le
conduit à une ecclésiologie décentrée. Nous allons exposer l’articulation faite par les auteurs
entre la société et l’Église (I). Ensuite, nous mettrons en évidence la façon dont chacun com-
prend le salut dans l’histoire (II). Enfin, nous prendrons en compte la manière de vivre en
démocratie que chacun propose et nous soulignerons les dangers d’une pensée de la « contre-
culture » (III). Dans cette dernière section, nous déploierons également une éthique qui res-
pecte l’identité chrétienne tout en valorisant la recherche d’universalité.

I. Le monde, la société, l’Église

A. Le monde

Le christianisme est une religion de l’incarnation. Dieu lui-même se « compromet » avec le


monde pour conduire sa création vers un accomplissement, qui se dit par les concepts de
« salut » et de « Royaume de Dieu ». Par conséquent, les disciples de Jésus ne doivent pas se

309
Werner JEANROND, « Anonymes Christentum », c. 511.
310
Cf. MP, p. 115-116.
311
Claude GEFFRÉ, « La théologie des religions ou le salut d’une humanité plurielle », p. 109.
212 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

couper du monde pour se réfugier dans ce qui serait un ghetto. Même si le monde est dange-
reux, il y a chez Metz un devoir biblique de s’y risquer pour reconnaître la souffrance d’autrui
et s’engager pour lui. Metz n’idéalise pas le monde, il est au contraire très inquiet de
l’amnésie et de l’indifférence (apathie) qui accompagne la société de consommation. On voit
chez ce théologien que le premier souci est d’entendre ceux qui souffrent, de garder la mé-
moire des victimes d’autrefois et de penser à ceux qui pourraient souffrir demain. Évidem-
ment, sans verser dans le catastrophisme, le théologien allemand met en avant la douleur du
monde. La « seconde théologie » de Metz, laquelle reprend le projet de théologie politique
sous un angle plus apocalyptique, vise à mettre au cœur de la conscience ecclésiale la mé-
moire et la compassion. On pourrait dire que le support de la pensée metzienne est une espé-
rance pour tous qui doit mener à une conversion pratique des disciples de Jésus. Il est vrai que
Metz parle souvent avec une sensibilité apocalyptique, surtout quand il cherche à mettre le
doigt sur ceux qu’on risque de laisser de côté dans une dynamique de progrès. Il voit bien que
notre société affectionne le bonheur, le développement personnel, et il craint que cela ne
conduise à oublier le combat pour la justice qui est au cœur de la foi biblique.
Hauerwas se défend de prôner un retrait du monde tout en portant sur ce dernier un regard
pessimiste. Partageant la sensibilité apocalyptique de Metz, il pointe les divisions et les com-
promissions qui secouent le monde312. L’homme vit dans le mensonge lorsqu’il croit que la
liberté sert à tout maîtriser et qu’il use des moyens violents pour résoudre les conflits.
Hauerwas accepte l’idée que le monde n’est pas mauvais en soi. Toutefois, il reste réticent à
reconnaître une « autonomie des réalités terrestres ». En tant que telle, la création n’a pas la
vertu de se diriger vers un objectif compatible avec les valeurs évangéliques (paix, justice,
pardon…). Cette orientation éthique n’est possible que si une communauté particulière intro-
duit dans le monde le Royaume inauguré par Jésus. Cette communauté n’est pas autre chose
que l’Église des disciples. En vivant radicalement la pratique de la foi, les chrétiens offrent au
monde la possibilité du salut, donc de celle de se convertir. Cette vie a donc un but mission-
naire : montrer que l’on peut être pleinement sanctifié en devenant disciple. En vivant de fa-
çon différente, en se distinguant des mœurs communes, les chrétiens expriment la venue d’un
autre monde.

B. La société

La société est un terme qui recouvre un ensemble de relations entre différents groupes de
personnes, différentes communautés, qui sont amenés à vivre ensemble dans un lieu donné.

312
Nous développons la référence à l’apocalyptique dans la partie IV.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 213

La communauté composée de celles et ceux qui suivent Jésus fait partie de cet ensemble plus
vaste avec lequel elle est en interaction permanente. Cela signifie que la communauté chré-
tienne doit se situer par rapport à cette réalité plus large. L’altérité est ici représentée par une
diversité de personnes, de mouvements et d’autorités. Tant Metz que Hauerwas considèrent
que le croyant se situe naturellement dans une société du fait que la nature du moi est rela-
tionnelle. Nul ne vit par lui seul ni pour lui seul. Néanmoins, quand se pose la question de
l’engagement du chrétien, Hauerwas tend à réduire la socialité à la vie ecclésiale, tandis que
Metz voit prioritairement la socialité large en partant du point de vue des victimes. La diffi-
culté commune aux deux auteurs est de considérer la société comme un tout assez homogène.
Or, la réalité empirique montre que la société est non seulement très plurielle mais également
pleine de ressources éthiques en dehors de l’Église. En général, la présence chrétienne dans la
société est jugée nécessaire et indispensable pour l’humanisation du monde. Cette idée n’est
pas fausse mais devrait être nuancée. En effet, il nous semble que Dieu ne s’appuie pas que
sur le peuple chrétien pour faire émerger son Royaume. Les personnes de bonne volonté sont
aussi en mesure de co-opérer à l’action de Dieu. La question de la société est donc celle de la
relation de ces personnes avec le plan divin de salut. Hauerwas a souvent dénoncé
l’accommodement facile à une société au motif que celle-ci poursuivrait les valeurs du
Royaume (liberté, justice, solidarité...). Préférant la discontinuité à la continuité entre l’Église
et le monde, Hauerwas mise sur l’Église comme lieu social salutaire. S’il existe dans la so-
ciété des signes du salut, cela n’est qu’ « accidentel ». Dans la perspective catholique de Metz,
on peut voir combien la société est un lieu où le salut opère de façon essentielle, sous réserve
d’une exigence de conversion du cœur.

C. L’universalité de l’Église

Metz parle de l’Église comme d’un peuple concret qui est présent dans une culture donnée,
qui se réunit à la table eucharistique, qui a besoin d’une institution dotée d’autocritique, qui
exerce un « ministère » de critique sociale et de compassion. Hauerwas est également très
sensible à l’existence d’une communauté concrète, en position de minorité, éduquée par la
liturgie (eucharistie) et missionnaire par le témoignage de vie. Nous ne trouvons chez aucun
de ces deux auteurs une ecclésiologie systématique. Les deux auteurs partent plutôt de la
« base » concrète qui constitue l’Église sans jamais élaborer une ecclésiologie très structurée
(mode de gouvernement, rôle du magistère…).
L’Église, bien que située en des lieux concrets, demeure une réalité transversale, univer-
selle. En effet, les communautés sont dispersées culturellement et géographi-quement et
214 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’Église ne se réduit pas à une seule de ces communautés. Comme catholique, Metz a une
vision très universelle de l’Église, ce qui explique son insistance sur le caractère polycentri-
que de celle-ci. Il entend par là une Église mondiale qui existe à partir de différents lieux où la
foi est vécue. Si Hauerwas reconnaît le caractère pluriel des communautés ecclésiales, il a
néanmoins plus de difficulté à considérer l’universalité de l’Église. Metz laisse davantage la
possibilité d’avoir des Églises différentes qui s’adaptent en fonction d’un contexte et d’une
histoire. Par ailleurs, si le théologien allemand défend une ecclésiologie de la suite de Jésus, il
n’est pas impossible que des personnes de bonne volonté en fassent partie… Ainsi donc, par
exemple, la parabole du Bon Samaritain (Luc 10, 25-37) raconte combien le vrai disciple peut
être un étranger à la tradition, au culte, qui accepte de se laisser saisir par la souffrance
d’autrui. L’acte de se mettre au service du plus faible constitue une suivance de Jésus bien que
cela ne soit pas reconnu comme tel par l’acteur ou par les spectateurs.

II. La théologie de l’histoire du salut

Dans la pensée des auteurs étudiés, on peut observer des interprétations différentes de
l’histoire du salut. En effet, on s’interroge pour savoir si le salut est dépendant de l’action de
l’Église (salut dans la communauté) ou s’il est ancré dans l’histoire des êtres humains (salut
dans l’histoire). En même temps, il faut s’interroger sur la dimension mondaine du salut : est-
ce une expérience humaine ? Faut-il connaître la Révélation ?

A. Le salut dans la communauté

L’option théologique de Hauerwas va dans le sens du salut comme expérience au sein


d’une communauté. Il vise éviedemment une communauté de type religieux. C’est en partici-
pant à la vie ecclésiale, au culte et à la fraternité, que le chrétien devient disciple et, par voie
de conséquence, citoyen du Royaume de Dieu. En identifiant l’Église à la polis grecque, il
accentue la dimension « corporative » du salut. La pensée de l’Église comme corps politique
n’est pas sans induire une vision communautariste du salut chrétien. Dans cette perspective,
l’universalité du salut est une potentialité limitée par des frontières d’ordre cultuel et institu-
tionnel. Cette théologie donne à l’Église un rôle prédominant, ce qui conduit Hauerwas à un
ecclésiocentrisme qui peut devenir exclusiviste.

B. Le salut dans l’histoire du monde

L’option théologique de Metz s’inscrit dans une pensée qui situe le salut dans l’histoire en
tant que telle, sans réduction à l’histoire ecclésiale. Dieu n’agit pas exclusivement à travers un
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 215

corps visible qui serait l’Église, sans quoi ce serait rendre l’amour gratuit de Dieu prisonnier
du bon vouloir de l’Église. Tout être humain, chrétien ou non, est appelé à coopérer à l’œuvre
de Dieu dans le monde. Toutefois, Metz se refuse à confondre purement et simplement
l’histoire profane avec l’histoire du salut. En effet, ces deux histoires se rejoignent dans le
combat pour la justice. Par ailleurs, ayant pris ses distances par rapport à la thèse du christia-
nisme anonyme de Rahner, Metz ne considère pas que toute personne est naturellement sur le
chemin du Royaume. L’exigence de la conversion du cœur demeure ici nécessaire. La propo-
sition théologique metzienne ne place donc pas l’Église comme un passage obligé vers le sa-
lut. Elle relativise même les médiations institutionnelles. Cependant, la communauté ecclé-
siale demeure une institution au service de tous en tant qu’elle exerce une critique sociale à
partir d’une mémoire dangereuse qui lui vient du Christ. La fonction « anamnétique » de
l’Église vient mettre en lumière la possibilité pour les hommes de se rejoindre dans un Dieu
communément partagé.
Chaque personne peut faire des expériences de libération, de justice ou de réconciliation.
Cela n’est pas réservé à une catégorie spécifique. Toutefois, ces expériences sont-elles de
l’ordre du salut ? Hauerwas pense que seule une fidélité pratique au récit biblique conduit à la
communion avec Dieu, tandis que Metz envisage l’expérience de solidarité et de compassion
comme un lieu du salut. Cet auteur défend l’idée d’une « rationalité anamnétique » pour
conduire ce salut à son accomplissement. Autrement dit, le salut se reconnaît par le souvenir
et la praxis éthique. Or, il est important de souligner que la Bible contient des récits
d’expérience de salut. Ces récits permettent d’identifier des expériences salutaires (par analo-
gie).

III. La vie communautaire dans la société démocratique

A. Communauté et espace politique

Le lien entre le sujet et la communauté est une question politique très importante. Dans une
démocratie où la citoyenneté suppose que chaque personne s’engage dans la délibération pu-
blique, les communautés peuvent jouer un rôle facilitateur mais elles peuvent aussi détourner
des personnes de leur responsabilité politique. Un espace politique sera d’autant plus fort
qu’une série de corps intermédiaires joueront un rôle de relais en soutenant un engagement
citoyen. Mais l’appartenance à une communauté peut aussi être vécue comme un déni de
l’engagement démocratique. L’utilisation du terme « communauté » doit par conséquent faire
l’objet d’une certaine vigilance. Des auteurs communautariens tels que Hauerwas et
216 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

MacIntyre valorisent la communauté en la posant comme alternative par rapport à la société


plus large : ne peuvent appartenir à la communauté que ceux qui partagent une même tradition
narrative. La communauté ne joue aucunement ici un rôle fédérateur de la pluralité des tradi-
tions que les individus représentent. Dans la perspective ecclésiocentrée de Hauerwas, on voit
difficilement comment la communauté pourrait être une école de démocratie. Cet auteur ne
semble pas envisager l’Église comme une communauté en interaction constructive avec
d’autres communautés. Or, il nous semble que le concept de communauté est plus flexible.
Une communauté peut se fonder sur la participation à une action commune. Le plus souvent,
une personne peut se rattacher à une communauté narrative tout en s’engageant dans une autre
sur le plan de la praxis. Autrement dit, un chrétien peut être rattaché à la communauté narra-
tive (l’Église) tout en participant à une communauté plus large (État démocratique). La com-
munication entre les personnes dépend-t-elle plus du partage d’un récit commun (le christia-
nisme, en l’occurrence) ou de la convergence dans la pratique politique ? Des pratiques parta-
gées (solidarité, compassion, créativité…) peuvent donner lieu à un rapprochement entre des
personnes de traditions différentes. Les hommes peuvent donc se rejoindre dans une commu-
nauté de pratiques sans pour autant adhérer à un même récit.
La faiblesse de la théologie de Hauerwas tient au fait de sa méconnaissance de la com-
plexité des communautés et des appartenances multiples de très nombreuses personnes. En
effet, sa perspective place le sujet dans une communauté de façon assez exclusive313. Or, cette
façon de penser l’identité d’un sujet en s’appuyant sur une seule communauté tend à creuser
un fossé entre ceux qui sont « à l’intérieur » et ceux qui sont « à l’extérieur ». L’identité du
sujet se constitue cependant en lien avec plusieurs communautés différentes, si bien qu’une
exclusion d’une communauté risque de porter atteinte à l’équilibre de la personne.
S’identifiant à plusieurs communautés, la personne recherche une cohérence par la capacité
d’ajuster sa place et d’intégrer les exigences éthiques de chaque communauté.
Avant de privilégier une communauté de référence, le sujet se trouve déjà influencé par
une pluralité de « communautés politiques » qui portent une certaine vision du vivre ensem-
ble (les Églises, les familles, les nations, les partis politiques, les syndicats…). Étant donné ce
pluralisme qui nous précède, il faut nécessairement trouver les moyens de la communication
et de la coopération. La thèse d’Hauerwas revient à dire que seuls les individus qui partagent
le même récit fondateur peuvent se comprendre pour agir ensemble. Cette approche exclut par
conséquent les personnes qui ne partagent pas le même récit normatif. Ce présupposé risque

313
Bigi STEPHEN, Christian Ethics between withdrawal and assimilation. A critical Appraisal of the Ecclesio-
Centric Ethics of Stanley Hauerwas (thèse de doctorat inédite), Leuven, Katholieke Universiteit Leuven, 2007
(promoteur: Johan De Tavernier), p. 280-281.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 217

bien d’être confirmé par les faits lorsqu’on reste dans une optique exclusiviste. Plus les gens
méconnaissent leur implication dans une multiplicité de groupes, en affirmant leur apparte-
nance communautaire unique, moins ils sont ouverts aux autres (qui ne partagent pas leur
cadre de référence). Ils n’ont plus à apprendre des autres étant donné qu’ils ont trouvé une
communauté qui répond à leurs questions. Comme on peut le constater, les appels romanti-
ques à la communauté sont dangereux314.
Nous pensons que Hauerwas tombe sous le coup de la critique faite par Metz à l’égard de
la mentalité de secte. On trouve chez Hauerwas cette tendance au verrouillage ecclésiologique
qui ne rend justice ni à l’universalité de Dieu ni à la capacité humaine de connaître Dieu. La
thèse de Hauerwas revient en effet à dire « ubi ecclesia ibi Christus », alors que Metz consi-
dère l’histoire de la Passion du Christ comme une histoire universelle. La parabole du Bon
Samaritain (Lc 10, 25-37), tout comme la parabole du jugement dernier (Mt 25, 31-46), té-
moignent de ce que le Christ se rencontre aussi bien hors de l’Église visible que dans le culte
(eucharistie). Le décentrement ecclésial de Metz, qui est au cœur de sa théologie politique,
dépasse le risque de manichéisme (la bonne communauté chrétienne contre un monde mau-
vais) qui ressort – au moins au plan rhétorique – du discours hauerwassien.
La théologie communautaire de Hauerwas attire l’attention sur l’importance d’avoir des
communautés vivantes pour donner consistance à un espace politique démocratique. Toute-
fois, le caractère trop monolithique de la pensée hauerwassienne tend aussi à favoriser un tri-
balisme ruineux pour la démocratie. Une théologie qui tiendrait compte de la complexité des
liens d’identification, des pratiques sociales et politiques, doit dépasser le cadre étroit de la
pensée communautariste. Il s’agit de penser les communautés en interaction dans un espace
plus large porté par une recherche de bien commun, et, théologiquement, par une théologie
universaliste du Royaume de Dieu315.
Les individus, bien qu’ayant des récits différents, peuvent se retrouver dans une commu-
nauté d’action lorsqu’ils poursuivent des buts semblables. Par exemple, l’histoire récente a
connu des rapprochements entre chrétiens et marxistes dans un projet de justice sociale (éga-
litaire) alors que les eschatologies chrétienne et marxiste ne sont pas du tout compatibles. La
collaboration entre des personnes de convictions différentes n’est pas rendue impossible par

314
Cf. Thomas A. LEWIS, « On the Limits of Narrative: Communities in Pluralistic Society », dans Journal of
Religion, 86 (2006), p. 75-80.
315
Cf. Jef VAN GERWEN, « Au-delà de la critique communautarienne du libéralisme ? D’Alasdair MacIntyre à
Stanley Hauerwas », dans Revue Philosophique de Louvain, 89 (1991), p. 142. Johann DE TAVERNIER et Bigi
STEPHEN, « Soi, communauté et société civile ; une évaluation théologique et éthique dans le contexte de
l’éthique postmoderne », dans Denis MÜLLER et alii (éd.), Sujet moral et communauté (Études d'éthique
chrétienne, Nouvelle Série, 4), Fribourg, Academic Press Fribourg, 2007, p. 10-29.
218 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’hétérogénéité des traditions. Ce rapprochement n’a pas été uniquement d’ordre pragmatique
mais il a également donné lieu à un dialogue constructif. Cet exemple montre bien que la
perspective traditionaliste de Hauerwas est trop limitée. Ainsi que Stout l’a expliqué, les
chrétiens et ceux qui ne partagent pas la foi en Christ se retrouvent dans une tradition démo-
cratique commune qui se vérifie dans des pratiques citoyennes. Bien que Stout soit jugé idéa-
liste quant à son évaluation de la société américaine, il n’empêche que son principe d’une
convergence démocratique des personnes aux convictions différentes est un acquis détermi-
nant. La limite de Stout réside dans son insuffisante prise en compte de l’idée de commu-
nauté. Or, les niveaux intermédiaires entre l’individu démocratique et l’État sont importants
pour la vie politique. Les « corps intermédiaires » constituent des médiations et des lieux de
résistance tant à l’encontre de l’autoritarisme du pouvoir étatique que du repli individualiste
des citoyens.

B. L’idée de contre-culture

Le principe de contestation de l’ordre social et politique fait partie de la tradition prophéti-


que. L’option contre-culturelle se retrouve tant chez Metz que chez Hauerwas, de façon diffé-
rente. Peut-on penser le christianisme comme opposé à la culture ? Le christianisme vient de
la rencontre de la Révélation avec des cultures humaines (juive, grecque, romaine). On ne
peut donc pas se contenter d’un discours anti-culturel. Cependant, toutes les « cultures » ne
sont pas compatibles avec la foi en Christ. Le christianisme n’est pas une alternative sociopo-
litique qui exclut toute coopération avec une culture politique donnée dans une société. Toute-
fois, ceci n’implique pas une correspondance immédiate entre foi et culture. « Ainsi, même si
ni le christianisme ni l’islam n’ont la prétention de constituer une alternative sociale et politi-
que pour rendre la terre plus habitable et la communauté des hommes plus conviviale, ces
deux grandes traditions religieuses peuvent exercer un rôle de contre-culture à l’égard d’une
culture dominante à l’échelle planétaire qui risque d’abîmer l’homme »316. En effet, l’identité
chrétienne s’oppose à toute culture qui justifie les injustices et les pratiques inhumaines. Le
néolibéralisme dominant, par exemple, qui privilégie certains nantis et crée un fossé grandis-
sant entre riches et pauvres constitue une culture à laquelle le christianisme s’oppose. Metz
dénonce à son niveau une certaine occidentalisation (européanisation) du monde au mépris
des identités culturelles particulières317. Quant à Hauerwas, il s’oppose radicalement au libéra-

316
Claude GEFFRÉ, « La modernité, un défi pour le christianisme et l’islam », dans Théologiques, 9/2 (2001),
p. 153-154.
317
Cf. Johann Baptist METZ, « Esprit de l’Europe, esprit du christianisme », dans Jean-Pierre JOSSUA et Nicolas-
Jean SED (éd.), Interpréter. Hommage amical à Claude Geffré, Paris, Cerf, 1992, p. 277-287. Metz dénonce le
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 219

lisme politique qui empêche les croyants de faire valoir leurs récits et leurs pratiques dans
l’espace public.
La contre-culture peut signifier un prophétisme au nom de la foi chrétienne sans l’être né-
cessairement. Tout en rappelant que les chrétiens sont dans le monde, l’Évangile de Jean in-
siste pour dire qu’ils ne sont pas du monde318. Les chrétiens ont dû apprendre à vivre une dou-
ble loyauté : la loyauté envers Dieu et la loyauté envers les institutions humaines (politiques
mais aussi religieuses). Ces loyautés peuvent entrer en conflit lorsque l’état d’une société po-
litique diverge fondamentalement du projet évangélique. L’opposition d’une communauté
chrétienne à des institutions politiques peut être prophétique. Mais l’est-elle toujours ? Et de
quelle manière une communauté peut-elle devenir prophétique sans pour autant se refermer
sur ses propres croyances ?
Le terme « prophétique » indique une vigilance exercée par une ou des personnes allant
contre les modèles (et les pratiques) sociaux et politiques dominants. Le prophète refuse de
suivre les normes du moment car il se réfère à une autre autorité qui le précède. Le prophète
est généralement un visionnaire, ce qui ne signifie pas un voyant (au sens d’une prédiction
exacte d’événements futurs). Le prophète dénonce les pratiques non conformes au plan de
Dieu. Si nous sommes habitués à voir le prophète comme un personnage isolé (Élie, Amos,
etc.), il n’est pas impensable d’avoir des « communautés prophétiques ». D’ailleurs un pro-
phète vit rarement seul, même s’il est le seul à prendre la parole et à poser des gestes signifi-
catifs. On peut dire d’une communauté qu’elle est prophétique dans la mesure où elle
s’engage contre les modèles sociaux contraires au projet de Dieu. Une telle communauté peut
offrir des alternatives aux visions et aux pratiques dominantes d’une époque. L’histoire a déjà
connu des communautés qui dénonçaient l’injustice envers les hommes. Sous le régime nazi,
l’« Église confessante » (Bekennende Kirche) (dont les deux grandes figures sont Barth et
Bonhoeffer) a contesté la politique anti-juive du national-socialisme (Déclaration de Barmen,
31 mai 1934). En Afrique du Sud, des communautés chrétiennes ont pris la défense des per-
sonnes de race noire durant l’Apartheid et contribué à la démocratisation du pays. Ces actions
collectives ont été réalisées au nom d’une fidélité à l’Évangile de Jésus et en rupture avec une
politique dominante. En Algérie, les moines de l'abbaye de Tibhirine, assassinés en 1996,
avaient pris le risque de rester solidaires de la population, refusant donc de quitter le pays où
ils étaient menacés. Si on ne peut pas toujours dire que toute l’Église est nécessairement pro-

« bulldozer » de la rationalité technique occidentale qui colonise le monde entier. Au lieu de cette rationalité sans
mémoire, ajoute le théologien, l’esprit européen ferait bien de diffuser son beau côté, c’est-à-dire son idéal de
liberté solidaire (ibid., p. 277-278).
318
Cf. Jn 17, 14-16.
220 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

phétique (il y a eu des compromissions dans l’histoire), on peut toutefois reconnaître qu’existe
un témoignage prophétique de communautés liées à l’Église de Jésus. Chacun des exemples
cités montre une action prophétique d’un ensemble de personnes aux prises avec une pratique
déshumanisante, dans un climat de tension et d’urgence. Dans des pays démocratiques, éco-
nomiquement développés, le sens de cette urgence est moins présent. Dès lors, peut-il y avoir
des « communautés prophétiques » dans un État de droit, dans une démocratie ? C’est ici
qu’apparaît une divergence entre les théologies qui encouragent les communautés à dévelop-
per une praxis de participation démocratique, en vue de renforcer des institutions toujours
fragiles et perfectibles, et des théologies qui prônent une praxis ecclésiale « contre-culturelle »
(qui refuse de soutenir l’éthos démocratique). Ce courant est représenté par Hauerwas et
d’autres théologiens influents tels que John Milbank (théologien britannique anglican, père de
la Radical Orthodoxy) ou encore William Cavanaugh (théologien catholique américain, pro-
che des deux premiers)319. Ces théologiens sont demandeurs d’une ecclésiologie forte qui,
dans la ligne de la théologie augustinienne, privilégie la communauté ecclésiale comme lieu
du salut, de solidarité et de résolution des conflits. Ils pensent, chacun à leur manière, l’Église
comme un corps politique situé en opposition à la société politique et à l’État. Leur projet est
de présenter l’Église comme une société alternative, ou pour reprendre un terme d’Aristote,
comme une nouvelle polis. Ceci n’est pas sans rappeler l’idée défendue par certains théolo-
giens allemands qui conçoivent l’Église comme une société de contraste (Kontrast-
gesellschaft), ni non plus la vieille idée de la « société parfaite » (societas perfectas)320. Pour
désigner ce courant théologique, nous employons le terme « communautarisme radical »321.
Le débat anglo-saxon qui oppose le libéralisme et le communautarisme montre que les com-

319
Cf. John MILBANK, Theology and Social Theory. Beyond Secular Reason, Oxford, Blackwell, 1990. John
MILBANK, Catherine PICKSTOCK, Graham WARD (éd.), Radical Orthodoxy: a new Theology, Nashville,
Abingdon, 1999. William CAVANAUGH, Torture et eucharistie. La théologie politique et le Corps du Christ,
traduit de l'anglais par Cécile et Jacqueline Rastoin, Genève, Ad Solem, 2009 [original anglais: Torture and
Eucharist. Theology, Politics and the Body of Christ, Blackwell, Oxford, 1998]. William CAVANAUGH,
Eucharistie et mondialisation. La liturgie comme acte politique, Genève, Ad Solem, 2001[original anglais :
Theopolitical Imagination. Discovering the Liturgy as a Political Act in an Age of Global Consumerism, T. & T.
Clark, London, 2002].
320
L’ecclésiologie du contraste n’est d’ailleurs qu’une version renouvelée de la thèse déjà ancienne de la société
parfaite. Voir Christian BAUER, « « Messianisches Volk » (LG 9). M. Dominique Chenus ekklesiologischer
Beitrag zum Zweiten Vatikanum », dans Thomas FRANZ et Hanjo SAUER, Glaube in der Welt von heute.
Theologie und Kirche nach dem Zweiten Vatikanischen Konzil, Band I: Profilierungen, Würzburg, Echter, 2006,
p. 54 (note 146). Le cardinal Robert Bellarmin (1542-1621) réagit contre la réforme de Luther en soulignant que
l’Église est nécessairement visible et dispose d’institutions nécessaires et suffisantes. Cela n’inclut pas à
l’origine l’idée d’une perfection morale des membres. Ce n’était pas l’idée de Bellarmin qui défendait quant à lui
une auosuffisance ecclésiale et une justification des institutions, contre le protestantisme qui relativisait
complètement cet aspect.
321
Ce type de communautarisme ne doit pas être confondu avec le courant philosophique des communautariens
nord-américains (principalement : Michael Walzer, Michael Sandel, Charles Taylor, Alasdair MacIntyre). Ceux-
ci demeurent ouverts à une recherche d’universalité éthique, à la différence du « communautarisme radical » qui
reste dans la particularité de la tradition chrétienne.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 221

munautariens sont très divers322. Il y a des penseurs communautariens qui sont en fait très
proches du libéralisme. Il faut donc bien préciser que la théologie que nous visons ici est un
communautarisme hostile au libéralisme, donc « radical » dans le sens de rigide.

C. L’Église : une société de contraste ?

L’approche de Hauerwas a le mérite d’attirer l’attention sur le lien communautaire qui unit
les chrétiens et la solidarité qui se joue à partir de l’enracinement ecclésial. Un autre mérite
est d’insister sur l’engagement, la conversion, le changement pratique que suppose la foi en
Dieu. Son approche est clairement particulariste en ce sens qu’il ne cherche pas à élaborer une
éthique universelle. La pertinence de la foi n’est pas à démontrer sur un plan rationnel mais
bien d’une façon pragmatique, par un ensemble de pratiques. La vérité chrétienne est une vé-
rité agissante dans une communauté de disciples qui changent leur vie pour répondre au projet
de Dieu. Par une vie authentique, une communauté de baptisés montre au monde combien le
salut est présent pour celui qui rejoint la vie de l’Église. Toutefois, cette confiance en l’Église
peut aussi être dangereuse s’il n’y a pas d’autocritique et d’ouverture confiante sur le monde
créé. À force de vouloir fonder la vie de l’Église sur elle-même, ce type de théologie oublie la
raison et l’intersubjectivité qui dépasse le cadre ecclésial. Cette vision idéalisée du christia-
nisme, fascinante à certains moments, peut se révéler être une « utopie dangereuse ».
On peut rapprocher la conception de Hauerwas de celle des frères Lohfink, jésuites et exé-
gètes allemands, qui dans les années quatre-vingt ont développé une ecclésiologie du
contraste323. Ils parlaient de l’Église comme d’une « société de contraste » (Kontrast-
geselleschaft) pour dire combien le récit biblique encourageait une vie communautaire diffé-
rente de ce que le monde propose. La thèse défendue est que le meilleur service à rendre à la
société est de former une communauté qui incarne le Sermon sur la montagne et son exigence
de non-violence324. Autrement dit, le but des chrétiens est de former ensemble une société
différente qui marque l’irruption de la nouveauté évangélique dans le monde. Cette commu-
nauté doit, dans un esprit missionnaire, être visible au sein de la société. Cette communauté ne
doit pas s’identifier à une organisation sociale particulière, car le peuple de Dieu est un peuple

322
Nous abordons ce débat plus loin (Partie IV, Ch.1, B. 6.)
323
Cf. Gerhard LOHFINK, Wie hat Jesus Gemeinde gewollt ?, Zur gesellschaftlichen Dimension des christlichen
Glaubens, Herder, Freiburg, 1985. Gerhard LOHFINK, Wem gilt die Bergpredigt? Beiträge zu einer christlichen
Ethik, Herder, Freiburg, 1988. Norbert LOHFINK, Die Messianische Alternative, Herder, Freiburg, 1981. Norbert
LOHFINK Kirchenträume. Reden gegen den Trend, Herder, Freiburg, 1984.
324
« Der beste Dienst, den Christen der Welt leisten können, ist deshalb der Aufbau lebendiger Gemeinden, in
denen die Bergpredigt gelebt und die Aufforderung Jesu zum Gewaltverzicht wörtlich genommen wird »
(Gerhard LOHFINK, Wie hat Jesus Gemeinde gewollt ?, Zur gesellschaftlichen Dimension des christlichen
Glaubens, p. 62).
222 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

de passage, un peuple de l’Exode. Dans cette perspective, l’Église ne peut servir le monde
qu’en se présentant comme une alternative, avec ses marques propres. Toutefois, cette ecclé-
siologie du contraste, ou de l’alternative, s’expose à manquer d’ouverture sur la création toute
entière. Nous voulons soulever ici trois dangers qui méritent une attention particulière.

1. Danger du dualisme entre foi et monde

À force d’insister sur la discontinuité entre la foi et le monde, on finit par opérer un dua-
lisme. Il nous semble que cette théologie méconnaît la convergence entre l’histoire du salut et
l’histoire du monde. Ces deux histoires ne sont pas confondues mais elles ne peuvent pas être
juxtaposées ou disjointes. Le Dieu qui inaugure le Royaume à partir du Christ est le même
Dieu qui est créateur du monde. L’absence d’une réelle théologie de la création, qui reconnaît
la présence de Dieu dans le cosmos malgré le péché, conduit à perdre de vue l’« autonomie
des réalités terrestres »325. On pense parfois que le Concile Vatican II a été trop optimiste. Il
n’en reste pas moins que l’incarnation vient confirmer la création tout en donnant une force
pour combattre les menaces qui frappent notre monde. La responsabilité chrétienne n’est-elle
pas une responsabilité à l’égard du monde ? Les réalités terrestres sont multiples, comme les
communautés auxquelles nous appartenons. Le monde n’est pas une entité qu’il est possible
d’isoler en lui donnant des caractéristiques précises. Nous sommes déjà du monde avant de
penser. La foi n’est donc jamais pensable sans le monde, ni vivable sans l’humanité. Le
monde est pluriel, complexe, mais jamais étranger à la foi chrétienne. Dans l’organisation
politique du monde, le régime démocratique sollicite une participation des citoyens à
l’établissement de la justice et de la paix. On peut évidemment se méfier d’un régime qui ne
donne pas une vision commune du bien du fait du pluralisme des conceptions éthiques. La
pluralité n’est pas sans doute pas facile à gérer. Nous ne devons cependant pas oublier que la
pluralité est interne au christianisme et à Dieu lui-même. Le fait de ne pas prendre le monde
au sérieux témoigne d’une vision réductrice de la Révélation, dans la mesure où la foi en un
Dieu créateur doit conduire à reconnaître sa présence active dans la réalité mondaine326.

325
Constitution pastorale Gaudium et Spes, n° 36.
326
Cf. Ursula NOTHELLE-WILDFEUER, « Kirche im Kontrast oder Kirche in der Welt. Zur Grundlegung und
Eigenart christlicher Weltverantwortung », dans Münchener Theologische Zeitschrift, 43 (1992), p. 354-356.
Voir aussi : Wolfhart PANNENBERG, Christentum in einer säkularisierten Welt, Herder, Freiburg, 1988: « Wenn
Gott nicht in Wahrheit als Schöpfer dieser Welt zu verstehen wäre, dann wäre damit die Wahrheit des Glaubens
an den einen Gott überhaupt bedroht. Wenn Gott aber Schöpfer der Welt ist, dann ist zu erwarten, dass kein
Phänomen der endlichen Wirklichkeit dieser Welt mit Einschluss des Menschen angemessen begriffen ist,
solange dabei von seiner Beziehung zu Gott abgesehen wird » (67), cité par U. NOTHELLE-WILDFEUER, ibid.,
p. 354 (note 51).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 223

2. Danger du repli exclusiviste

Le modèle de la communauté alternative met l’hospitalité et la non-violence au cœur de la


pratique chrétienne. La vie communautaire vertueuse, basée sur les pratiques liturgiques, peut
être féconde. Mais la réalité ainsi que l’Évangile nous rappellent que l’Église n’est pas sépa-
rée du monde, si bien que l’agir des chrétiens peut aussi être très peu édifiant. C’est la raison
pour laquelle il faut garder un dialogue avec les autres courants de pensée qui traversent la
société. En fait, si une communauté vertueuse peut résister à un État oppressant, il ne faut pas
oublier qu’un État de droit peut aussi protéger la personne contre l’arbitraire des communau-
tés327. Le libéralisme a favorisé la multiplication des conceptions morales, rendant difficile la
reconnaissance de normes communes. Cependant, il donne aussi de meilleures chances pour
respecter la dignité de la personne. Le libéralisme n’a pas eu que des effets d’éclatement, il
donne aussi de meilleures chances pour vivre ensemble. En devenant chrétien, personne ne
quitte la culture commune pour entrer dans une autre, tout au plus émerge une autre manière
d’habiter cette culture328. En opposant trop souvent la communauté des chrétiens (vue comme
« corps politique ») à l’État ou à l’éthos démocratique, on finit par oublier que les disciples de
Jésus sont parfois hors de la communauté, et inversement, que les trahisons peuvent se pro-
duire à l’intérieur de l’Église. Il faut se défaire du préjugé que ceux qui sont « à l’intérieur »
sont plus proches du Royaume de Dieu que ceux qui sont « à l’extérieur ». En fait, nous ne
savons pas trop où passe la frontière entre les vrais disciples et les autres. En pensant la com-
munauté des chrétiens comme société alternative, de contraste, en l’assimilant à la notion
grecque de polis, on court le danger de considérer que la vie authentique de disciple n’est pos-
sible que pour ceux qui sont membres du corps visible de l’Église329. Or, dans l’Écriture
Sainte, nous rencontrons des personnages païens qui sont proches du Dieu de l’Alliance.
L’aveugle Bartimée (Mc 10 46-52), la femme de Syrophénicie (Mc 7, 24-29), le centurion
romain (Mt 8, 5-10) ne sont-ils pas des vrais témoins de l’action de Dieu sans pour autant
faire partie du groupe identifié des disciples ? Cela signifie donc qu’aucun théologien, ni au-
cun magistère, n’a le droit de limiter l’action de Dieu à l’action de l’Église. Or, l’ecclésiologie

327
L’attitude des chrétiens vis-à-vis de l’État n’est pas uniforme. Le Nouveau Testament ne présente pas une
« politique » unique à cet égard. Entre la loyauté éclairée de Paul (Rm 13), de la première Lettre de Pierre (1 P 2,
13-17) et le rejet catégorique de l’Apocalypse de Jean, il y a du champ.
328
Cf. Miroslav VOLF, « Christliche Identität und Differenz. Zur Eigenart der christlichen Präsenz in den
modernen Gesellschaften », dans Zeitschrift für Theologie und Kirche, 92 (1995), p. 357-375. Volf plaide pour
une identité inculturée et différenciée du christianisme. La culture moderne n’est pas étrangère au christianisme.
La foi conduit à un dialogue créatif avec la culture. Selon ce théologien, toute théologie qui poserait la culture
occidentale comme un corps étranger se trompe de route.
329
Cf. Christopher J. INSOLE, « The Truth Behind Practices: Wittgenstein, Robinson Crusoe and Ecclesio-logy »,
dans Studies in Christian Ethics, 20 (2007), p. 364-382.
224 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

du contraste, en affirmant trop exclusivement l’action de Dieu à partir de l’action ecclésiale,


tend à limiter la grâce à un cercle de personnes. Non seulement le Royaume de Dieu est plus
large que les frontières visibles de l’Église, mais Dieu lui-même garde la liberté de se faire
connaître d’une manière imprévue, n’importe où et à n’importe qui. Il ne faut pas perdre de
vue que l’Église est au service de cette communauté qu’est l’humanité330.

3. Danger d’oublier les « lointains » derrière les proches

Le modèle communautariste a tendance à mettre l’accent sur les personnes proches, qui
sont immédiatement dans la communauté ou bien les personnes qui se sont rapprochées de la
communauté. Mais on risque alors d’oublier les lointains. En effet, les chrétiens ne peuvent
pas uniquement se préoccuper d’avoir une vie morale locale, au sein d’un écosystème. Ils
doivent aussi s’engager pour répondre aux questions collectives telles que le terrorisme, la
mondialisation, ou encore la guerre. Il s’agit là d’une responsabilité envers tous les autres, en
particulier envers ceux qui souffrent. C’est pourquoi l’Église s’adresse aussi aux « hommes de
bonne volonté ». Cela signifie qu’il est important de parler du point de vue de la foi à des per-
sonnes qui ne sont pas nécessairement chrétiennes. La mission d’évangélisation ne se limite
pas à une diaconie de proximité mais suppose un engagement au service de la société331. Ce
n’est aucunement une dimension accessoire de la foi. La mission est également une mission
d’ordre éthique en collaboration avec ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances. Il ne
s’agit donc même pas de vouloir faire d’autrui un membre de la communauté chrétienne. Si
cela se produit, c’est par surcroît en raison du témoignage éthique qui est manifesté. La thèse
radicale de Hauerwas ne tient pas compte de la justice pour tous qui inclut un souci de libéra-
tion des plus faibles. Nous rejoignons l’analyse de Bigi Stephen lorsqu’il confronte la théolo-
gie hauerwassienne à la théologie de la libération pour faire ressortir le fait que Hauerwas ne
se soucie pas de la justice au-delà des frontières de la communauté ecclésiale332. La méfiance
de Hauerwas à l’égard des théologiens de la libération tient justement au fait que ces derniers
pensent que l’Église ne doit pas se centrer sur elle-même mais sur le monde. Hauerwas a no-

330
Cf. Gaudium et spes, n°42.
331
Cf. Ursula NOTHELLE-WILDFEUER, « Kirche im Kontrast oder Kirche in der Welt. Zur Grundlegung und
Eigenart christlicher Weltverantwortung », p. 360-361. « Nur so kann auch die Kirche ihrer wesentlichen
Bedeutung als umfassendes Heilssakrament für die Welt gerecht werden, nicht nur in der Funktion der liturgia
und der martyria, sondern auch in der diakonia, also gerade auch in ihrer Weltzuwendung und Wahrnehmung
ihrer Verantwortung für die Welt » (ibid., p. 363).
332
Cf. Bigi STEPHEN, Christian Ethics between withdrawal and assimilation. A critical Appraisal of the
Ecclesio-Centric Ethics of Stanley Hauerwas, p. 265-279.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 225

tamment suspecté Gustavo Gutiérrez de confondre le salut avec une libération politique333. Or,
cette impression de confusion entre salut et libération tient au fait que, comme Metz, le théo-
logien péruvien voit l’histoire du salut à partir de l’histoire du monde. La volonté de ne pas
disjoindre les deux « histoires » conduit la théologie à penser l’action de Dieu à travers les
événements libérateurs, ce qui n’implique nullement une réduction immanente du salut.
L’analyse de Hauerwas est conditionnée par sa détermination à penser le salut à partir de
l’Église. Si Dieu agit dans le monde, c’est d’office par la médiation d’une communauté visi-
ble envoyée par Jésus. Cette théologie ecclésio-centrée a pour effet de négliger l’histoire qui
se déroule aussi hors de la vie chrétienne.
La vision d’une communauté de chrétiens réunis par l’eucharistie, vivant sans violence et
accueillant les plus démunis correspond bien à un modèle d’Église. Mais n’est-ce pas un peu
idéalisé ? L’ecclésiologie du contraste, tout en mettant à juste titre en lumière l’importance de
l’exemple, constitue une « utopie dangereuse » lorsqu’elle s’interdit de penser le rapport au
monde de manière plus dialectique, c’est-à-dire dialogique. L’universalité du message chré-
tien, bien qu’elle parte d’une histoire singulière, s’étend à toute personne qui cherche la vérité
et la justice. Cette ouverture ne permet de cultiver ni l’élitisme ni l’exclusivisme. Par consé-
quent, une communauté peut être prophétique si elle dépasse les exclusivismes, en s’ouvrant
aux problèmes qui touchent tant les proches que les lointains et en prenant le risque de la pa-
role qui dénonce l’injustice. Il ne s’agit cependant pas de se limiter à contester les comporte-
ments et structures injustes. Les chrétiens ont également besoin de pratiques qui inaugurent
une façon de rencontrer les défis de notre monde334. Quelle que soit la forme qu’il prend ou
prendra, le prophétisme chrétien ne peut jamais exister en reniant la commune appartenance
des individus à l’humanité en quête de justice335.

D. Metanoia et identité

La parabole du Bon Samaritain nous invite à ne pas trop nous centrer sur l’identité ecclé-
siale. En effet, Jésus n’a pas donné en exemple les prêtres ou les spécialistes de la loi, mais
bien un homme, un étranger, qui a quitté ses habitudes pour vivre la proximité évangélique
dans la simplicité d’une compassion active. Il peut être dangereux de se considérer comme

333
Cf. Stanley HAUERWAS, « Some Theological Reflections on Gutierrez's Use of ‘Liberation’ as a Theological
Concept », dans Modern Theology, 3 (1986), p. 67-76.
334
Un exemple intéressant est la Communauté Sant’ Egidio. Cf. André RICCARDI et Dominique CHIVOT,
Sant'Egidio : L’Évangile au-delà des frontières, Paris, Bayard, 2001.
335
Nous pensons à l’expression de Paul Valadier : « Répétons-le : la condition chrétienne serait vide si elle
n’épousait pas la condition humaine » (Paul VALADIER, La condition chrétienne. Du monde sans en être, Paris,
Seuil, 2003, p. 241).
226 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

membre d’une communauté de sauvés, tout comme il peut être subversif d’entendre certaines
paroles de Jésus. Le disciple peut être une personne anonyme qui vit la pratique évangélique
sans pour autant se présenter comme membre d’un groupe en quête d’une identité collective.
La personne humaine, créée à l’image de Dieu, a une conscience qui lui permet de suivre
l’appel éthique à vivre sa vie sans avoir besoin de suivre une autorité religieuse. La commu-
nauté donne des références à chaque être humain, mais elle ne peut pas se substituer à la
conscience personnelle336. Dieu attend de chaque personne une créativité libre et responsable
pour transformer le monde en une nouvelle étape du Royaume de Dieu.
La théologie chrétienne est inséparable de la notion de conversion (metanoia)337. La lecture
des Évangiles nous montre que la conversion se réalise au départ d’une rencontre entre Jésus
et des personnes qui croisent sa route. Cette conversion ne peut pas être comprise en dehors
de la venue du Règne de Dieu. « La conversion, à laquelle Jésus appelle doit être mise en re-
lation avec la venue du Royaume : elle est une ‘venue à la foi’ (Pannenberg) correspondant à
la venue du Règne de Dieu »338. La communauté se forme progressivement en développant
une pratique de solidarité et de mémoire au service du Royaume. À notre époque, les chré-
tiens de notre temps sont aussi liés par cette action double : « faire mémoire » (anamnèse) et
« être solidaire » (fraternité, charité). La foi implique une manière d’être avec les autres, c’est-
à-dire un style de vie (way of life) qui n’est jamais privé. La foi n’est pas tant une adhésion à
une doctrine qu’ une façon de vivre qui, contrairement à ce que prétend l’individualisme
contemporain, suppose une sociabilité339. La vie chrétienne ne va pas sans un « vivre ensem-
ble », tant avec les autres croyants de même sensibilité qu’avec les personnes qui sont mar-
quées par d’autres convictions. Autrement dit, la pratique communautaire n’est pas acciden-
telle dans la vie chrétienne. Nous ne sommes pas seuls. Non seulement les baptisés sont entrés
dans des Églises mais, en plus, chaque baptisé est aussi au service des autres (chrétiens et non
chrétiens). Cette solidarité peut prendre différentes formes, selon les contextes, mais elle de-
meure une tâche commune. De même peut-elle mettre en cause la compréhension de soi d’une

336
Nous développons ce thème plus loin dans la Partie IV (Ch. 6).
337
Le vocabulaire chrétien de la conversion repose sur deux termes grecs qui impliquent une idée de
retournement, de changement de direction. Le Nouveau Testament emploie le terme de metanoia, qui signifie un
changement de mentalité, et le verbe epistrephein qui signifie « revenir (à Dieu) ». Les deux expressions sont
d’ailleurs parfois concomitantes (Ac 3, 19). La conversion va de pair avec la foi et la proximité du Royaume (Mc
1, 15). Elle consiste à « revêtir le Christ » (Ga 3, 27). Cf. André WÉNIN, « Conversion. A. Théologie biblique »,
dans Jean-Yves LACOSTE (éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 2007, édition revue et augmentée
avec Olivier Riaudel, p. 332-333
338
Olivier RIAUDEL, « Conversion. B. Théologie dogmatique », dans ibid., p. 334.
339
Cf. Miroslav WOLF, « Theology for a Way of Life », dans Miroslav WOLF et Dorothy C. BASS (éd.),
Practicing Theology. Beliefs and Practices in Christian Life, Grand Rapids, Win. B. Eerdmans Publishing
Company, 2002, p. 245-263.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 227

communauté dans la mesure où celle-ci répond à une exigence de justice, à savoir la


reconnaissance des frères oubliés. Si une communauté chrétienne se pose comme étant la
polis de Dieu, elle risque de ne plus avoir conscience que le corps du Christ est composé de
tous les êtres humains qui sont en souffrance. Faire mémoire des promesses eschatologiques,
destinées à toute l’humanité, garder en mémoire que le Christ envoie vers toutes les nations,
devrait relativiser le besoin très humain (trop humain ?) de trouver refuge dans une identité
statique fondée sur une compréhension tribale de Dieu.
Hauerwas envisage la conversion comme une implication totale dans une communauté
bien délimitée. Le danger est donc de comprendre la praxis de mémoire et de solidarité
comme étant une démarche interne à la communauté (mémoire de nos traditions, solidarité de
nos membres). Cette conversion conduit rapidement à une loyauté exclusive par rapport à une
communauté. Or, la solidarité avec ceux qui sont en dehors du cercle des disciples vient met-
tre à mal les tactiques défensives de la communauté qui visent à renforcer une identité par
opposition à ce qui lui est étranger, dans un esprit qui peut frôler le fondamentalisme340. Metz
pense la solidarité comme une prise en compte de la détresse de toute personne, ce qu’il a par
la suite (depuis les années nonante) décliné en terme de « compassion ». Autrement dit, la
pratique de conversion est chez Metz moins l’entrée dans un groupe identifié comme « chré-
tien » que la reconnaissance du frère humain souffrant.

E. L’Holocauste : un défi éthique et théologique

Metz et Hauerwas considèrent que la conversion n’a pas été suffisamment perçue comme
essentielle à la foi lorsque les chrétiens ont laissé mourir des millions de juifs durant la pé-
riode de l’Allemagne nazie. La réflexion menée par les deux auteurs à partir de l’Holocauste
témoigne de ce que la destinée de la théologie chrétienne est liée au judaïsme. Le peuple juif
comme le peuple chrétien font mémoire d’un Dieu créateur et d’un Messie à venir. Cette foi
monothéiste conduit à garder la mémoire des promesses faites par Dieu. Le peuple de
l’Alliance est appelé à vivre dans la justice et la solidarité. Autrement dit, la catastrophe de la
Shoah est une expérience qui interpelle tant la conscience juive que la conscience chrétienne.
Metz et Hauerwas soulignent à leur manière comment les chrétiens ont perdu de vue la judaïté
de Jésus et de l’Église naissante. Cette perte de mémoire a conduit à un manque de solidarité à
l’égard des juifs. La conversion des chrétiens (en Allemagne et ailleurs) aurait dû conduire à
une défense du peuple juif contre l’idéologie nazie. Une forme d’amnésie et une perte du sens
pratique de la foi ont contribué à cette tragédie humaine. Si Hauerwas se limite à la responsa-

340
Cf. William S. SPOHN, Go and Do Likewise. Jesus and Ethics, New York, Continuum, 2000, p. 180.
228 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

bilité éthique des chrétiens, Metz s’interroge en outre sur la conception théologique de Dieu
qui en sort contestée. Pour le théologien allemand, l’Holocauste n’est pas uniquement une
leçon éthique pour les chrétiens, c’est aussi une question théologique. À cet égard, Auschwitz
est pour Metz une « interruption » du discours théologique. Après ce drame, il n’est plus pos-
sible de penser Dieu comme auparavant. Si Dieu peut toujours être pensé, c’est dorénavant
avec le regard tourné vers la souffrance du monde. Le mal n’est pas forcément le signe qu’il
n’y a plus de Dieu. Néanmoins, ce dernier demeure « manquant » à l’homme, comme pour
Jésus déjà sur la croix (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »341). À la lu-
mière de cette « interruption », la théologie de Metz a été qualifiée de « théologie du Dieu qui
manque » (Theologie des Vermißten Gottes)342. D’ailleurs, sur le plan christologique, Metz
s’est résolument placé au niveau d’une « christologie du samedi saint » (Karsamstags-
christologie), c’est-à-dire du silence, de l’effroi et de l’attente343. Le théologien allemand veut
prendre distance à l’égard de la christologie de Pâques qui cache souvent un discours de vain-
queurs. Pour ne pas perdre de vue les tragédies de l’histoire humaine, Metz cherche à rester le
plus près possible de la croix et du silence de Dieu. L’« expérience du manque » (Vermis-
sungserfahrung) est présente dans la pensée metzienne sur le mal. Il existe un manque
d’harmonie dans la création. L’histoire est une histoire déchirée qui doit être regardée comme
telle. La « catégorie du savoir du manque » (die Kategorie des Vermissungswissens) est intro-
duite pour dire la part d’inexplicable et l’attente d’une justice pour les victimes344. Cette idée
doit être mise en rapport avec celle de « non-identité » (Nicht-Identität) qui traverse la pensée
de Adorno dans sa Dialectique négative345. Plutôt que de construire un système explicatif de la
souffrance, qui aura pour effet de rendre celle-ci peu audible, il s’avère indispensable de
maintenir un sens aigu du manque et de l’inachèvement. Dans cette ligne, Metz met en garde
contre le danger d’une théologie trop affirmative qui ne respecte pas assez la négativité au
cœur de l’histoire346. Le discours théologique lui-même, qui ne peut jamais renoncer à la
théologie négative, doit aussi affronter l’« expérience du manque ». Nous ne connaissons pas
tout de Dieu. Metz a souligné combien le savoir au sujet de Dieu et du Christ était incom-

341
Cf. Mc 15, 34.
342
Tiemo Rainer PETERS, Johann Baptist Metz. Theologie des Vermißten Gottes. « Seine Theologie ist der
trotzige und diskrete Ausdruck einer Verlassenheit; nicht eines Verlustes, nicht einer hoffnungslosen
Verlorenheit: Theologie des des Vermißten Gottes » (ibid., p. 156). Metz parle lui-même de Dieu comme du «
Dieu qui manque » (vermißten Gott) (MP, p. 28).
343
Johann Baptist METZ, « Auf dem Weg zur ‘geschuldeten Christologie’ », dans Jürgen MANEMANN et Johann
Baptist METZ (éd.), Christologie nach Auschwitz. Stellungnahmen im Anschluß an Thesen von Tiemo Rainer
Peters (Religion-Geschichte-Gesellschaft. Fundamentaltheologische Studien, 12), Lit, Münster, 2001, p. 103.
344
MP, p. 28.
345
Cf. MP, p. 33.
346
Id..
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 229

plet347. En refusant de reconnaître ce manque, le risque est grand de tomber dans l’idéologie,
en particulier l’idéologie du vainqueur.
Pour Metz, il n’est pas possible d’utiliser le langage théologique pour expliquer le mal348.
La théodicée au sens d’une justification de Dieu par rapport au problème du mal n’est pas
possible, sous peine de tomber dans un déni de l’histoire. La seule théodicée acceptable est
celle de l’interrogation du juste qui réclame justice. Job en est la figure marquante. Jésus a lui-
même vécu cette « pauvreté en esprit » lorsqu’il n’a pas abandonné Dieu alors que celui-ci
manquait à l’appel. La mystique vécue par Jésus, mais aussi par Job, ne repose par sur la
culpabilité. Metz récuse la théologie augustinienne qui tend à expliquer la misère humaine par
le péché de l’homme. Pourquoi toujours chercher du côté de l’homme ? Pourquoi ne pas met-
tre Dieu en question ? La capacité humaine d’interroger Dieu sur son absence fait partie de la
théodicée. Si les croyants perdent cette aptitude à questionner Dieu, ils finissent par reporter
la déception et la frustration sur d’autres (phénomène du bouc émissaire bien connu)349. Metz
renonce à toute spéculation pour rendre compte de l’inaction de Dieu face à la souffrance et
parle d’une « mystique du souffrir Dieu » (Mystik des Leidens an Gott)350. Cette mystique
lutte contre le désespoir en développant une capacité d’interpellation envers Dieu. Loin de
rester abattu, le croyant réclame Dieu pour lui demander le pourquoi de la souffrance. Cette
mystique refuse la consolation facile que pourraient procurer les mythes et conduit à une
compassion envers la personne souffrante351.
La rationalité anamnétique telle que Metz l’a présentée conduit à une remise en question de
toute mentalité de vainqueur. Nous rappellerons ici qu’une des grandes craintes du théologien
allemand est de transformer le message chrétien en un mythe de vainqueurs. En ce sens, nous
pensons que la position de Hauerwas sur Auschwitz tombe dans cet écueil. En effet,
Hauerwas part du pardon accordé par Dieu et garanti par la résurrection du Christ, pour en-
suite demander aux chrétiens d’être libérés de tout sentiment de culpabilité et reprendre une
vie pacifique radicale. En aucune manière, la catastrophe du génocide des juifs ne met en
question la théologie du théologien méthodiste américain, alors que Metz considère pour sa
part qu’on ne peut plus penser Dieu comme avant. Ceci nous conduit à demander si la théolo-
gie de Hauerwas n’est pas guidée par un « mythe » de vainqueur. Le salut donné par la croix

347
Cf. HAH, p. 42.
348
Metz s’est toujours montré réticent envers les théologies qui introduisent la souffrance en Dieu car elles
conduisent à proposer une vision de l’histoire réconciliée, plus gnostique que chrétienne. Cf. MP, p. 17-18.
349
Cf. MP, p. 4-17.
350
MP, p. 24. L’expression est difficile à traduire en français. C’est une façon de dire « avoir mal à Dieu ». Elle
évoque l’idée d’une souffrance en raison de l’absence de Dieu.
351
Cf. MP, 25-27.
230 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

du Christ qui implique un pardon sans réserve ne doit-il pas être confronté davantage à la
négativité de l’histoire ? La façon dont Hauerwas concentre le mystère du salut sur la croix, et
dans l’Église, ne risque-t-elle pas de rendre inaudible la souffrance dans l’histoire ?
L’interprétation théologique qu’il donne de la Shoah ne revient-elle pas à ramener celle-ci à
une mise en garde pour encourager la communauté croyante à être plus fidèle à l’Évangile, ce
qui donne lieu à une certaine instrumentalisation de cette tragédie ?

F. Quelle sainteté ? Quelle politeia ?

Tant Metz que Hauerwas ont appelé à une valorisation de la sainteté en lien avec la com-
munauté des croyants. Si chaque chrétien est appelé à la sainteté, encore faut-il pouvoir quali-
fier ce que celle-ci signifie sur le plan de la pratique. De son côté, Metz parle de la sainteté
comme cette vie « qui assume la souffrance d’autrui »352. Pour Hauerwas, la sainteté consiste à
devenir citoyen du Royaume353. La sainteté est une réalité du monde présent, comme elle
concerne également les générations passées qui nous ont offert des exemples à suivre. La
sainteté n’est pas à rechercher uniquement du côté des êtres hors du commun. L’Évangile ne
suggère pas non plus la sainteté comme un perfectionnisme éthique mais comme un mouve-
ment de générosité, ainsi que le note Christoph Theobald : « la sainteté selon l’Evangile est
donc l’accomplissement démesuré de la Règle d’or – résumé de la Loi et des Prophètes (Mt 7,
12) –, qui conduit à la limite la concordance du sujet avec soi-même, la simplicité de son
cœur, et suspend son rayonnement à sa capacité de s’effacer au profit d’autrui »354.
L’accomplissement démesuré du commandement de l’amour donne consistance à la vie
sainte. La sainteté est, selon Theobald, cette capacité à se mettre à la place d’autrui, en raison
d’une compassion active, pouvant aller jusqu’à prendre la violence sur soi. On peut observer
des personnes authentiques dont la parole et l’action concordent. La sainteté survient dans ce
renoncement à être en situation de maîtrise pour se laisser affecter par l’altérité d’une nou-
veauté, à l’instar du mouvement kénotique de la Révélation355..
Le christianisme a le potentiel narratif et critique qui permet à l’Évangile de prendre des
figures singulières, en différents lieux et en différents temps, sans toutefois avoir le monopole
de la sainteté. L’expérience héroïque des saints ne fascine plus autant de nos jours. Actuelle-

352
Johann Baptist METZ, « Religion messianique ou religion bourgeoise ? La crise de l’Église en République
Fédérale d’Allemagne », p. 96. Cette vie est donc logiquement animée par la compassion pour autrui.
353
RP, p. 136.
354
Christoph THEOBALD, Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité,
t. 2 (Cogitatio Fidei, 261), Paris, Cerf, 2006, p. 716.
355
Ibid., p. 833.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 231

ment, on est plus attentif à une sainteté anonyme de ceux qui essaient courageusement de
créer la communication et la communion avec autrui, sans se laisser décourager par les diffé-
rences et les violences356. « Encore une fois, ce n’est pas une vertu spectaculaire et héroïque
qui nous touche dans les saints : souvent, ils ne vivent rien de plus que beaucoup d’anonymes.
Ils nous émeuvent par l’humanité de leur combat »357. La sainteté vient donc de l’affrontement
de l’altérité et de la persévérance dans l’amour malgré la destructivité de la violence. Autre-
ment dit, l’éthique de la sainteté n’est pas d’abord à chercher dans une forme particulière de
vie liturgique, ni de radicalité du comportement moral. Elle relève plutôt d’une vie humaine
en quête d’une humanité. Bien que l’expression de la sainteté soit un objectif de la vie chré-
tienne, elle n’est pas réservée aux chrétiens.
Contrairement à Hauerwas, qui pense la sainteté de façon liturgique et héroïque,
Bonhoeffer a remis en cause cet idéal de la vie chrétienne. C’est moins saint que pleinement
humain qu’il s’agit de devenir : « Être chrétien ne signifie pas être religieux d’une certaine
manière, faire quelque chose de soi-même par une méthode quelconque (un pécheur, un pé-
nitent ou un saint), cela signifie être un être humain ; le Christ crée en nous non un type d’être
humain, mais l’être humain tout court »358. Nous prenons distance à l’égard de l’idéal héroïque
de Hauerwas et nous suggérons de définir la sainteté comme une manière d’être au monde,
avec et pour autrui, au service d’institutions justes (dans et hors de l’Église)359. Cette appro-
che permet de sortir d’une conception exclusiviste de la sainteté grâce à l’ouverture au monde
et au souci d’institutions justes. Par ailleurs, nous sommes conscients que la sainteté ne se vit
pas uniquement sur le plan de l’amour surabondant pour le prochain. Par exemple, saint
Jérôme (mort en 420) a réalisé un travail de traduction biblique remarquable au service de
l’Église, par amour de Dieu, alors qu’il était réputé peu aimable. Les saints reconnus par
l’Église catholique n’ont pas tous été saint François d’Assises ou saint Dominique. En ce
sens, la définition de la sainteté de Theobald doit être nuancée de façon à ne pas être réduc-
trice.
Il nous paraît intéressant de penser la sainteté comme une politeia qui ouvre les frontières
pour accueillir le Dieu toujours plus grand. Deus semper major. Dans cette perspective, nous
rejoignons la conviction de Joseph Moingt lorsqu’il cherche à cerner le propre de la foi : « Ce

356
Ibid., p. 1028.
357
Ibid., p. 1033.
358
Dietrich BONHOEFFER, Résistance et soumission, p. 432. Voir aussi p. 438, où Bonhoeffer écrit qu’arriver à
croire demande de renoncer à « faire quelque chose de soi-même », que ce soit un saint ou un homme d’Église.
359
Nous nous approprions ici une idée de Paul Ricœur au sujet de l’éthique. Ricœur a en effet très bien défini la
visée de l’éthique comme « visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (Paul
RICOEUR, Soi-même comme un autre, p. 202).
232 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

n’est donc pas un point d’orthodoxie, ni d’orthopraxie religieuses qui est le spécifique de la
foi, c’est une nouvelle politeia, une nouvelle manière d’exister avec les autres, un nouveau
type d’interrelations individuelles et de rapports entre sociétés humaines »360. Cette manière
d’exister est un dépassement des configurations prises par la foi en un contexte pour aller vers
d’autres contextes où Dieu lui-même attend d’être rencontré. De même qu’Abraham a quitté
son pays pour une terre promise, de même que Paul a ouvert l’identité chrétienne aux païens,
les chrétiens sont invités à un dépassement de leur héritage pour accueillir la nouveauté du
Dieu découvert grâce aux nouveaux venus. « La fidélité au Dieu de Jésus-Christ passe par ce
dépassement incessant, c’est-à-dire par le passage du Dieu de nos pères chrétiens, de notre
passé chrétien, au Dieu des autres, Dieu autre, père d’un avenir autre »361. À la base de la ge-
nèse de l’Église, il y a une « loi structurelle » qui dirige la vie chrétienne, en terme de dépas-
sement. Il y a dans le christianisme une capacité à entrer en communication qui entraîne une
relativisation des particularismes. Moingt estime en effet que « la communication universelle
est le cœur même de la révélation évangélique »362.
Laissez Dieu s’en aller suppose de renoncer à le fixer dans nos particularités et nos exclu-
sivismes. « Car Dieu n’existe pas pour nous, dans notre monde et notre langage, autrement
que par la démarche selon laquelle nous le faisons exister comme notre Dieu. Mais il n’existe
pour lui-même et tel qu’en lui-même que dans la mesure où nous renonçons à en faire notre
Dieu, objet de possession, Dieu à notre image, conservateur du passé par lequel nous cher-
chons à reproduire notre identité sociale, et dans la mesure où nous consentons à le laisser être
autre et exister pour les autres »363. Dieu devient une idole à partir du moment où il n’est plus
pensé dans son altérité et qu’il devient une propriété de la communauté364. « Qui traîne son
Dieu dans ses bagages croit vivre à l’ombre de Dieu alors qu’il n’en vénère que l’ombre »365.
Dans l’histoire du christianisme, l’abandon d’une culture exclusivement juive au profit
d’une forme de pensée grecque et romaine fait parfois l’objet de vive critique. Bien que
l’hellénisation soit parfois dénoncée comme une infidélité à la foi biblique, on doit reconnaî-

360
Joseph MOINGT, « Laissez Dieu s’en aller », p. 278.
361
Ibid., p. 279.
362
Ibid., p. 280.
363
Ibid., p. 284.
364
« De l’idole à l’icône, la distance est moins grande qu’on ne le dit, elle n’est souvent que le voile d’une
illusion, la différence d’une particularité, le reflet du même […]. Idole où icône, il faut que le « dieu ethnique »
cède la place au Dieu Tout-Autre, au Dieu des autres et que le visage du Dieu inconnu se laisse deviner, désirer,
sous le voile du Dieu bien connu, du bien trop connu » (ibid., p. 286).
365
Ibid., p. 286.
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 233

tre que cette « acculturation » était un facteur d’universalisation366. Le débat sur l’hellénisation
de la foi chrétienne a été repris par Metz et Habermas. Alors que le premier voit dans ce phé-
nomène d’acculturation une réduction du potentiel anamnétique de la rationalité tant théologi-
que que philosophique, le second maintient quant à lui l’apport novateur de la tradition judéo-
chrétienne en philosophie367. Si Metz met l’accent sur le fait que la rencontre de la foi biblique
avec la pensée grecque a eu pour effet de perdre de vue la mémoire de la souffrance,
Habermas signale que cette tradition biblique a transformé le logos grec en introduisant la
pensée historique en philosophie368. Habermas estime que la raison humaine est aussi capable
de mémoire en vue de la justice pour tous. Par ailleurs, le philosophe pense que
l’interprétation de Metz est trop caricaturale dans la mesure où l’histoire de la philosophie ne
se réduit pas au platonisme mais elle contient aussi les réactions contre cette philosophie
idéaliste. Enfin, il ajoute que Metz, même lorsqu’il essaie d’affirmer un polycentrisme ecclé-
sial, ne tient pas assez compte du pluralisme des communautés d’interprétation. L’Église doit
aussi entrer dans le débat avec d’autres communautés, sans se limiter au débat interne369. Dans
ce débat, Metz demeure néanmoins plus sceptique que son ami Habermas à propos de la ca-
pacité de la raison moderne à se laisser déranger par les souffrances de l’histoire. En
s’adressant directement à Habermas, il s’interroge sur le peu de prise en compte du drame
d’Auschwitz370. Il s’ensuit que le théologien suspecte toujours qu’un idéalisme anime le tra-
vail d’un tel penseur de renommée mondiale.
Une autre évolution, soulignée par Moingt, qui touche le passage de la foi de sa « terre
juive » vers les terres païennes, concerne la transformation de la foi en une doctrine organi-
sée : « À la communication par l’amour, le témoignage, la conversion, se substituait, dans une
large mesure, la transmission de croyances et de pratiques, de coutumes, de préceptes et
d’interdits, transmission réglementée par l’institution ecclésiastique, cautionnée par les insti-
tutions sociales, souvent même politiques, et gérée par l’institution familiale »371. Or, le
christianisme n’est pas la religion des Pères, vécue sur le mode de la répétition, mais il est
l’attente active du Dieu qui vient gratuitement. On peut donc repenser la foi comme une ma-

366
« L’hellénisation a été le moyen, plus que l’effet, de l’exode du christianisme en dehors du judaïsme, moyen
indispensable de l’ouverture de l’Évangile à l’universel » (ibid., 279).
367
Cf. MP, p. 236-244. Jürgen HABERMAS, « Israel and Athens, or to Whom Does Anamnestic Reason Belong ?
On Unity and Multicultural Diversity », dans David BATSTONE et alii (éd.), Liberation Theologies,
Postmodernity, and the Americas, Routledge, London-New York, 1997, p. 243-252.
368
Habermas affirme que l’idée d’autonomie et de justice, et même le concept de raison communicative, sont
dus à l’infiltration de la tradition judéo-chrétienne dans la pensée grecque (Cf. Jürgen HABERMAS, Ibid., p. 246).
369
Cf. ibid., p. 245-247.
370
Metz souligne que Habermas a rencontré cette question mais que cela n’entre pas en considération dans sa
théorie sur la raison communicationnelle (Cf. MP, p. 241).
371
Joseph MOINGT, « Laissez Dieu s’en aller », p. 281.
234 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

nière d’être qui dispose d’un « outillage » sans que ce dernier soit l’essentiel de la foi. Cette
pratique de la foi peut être située dans l’histoire en tant qu’elle se vit à la manière d’une ci-
toyenneté tournée vers le monde tout en étant portée par l’espérance.
La politeia chrétienne est une pratique visant à faire émerger les expériences qui traversent
l’histoire et les cultures, et qui expriment le salut à l’œuvre dans le monde. Loin de constituer
une polis qui se tient à distance du monde, la communauté de ceux qui suivent Jésus est au
service de la communauté humaine. Dans Dieu qui vient à l’homme, Moingt reprend cette
idée de la politeia chrétienne pour proposer une ecclésiologie où les baptisés sont considérés
comme des agents responsables. Le travail d’évangélisation « relève de la théologie politique,
il consiste à organiser la politeia, la concitoyenneté, la vie de la cité (polis) chrétienne (Ép 2,
19), afin qu’elle fonctionne harmonieusement à la fois en elle-même et en accord avec la cité
séculière. Cet accord est le point crucial. Car les membres de la cité chrétienne sont aussi
membres de la cité séculière, ils en viennent et n’en sont pas retirés ; ils demandent à être
traités dans l’Église comme ils le sont dans la société, à y jouir des mêmes droits, à y exercer
les mêmes responsabilités, compte tenu de la différence de nature entre l’une et l’autre, mais à
condition qu’elle n’entraîne pas une disparité de traitement »372. Autrement dit, l’expérience
que les croyants font dans la société plurielle, démocratique, doit elle aussi être reconnue dans
la communauté ecclésiale, sans quoi la politea chrétienne risque de s’atrophier et de laisser sa
vocation universelle en déshérence. Nous estimons que la théologie de la polis de Hauerwas
conduit à ce réductionnisme qui devient sourd à l’ouverture universelle de la foi chrétienne.
Sous prétexte de contextualisme éthique, le théologien américain renonce à la « loi structu-
relle » du christianisme consistant à dépasser les particularités d’une tradition pour entendre le
Dieu universel à travers les autres.
Cette universalité chrétienne n’est jamais une réalité achevée, ni même contenue dans une
configuration socioculturelle donnée (c’est l’enseignement de la « réserve eschatologique »).
En en sens, le christianisme n’est pas une universalité posée en surplomb par rapport à
l’histoire humaine. Le philosophe américain Michael Walzer a cherché à penser un universa-
lisme qui ne s’affirme pas au détriment d’un enracinement particulier, tout en permettant le
dialogue avec d’autres traditions. Son idée est qu’un « universalisme réitératif » est préférable

372
Joseph MOINGT, Dieu qui vient à l’homme, t. 2 : De l’apparition à la naissance de Dieu, p. 801. L’auteur fait
référence à la Lettre aux Éphésiens, dans laquelle Paul annonce à ceux-ci que la différence entre juif et païen est
abolie: « Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la
famille de Dieu » (Ép 2, 19).
LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ─ 235

à un « universalisme de surplomb »373. L’universalisme de surplomb présuppose qu’il n’y a


qu’une seule vision correcte de la morale, du monde, de la Loi, alors que le second considère
qu’il y a un pluralisme légitime des éthiques. Le danger du premier est de se muer en totalita-
risme éthique, tandis que le danger du second est de prôner le relativisme moral. Le défi est de
reconnaître l’enracinement particulier de l’universalité374. Alors que le communautarisme
particulariste tend à promouvoir de façon larvée un « universalisme de surplomb », on doit
rechercher un universel par capillarité375. Walzer entend par « réitératif » la possibilité de
rejoindre une expérience semblable dans une autre culture ou tradition376. Ainsi, par exemple,
l’expérience de l’Exode du peuple hébreu n’est pas unique au point de ne jamais rejoindre
l’expérience d’autres peuples. Il n’y a pas eu qu’un seul exode dans l’histoire des hommes.
« L’exode hors d’Égypte libère Israël seulement, mais d’autres libérations sont possibles »377.
Walzer fait remarquer que le livre d’Amos exprime déjà cette universalité: « Enfants d’Israël,
vous êtes à moi, mais les enfants des Éthiopiens ne m’appartiennent-ils pas ? J’ai tiré Israël
d’Egypte. Mais n’ai-je pas tiré aussi les Philistins de la Cappadoce et les Syriens de
Cyrène ? » (Amos 9, 7)378.
Selon Walzer, la moralité d’une tradition particulière contient un minimum éthique univer-
salisable. Cette possibilité d’universel permet d’éviter toute espèce de tyrannie particulariste,
en faisant appel à la raison critique et en instaurant un rapport de solidarité avec les autres
(cultures, traditions, communautés)379. Cette perspective de dialogue interculturel qui fait ap-
pel à la mémoire et à l’empathie converge avec la théologie politique de Metz. C’est ainsi que

373
Michael WALZER, « Les deux universalismes », dans Esprit, 187 (1992), p. 114-118. Voir également :
Michael WALZER, Morale maximale, morale minimale, traduit de l’anglais par Camille Fort, Paris, Bayard,
2004.
374
Avec Walzer, on ne peut plus prôner un universel hors contexte, dépouillé de ses vêtements originaux. Walzer
tient ensemble la réalité du communautarisme et l’exigence de la critique sociale. Dans les sphères de justice, il a
essayé de mettre en évidence le rapport complexe entre les sphères de l’existence (école, travail, culture...). Au
fond, si chacun cherche à assumer sa vie de façon juste, c’est moins par rapport à des principes abstraits qu’à
partir d’une expérience au sein d’une communauté d’origine (d’appartenance). Pour savoir comment nous
comporter de façon juste, nous nous référons à ce qui est vécu comme tel dans notre communauté. Il faut donc
tenir compte des « significations partagées » pour élaborer la justice. Cf. Michael WALZER, Sphères de justice.
Une défense du pluralisme et de l'égalité (« La Couleur des idées »), traduit de l’anglais par Pascal Engel, Paris,
Seuil, 1997.
375
Cf. Denis MÜLLER, « Jusqu’à quel point l’éthique minimale est-elle substantielle ? », dans Revue de théologie
et de philosophie, 140 (2008), p. 189 (note 7). À la suite de Walzer, Denis Müller plaide pour un « jeu
dialectique » entre un universalisme de surplomb et un universalisme réitératif. Ce dernier est renommé par
Müller « universalisme de contiguïté ».
376
Ibid., p. 189.
377
Michael WALZER, « Les deux universalismes », p. 118. Cf. également Michael WALZER, De l’exode à la
liberté : essai sur la sortie d’Égypte, traduit de l’anglais par M. Pouteau, Calmann-Lévy, Paris, 1986.
378
Ibid., p. 117. Nous reprenons ici le texte biblique tel que cité (et traduit) dans l’article.
379
Cf. Michael WALZER, Critique et sens commun. Essai sur la critique sociale et son interprétation, traduit de
l’anglais par J. Roman, Paris, La Découverte, 1990.
236 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’expérience de la souffrance et de la compassion n’est pas propre à l’histoire du christia-


nisme, si bien qu’elle peut être un lieu de rencontre avec ceux qui ne partagent pas la foi
chrétienne. Certes, chacun donnera un sens différent à l’expérience qu’il fait, en raison du
contexte dans lequel il vit, mais cela n’implique pas qu’une incommunicabilité doive être éri-
gée en principe.
La raison humaine est donc capable de repérer des similitudes dans d’autres traditions et
cultures tout en reconnaissant des contextes originaires différents. Ne pas reconnaître cette
rationalité (qui demeure toujours une tâche à effectuer) conduit à renforcer le particularisme,
ce qui peut donner lieu au phénomène de tribalisme380. Bien que l’enracinement particulier
dans une culture soit un phénomène humain universel, il peut conduire au tribalisme
lorsqu’on perd de vue les liens qui existent aussi avec d’autres qui ne partagent pas cet enra-
cinement originaire. Walzer parle à cet égard de « victoire de la tribu universalisante » qu’il
qualifie de la sorte : « Les serviteurs de Dieu se tiennent au centre de l’histoire et forment le
courant central, tandis que les histoires des autres sont autant de chroniques de l’ignorance et
de conflits dépourvus de sens » 381. Cette relativisation des histoires au profit d’une absolutisa-
tion d’un enracinement particulier révèle un communautarisme radical qui sape toute recher-
che de rationalité commune. Or, l’adhésion à une tradition ne doit pas conduire à un désenga-
gement par rapport à ceux qui ne partagent pas cette même matrice narrative. À ce niveau,
nous pensons que la théologie communautaire de Hauerwas ne permet plus de véritable dialo-
gue avec les autres cultures étant donné sa position en surplomb. Le travail de la rationalité
devrait, selon nous, en mettant en évidence les différences et les convergences entre humains,
conduire à une compréhension du sujet moral qui est à la fois unique et relié à autrui, et pas
seulement les « proches », les « semblables ». La politeia chrétienne doit pouvoir se vivre
comme cette rationalité de l’approfondissement et de l’ouverture, en partant du respect pour
soi-même pour s’ouvrir à la reconnaissance de l’autre dont la présence met en question nos
identités trop étroites. La kénose existentielle qui en résulte pourrait nous conduire vers une
meilleure intelligence de nous-même, des autres et de Dieu.

380
Cf. Michael WALZER, « Le nouveau tribalisme », dans Esprit, 186 (1992), p. 44-57.
381
Michael WALZER, « Les deux universalismes », p. 115-116.
Partie IV
Autorité et autonomie

Introduction

Dans cette quatrième partie, nous abordons la question de l’autorité et de l’autonomie


du sujet dans la mise en œuvre de la suivance. Il apparaît en effet clairement que le sujet
doit tenir compte d’autre chose que de lui-même et, simultanément, agir de façon res-
ponsable et personnelle. L’autorité représente justement ce qui doit être pris en compte
pour construire une identité et un agir chrétiens. L’authenticité de cette action ne sera
réelle que dans la mesure où le sujet adhère par lui-même à ce qu’il fait et peut répondre
de son action devant les autres.
Le croyant évolue dans un monde pluriel et prend conscience de la relativité des
normes qui lui sont transmises. Il fait l’expérience d’une pluralité d’autorités et, en
même temps, de la difficulté à former sa propre vision du monde. Après une probléma-
tisation des rapports entre l’autorité, l’autonomie et la théologie (ch. 1) nous étudierons
la façon dont Metz (ch. 2) et Hauerwas (ch. 3) traitent de cette relation entre autonomie
et autorité. Dans cette dialectique qui tient ensemble différentes autorités et liberté du
sujet, nous accorderons une attention particulière aux thèmes de l’altérité et du pouvoir.
Nous estimons en effet que si les deux auteurs ont chacun une réflexion sur l’altérité et
le pouvoir, ils sont néanmoins assez différents dans leur anthropologie sous-jacente. La
question de l’autorité nous rendra également sensible au statut du discours
apocalyptique (ch. 4), en ce sens qu’il est un discours susceptible de connivence avec
l’autorité et le pouvoir. Après avoir mis en lumière quelques divergences chez les
auteurs étudiés (ch. 5), nous essayons de dégager les conditions de la pratique
chrétienne (suivance) qui n’ont pas été suffisamment prises en compte par les auteurs
238 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

étudiés. En particulier, nous envisageons le rôle de la conscience, de l’imagination et de


la traduction (ch. 6).

Chapitre 1. L’autorité, l’autonomie et la théologie

I. Le problème de l’autorité

L’autorité est la capacité de donner une direction à suivre. Elle est aussi la source de
légitimité du pouvoir. Contrairement à ce qu’on pourrait penser spontanément, elle n’est
pas d’essence dominatrice. Comme le souligne Yves Cattin, l’autorité « est ce qui, par
sa présence, par son conseil, sa garantie, son exemple, sa décision, (tels sont les sens
multiples du mot latin ‘auctoritas’) permet à l’autre de devenir à son tour ‘auteur’ de sa
propre action, de sa propre vie, en entrant dans une dynamique de croissance (‘augere’ :
croître, augmenter), de fondation, de création »1.
On dira que tel ouvrage fait autorité pour dire s’il doit nécessairement être suivi dans
ses conclusions. Quelqu’un qui a de l’autorité est une personne dont la parole a du
poids. L’autorité a comme corollaire l’obéissance. Pour que l’autorité soit une réalité, il
faut que des personnes y obéissent. S’il n’y a personne pour obéir, l’autorité n’a pas
d’existence réelle. Il faut donc au moins deux libertés qui se rencontrent pour que
l’autorité soit réelle. La différence entre l’autorité et le pouvoir tient au fait que le se-
cond bénéficie de la contrainte2. L’autorité existe même si elle n’a pas le pouvoir de
contrainte, même sans force à imposer. Une autorité non reconnue peut être tentée
d’utiliser la force pour se faire entendre. Dans ce cas, elle perd sa qualité d’autorité pour
devenir un pouvoir de domination. L’autorité a donc besoin d’un minimum de recon-
naissance pour recevoir une consistance, ce qui veut dire qu’elle doit faire l’objet d’un
consensus et d’une plausibilité. Personne ne peut faire confiance, et donc obéir, sans
avoir expérimenté le caractère plausible de l’autorité, à savoir sa supériorité légitime.
Le rapport à l’autorité n’est pas à confondre avec une hétéronomie aliénante. Il est
vrai que l’Aufklärung a eu tendance à réduire l’autorité à une empêcheuse de penser
librement, et il fallait s’en libérer au plus vite. L’homme de la modernité était invité à se

1
Yves CATTIN, « Pouvoir, autorité et liberté dans l’Église », dans Lumière et Vie, 247 (2000), p. 28.
2
Voir le propos de Jean-Claude Eslin : « L’autorité se distingue du pouvoir en ce qu’elle s’exerce sans
violence. Plus précisément, elle est ce qui fait consensus en établissant un lien de réception entre celui qui
fait autorité et celui qui la reçoit » (Michaël FESSEL, « L’autorité religieuse : entre foi et Église. Entretien
avec Stanislas Breton et Jean-Claude Eslin », dans Esprit, 313 (2005), p. 178).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 239

défaire des préjugés pour penser par lui-même : « Sapere aude ! », écrivait Kant3.
L’autorité serait-elle pour autant une contrainte néfaste pour la raison ? Le passage né-
cessaire par le jugement personnel a été à juste titre souligné par les penseurs des
Lumières. Cependant, ceux-ci ont perdu de vue le fait que l’autorité peut être tout aussi
bien une « source de vérité », comme l’écrit Gadamer4. La raison étant habitée par une
conscience historique, elle dépend d’une tradition qui la précède et sur laquelle elle
s’appuie. Le détour par l’histoire, à travers les traditions, n’est donc pas une perte de
rationalité mais au contraire un meilleur enracinement de cette rationalité.
La raison a besoin de se référer à une autre autorité qu’elle-même du fait de son
« manque à connaître ». Néanmoins, cette obéissance, loin d’être aveugle, découle né-
cessairement d’une confiance raisonnable. Selon Gadamer, l’autorité « repose sur la
reconnaissance, par conséquent, sur un acte de la raison même qui, consciente de ses
limites, accorde à d’autres une plus grande perspicacité »5. Cela veut dire également que
la véritable autorité ne doit pas se soustraire à la raison critique, sans quoi elle risque de
verser dans l’autoritarisme6. La légitimité d’une autorité vient du fait qu’elle admet la
place de la rationalité dans son exercice. Autrement dit, contrairement à certains préju-
gés, l’autorité n’est pas d’emblée contre la raison. En réalité, l’autorité a moins vocation
à dominer qu’à autoriser, à rendre possible un projet de vie. La relation éducative peut
illustrer le fait que l’autorité bien comprise appelle à une autonomie progressive du sujet
éduqué et non à une servilité infantile. En fait, l’autorité transmet aux autres la faculté
de se passer d’elle. La relation asymétrique instaurée par l’autorité s’estompe à mesure
que le jeune adulte acquiert l’autonomie. On passe ainsi d’une hétéronomie pour cause

3
« Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient
par sa propre faute. La minorité est l’incapacité à se servir de son entendement sans être dirigé par un
autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un
manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement ! » (Emmanuel KANT, « Réponse à la question : Qu’est-ce
que les Lumières ? », dans Ferdinand Alquié (éd.) Œuvres philosophiques (Bibliothèque de la Pléiade),
t. 2, traduit de l’allemand par H. Wismann, Paris, Gallimard, 1985, p. 209.
4
« L’opposition revendiquée par l’Aufklärung entre la foi en l’autorité et l’usage de la raison personnelle
est en elle-même parfaitement justifiée. Dans la mesure où le crédit accordé à l’autorité remplace le
jugement personnel, l’autorité est effectivement une source de préjugés. Mais cela n’exclut pas qu’elle
puisse être également une source de vérité. C’est ce qu’a méconnu l’Aufklärung en discréditant purement
et simplement toute autorité » (Hans-Georg GADAMER, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une
herméneutique philosophique, traduit de l’allemand par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil,
1996 (édition intégrale revue et complétée), p. 300.
5
Id. Voir aussi : Hans-Georg. GADAMER, La philosophie herméneutique, avant-propos, traduction et
notes de J. Grondin, Paris, PUF, 1996, p. 67 : « Obéir à l’autorité, c’est reconnaître que l’autre - mais
aussi la voix autre qui se fait entendre au fond d’une tradition et d’un passé - peut mieux voir quelque
chose que nous-mêmes » (p. 67).
6
Hans-Georg. GADAMER, Vérité et Méthode, p. 301.
240 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

d’immaturité à une autonomie en raison de l’acquisition d’une consistance personnelle.


L’exemple de la relation éducative éclaire le caractère à la fois nécessaire et relatif de
l’autorité. Dans une relation de maître à disciple, le caractère paradoxal de l’autorité se
traduit aussi par l’émancipation progressive du disciple à l’égard du maître.
L’autonomie du disciple augmente à mesure que l’autorité du maître décroît. En ce sens,
écrit Jean-Yves Baziou, « l’autorité est source d’autonomie. […] Par conséquent,
l’autorité ne subsiste qu’en livrant ce qu’elle possède »7. Autrement dit, il apparaît que
l’autorité n’a pas pour finalité la domination mais la libération. Encore faut-il que le
« subordonné » (enfant, disciple, fidèle) accepte l’autorité du maître. Il s’agit là d’une
question de confiance et de reconnaissance.
L’homme d’aujourd’hui n’est pas très enclin à admettre qu’il n’est pas maître des ré-
férences éthiques qui l’ont façonné. Il est difficile d’admettre que chacun est précédé,
porté même, par des traditions dans lesquelles la raison est insérée. Par ailleurs, le plu-
ralisme des visions du monde oblige chaque personne à se faire son propre jugement à
partir de ce qu’elle perçoit elle-même. « Chacun est renvoyé de plus en plus à sa sub-
jectivité pour donner une signification à ce qu’il est et fait. Il tend à accorder une grande
attention à ce qu’il éprouve : c’est le ressenti de chacun qui tend à faire autorité »8. Nous
assistons aujourd’hui à une montée de ce que MacIntyre nomme « émotivisme » où la
seule autorité qui vaille est celle du ressenti, de la préférence subjective. Selon
MacIntyre, l’émotivisme traduit cet état d’esprit où « tout jugement évaluatif et plus
précisément tout jugement moral n’est rien d’autre que l’expression d’une préférence,
d’une attitude ou d’un sentiment, de par son caractère moral ou évaluatif »9. L’autorité
de la subjectivité qui se réfère à elle-même sans éprouver l’altérité d’une autorité risque
de conduire à des comportements arbitraires. Il ne faut pas oublier que la tradition,
comme l’autorité, peuvent donner une force innovante en un contexte inédit. Il ne s’agit
cependant pas de s’appuyer sur ces réservoirs éthiques sans faire simultanément un tra-
vail d’appropriation. La tradition n’appelle pas la répétition pure et simple, mais
l’innovation. En ce sens, « l’autorité d’une tradition ne se mesure pas à son degré
d’inoxydabilité, mais à sa capacité d’éveiller un travail de réappropriation créatrice »10.

7
Jean-Yves BAZIOU, Les fondements de l’autorité, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2005, p. 56-57.
8
Ibid., p. 185.
9
Alasdair MACINTYRE, Après la vertu, p. 14.
10
Éric GAZIAUX, « L’autorité et ses paradoxes constitutifs », dans Revue des Sciences Religieuses, 80
(2006), p. 461.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 241

II. La question de l’autorité en théologie

L’autorité peut donner lieu à une « puissance créative » en tant que « capacité à
commencer » quelque chose de nouveau sur fond d’une tradition qui précède. Dans la
théologie chrétienne, les disciples de Jésus sont appelés à continuer l’inauguration du
Royaume en allant à la rencontre des nations. Cette mission suppose une autorité qui
rend possible de nouveaux commencements. Il y a une antériorité pour le chrétien et
cette antériorité (Révélation en Christ) s’est communiquée par une série de témoins. Le
travail théologique implique une mise en lumière du contenu de la Révélation et de ses
implications pratiques. En catholicisme, le travail du théologien peut être régulé par le
magistère de l’Église. Le protestantisme, pour sa part, ne connaît pas cette régulation
centralisée en raison de son caractère plus éclaté. Cette question renvoie donc à la disci-
pline dans l’Église et se pose en des termes variables selon les Églises. Bien que
l’autorité ecclésiale puisse jouer un rôle de contrainte, ce ne peut être qu’en fonction de
la mission d’annoncer le salut à toute l’humanité.
En somme, la capacité inaugurale de l’autorité est une dimension précieuse pour la
vie chrétienne. Cependant, l’autorité peut aussi se muer en obstacle à une vie qui cher-
che à vivre la suivance chrétienne, ce qui lui fait perdre son crédit. En christianisme,
l’autorité est pourtant finalisée par le déploiement de la vie évangélique : « Dans
l’Église, l’autorité qui justifie les pouvoirs institutionnels est ce qui, en s’exerçant ‘sur’
moi, permet que ma vie devienne vie évangélique, pleinement humaine, créatrice de
mon humanité et de l’humanité des autres hommes dans la communion. L’autorité ne
limite donc pas, elle permet au possible de devenir réel, elle ouvre sur l’avenir que la
liberté croyante réalise ou doit réaliser. L’autorité me fait auteur de mon action, en ou-
vrant pour moi un espace de création et d’amour »11. L’autorité de Dieu, comme du
Christ d’ailleurs, est une absence rendue présente (« représentée ») par des médiations
qui ont pour fonction de rendre possible la suite de Jésus. Mais il existe toujours un glis-
sement possible où le pouvoir prend la place de cette autorité appelée à rendre l’autre
auteur de son action. Il s’agit là du pouvoir lié à la vérité.

11
Yves CATTIN, « Pouvoir, autorité et liberté dans l’Église », p. 28.
242 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

A. Le pouvoir de la vérité

La théologie est toujours exposée à ce que Ricœur appelle le « pouvoir clérical du


vrai »12. En effet, le fait de s’autoriser de la Révélation chrétienne pour occuper une
position de maîtrise par rapport au déploiement de l’histoire peut conduire à une prise
de pouvoir qui dénature le projet théologique lui-même. Comme la raison aspire à
l’unité du savoir, ce qui l’amène à aller trop vite, elle peut dévier dans le mensonge. En
effet, « c’est toujours trop tôt que l’on veut boucler la boucle. L’unité réalisée du vrai
est précisément le mensonge initial »13. L’autorité en soi n’est jamais coupable, sauf
quand elle tombe dans les « passions du pouvoir » qui cherchent à posséder l’unité du
vrai14. En réalité, la théologie se doit d’être subordonnée à une vérité qui la dépasse,
ainsi que Ricœur le souligne : « Cette Vérité n’est point la théologie, mais la maîtresse
de la théologie, et la théologie n’y a même pas directement accès ; car cette vérité qui
s’est montrée ne nous atteint que par une chaîne de témoins et de témoignages »15. La
théologie part de l’annonce, de la prédication, pour exercer un travail critique (usage de
la philosophie et d’autres sciences) et un travail de totalisation (organisation du savoir).
Du point de vue de la foi, la Révélation possède une autorité dans la mesure où elle té-
moigne d’événements capables de changer quelque chose dans la vie de celui qui croit,
de même que dans la vie des communautés de croyants. La théologie se tient en quelque
sorte entre la Révélation et l’éthos des croyants. Elle n’a pas la maîtrise de la Révélation
(Dieu seul !) tout comme elle ne possède pas la liberté des personnes. Toutefois, le dis-
cours théologique peut être dominé par un « pathos clérical », avec pour conséquence la
prétention de « récapituler tous les plans de vérité dans un système actuel qui serait à la
fois une doctrina et une civilisation »16. La passion de l’unité, ou de l’unification ache-
vée, est dangereuse lorsqu’elle porte sur la vérité. La vérité a une structure eschatologi-
que, elle n’est pas accessible en totalité dans l’histoire. L’expression intégrale du vrai,
reprenant les plans de vérité dans une harmonie parfaite, constitue une illusion. Or, le

12
Paul RICŒUR, Histoire et Vérité (Points, 468), Paris, Seuil, 2001, p. 201.
13
Ibid., p. 200. Ricœur met en garde contre les entreprises de totalisation. « L’Un est une récompense
trop lointaine, il est d’abord une tentation maligne » (p. 187).
14
Ibid., p. 200.
15
Ibid., p. 201. Nous soulignons.
16
Ibid., p. 204. Ricœur écrit encore : « Ce n’est pas par un pur accident historique qu’au Moyen âge on ait
tenté de lier la Parole à un système du monde, à une astronomie, à une physique, à un système social.
Cette tentative a sa racine dans la déviation passionnelle de l’autorité ecclésiastique devenue pouvoir
clérical. Toute l’idée de chrétienté serait à repenser, à partir d’une critique des passions de l’unité. Cette
entreprise grandiose exprimait à la fois la grandeur de l’homme cherchant l’unité et la culpabilité de la
violence cléricale » (id.).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 243

risque est cependant de confondre l’illusion et la réalité, avec la tentation cléricale de


« faire croire » selon une mentalité imperméabilisée à l’égard de toute perspective criti-
que externe17. Or, il importe de garder vive la conviction que la raison aboutit non pas à
l’unité de la vérité mais à « l’aveu du pluriel »18. En remettant la question de la vérité
dans un horizon qui échappe à la totalisation, il est possible de résister à ce pouvoir clé-
rical qui risque à tout moment de figer le vrai dans un système clos.

B. La pluralité des autorités

L’autorité de Dieu s’efface pour ouvrir l’espace à une pluralité d’autorités qui lais-
sent chaque sujet libre et en relation avec ces autorités. Comme Michel de Certeau l’a
souligné, il n’existe pas d’autorité unique en théologie19. Nous devons réfléchir
théologiquement en relation avec une pluralité d’autorités, en se référant à ces divers
« lieux théologiques » que sont l’Écriture, la Tradition, le Magistère, la raison et égale-
ment l’expérience20. L’autorité absolue occupe en quelque sorte une place vide, ce qui
signifie qu’aucune autorité particulière ne peut être absolutisée. L’autorité de Jésus elle-
même est relative à celle du Père. Cet espace qui n’est pas rempli d’emblée laisse exis-
ter une liberté d’interprétation à chaque chrétien. D’autant que, sur un plan éthique,
l’autorité ultime pour l’être humain doit demeurer la conscience21.
Michel de Certeau a souligné combien chaque autorité n’était jamais autosuffisante.
« Toute figure d’autorité dans la société chrétienne est marquée par l’absence de ce qui
la fonde […]. Il est donc impossible pour quiconque d’être la totalité, le ‘centre’, ou
l’unique autorité »22. Chaque autorité vise un au-delà d’elle-même qui s’est manifesté
historiquement en Jésus. Aucune autorité n’a le monopole de la signification de la foi
chrétienne. Le sens du christianisme se dit dans le mouvement pluriel d’une conversa-

17
Ibid., p. 211.
18
Ibid., p. 216.
19
Cf. Michel de CERTEAU, La Faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p.107-128.
20
La notion de « lieux théologiques » est devenue classique depuis la systématisation de Melchior Cano
(De Locis theologicis (1563), Cursus Completus, t. 1., éd. Migne, 1839). Cano (1509-1560) différencie
dix lieux qui sont répartis en deux grandes catégories : les lieux propres (loci proprii) (à commencer par
l’Écriture Sainte, la Tradition, l’enseignement du magistère, etc.) et les lieux annexes (loci alieni) qui
reposent sur l’usage de la raison (les sciences, la philosophie, l’histoire). Le théologien doit donc juger en
tenant compte des différents lieux et non pas se limiter à un seul des lieux. Cette pluralité laisse un espace
pour l’invention. Cf. Cyrille MICHON et Gilbert NARCISSE, « Lieux théologiques », dans Dictionnaire
critique de théologie (troisième édition, revue et augmentée), Paris, PUF, 2007, p. 790-793.
21
Voir notre développement au chapitre 6.
22
Traduction de : « Every figure of authority in Christian society is stamped by the absence of that which
founds it […] Thus it is impossible for any one to be the whole, the « central », or the unique authority »
(Michel de CERTEAU, « How Christianity is thinkable today? », dans Theology Digest, 19 (1971), p. 339.
244 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

tion. Mais, au plan fondamental, l’autorité est ce qui autorise, ce qui permet un com-
mencement, l’émergence d’un possible. De Certeau affirme que la seule manière de
respecter l’autorité unique de Dieu, c’est de vivre l’autorité sur un mode pluriel23. Si
l’autorité ne renvoie pas à autre chose qu’elle-même, à d’autres autorités, elle génère
une identité close qui devient légende, c’est-à-dire qu’elle quitte l’histoire en train de se
faire. Bien que de Certeau pense d’abord au jeu de renvoi mutuel des autorités dans
l’Église, il perçoit l’importance d’ouvrir la réflexion en lien avec d’autres altérités.
Chaque autorité a besoin d’autre chose qu’elle-même. On trouve dans l’Église ces diffé-
rentes autorités que sont l’Écriture, la Tradition, les ministères (dont la primauté de
Pierre), l’expérience communautaire. Aucune de ces autorités ne peut prétendre à une
équivalence avec Dieu. Ce sont seulement des médiations qui ouvrent le regard vers
Dieu, en passant par la médiation fondamentale qu’est le Christ. Une autorité qui se
pose comme autosuffisante perd sa légitimité, sa reconnaissance.
Pour de Certeau, le danger est de vouloir identifier la foi à un lieu. La tentation per-
manente est de passer de la conversion à l’établissement24. La spiritualité chrétienne, qui
est une spiritualité de l’exode, refuse en effet d’instaurer une identification entre la foi et
une pratique si noble soit-elle. Croire se décline comme un suivre qui est en fait une
sortie, un exil hors de toute identité définie. Il s’agit d’être « sans lieu » au milieu du
monde dans sa complexité et son étrangeté blessante. Jésus est lui-même celui qui « in-
troduit le non-lieu d’une différence dans un système de lieux »25.
Face à une diversité d’autorités, il est certes plus difficile de se situer personnelle-
ment. Chacun est en effet renvoyé à lui-même, à sa singularité, pour trouver une syn-
thèse propre qui sous-tend l’action. Si on renvoie à une seule autorité comme la Bible,
par exemple, on trouve un réconfort et davantage de sécurité. Cependant, lire la Bible
suppose déjà de passer par la raison et l’expérience. Il n’y a pas de lecture nue du texte
et celui-ci est lui-même le produit d’une histoire. La question de l’autorité ne peut ja-
mais être réduite à la dimension du pouvoir, même s’il reste vrai que celui-ci n’est ja-
mais étranger à celle-là. Par le terme d’autorité, on peut entendre différentes actions
positives telles que : autoriser (rendre libre), augmenter (accroître une capacité), inaugu-

23
Michel de CERTEAU, La Faiblesse de croire, p. 122.
24
« La tentation ‘spirituelle’, c’est de constituer en lieu l’acte de la différence, de transformer la
conversion en établissement […], de prendre la ‘vision’ pour une ‘tente’ et la parole pour une nouvelle
terre » (ibid., p. 303).
25
Ibid., p. 300.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 245

rer (sortir de la répétition du même). On pourrait dire que celui qui devient auctor, au-
teur de sa propre parole, est justement celui qui a trouvé le chemin de la liberté, de la
capacité et de l’instauration. À cet égard, Jésus est un paradigme exemplaire. Son
autorité, basée sur la congruence entre son « dire » et son « faire », invite à
l’obéissance26. Par son action, il autorise ses interlocuteurs à devenir libres (en accédant
au minimum de foi en soi et en l’autre), à augmenter leur capacité à la reconnaissance et
à inaugurer de nouvelles relations fraternelles. Jésus avait la capacité d’inaugurer un
monde nouveau. Il permettait aux autres de passer à une nouvelle vie, où ils étaient li-
bres pour aimer.

C. L’autorité de congruence

L’expression d’une vérité théologique fait appel à la rhétorique, en ce sens qu’il faut
essayer de convaincre l’auditeur de la validité de ce qui est annoncé. La rhétorique peut
se jouer à un niveau purement théorique, fonctionnant à partir de la cohérence interne
du discours. L’efficacité du message éthique tient à la conjugaison des dimensions théo-
rique et pratique, qui exprime une cohérence. L’Église a parfois tendance à en rester au
plan théorique, c’est-à-dire au niveau des énoncés a priori. On cherche alors la dimen-
sion éthique/pratique de la prise de position. C’est justement la raison d’un manque de
crédibilité. Ainsi, par exemple, l’épiscopat américain peut tenir un discours moral exi-
geant et cohérent sur les mœurs de la société américaine, développer une théologie pu-
blique en phase avec la culture, mais il manque de crédibilité en raison des nombreux
scandales d’abus sexuels commis par des membres du clergé. La pertinence du discours
implique aussi une pratique qui soit congruente avec le message premier qu’est
l’Évangile27. Notons que la congruence n’est pas en soi un gage de bonne moralité. Les
terroristes islamistes sont eux aussi congruents : ils agissent en accord avec leurs
convictions. Évidemment, c’est justement cette congruence qui fait l’objet d’une admi-
ration dans leur contexte. Ils sont en effet considérés comme des martyrs par les leurs.
Ceci nous met en garde contre une « apologétique purement pratique » qui ne tiendrait

26
Le terme congruence est souvent employé en psychologie pour dire que la façon d’être d’une personne
reflète en vérité ce qu’elle vit de l’intérieur. Cette convergence entre l’intérieur et l’extérieur est un
vecteur de bonne communication. La congruence a été popularisée par le psychologue Carl Rogers (1902-
1987).
27
Cf. Grant KAPLAN, « What has Ethics to do with Rhetoric? Prolegomena to any Future Just War
Theory », dans Political Theology, 6 (2005), p. 31-49. Kaplan, suivant Aristote, estime que le modèle
rhétorique le plus efficient est celui qui associe l’éthique et la rhétorique. Il y a une complémentarité à
trouver. L’éthique ne remplace pas la rhétorique. « Ethics does not precede rhetoric […], there is no
rhetoric without ethics, just as there is no belief without sacrament, and no faith without charity » (p. 48).
246 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

pas compte d’une analyse critique de la raison et de la tradition dans laquelle on est si-
tué. Au nom de l’Évangile, on a mis des personnes à mort (croisades, Inquisition, colo-
nisation…). De la même manière, l’Islam peut servir de justification à des comporte-
ments criminels, ce qui ne veut pas dire que ce soit l’herméneutique pratique qui dé-
coule nécessairement de cette tradition. La congruence est donc nécessaire pour être
crédible, mais elle n’est pas suffisante pour justifier les comportements.
La parole théologique a une autorité si l’émetteur est en situation de congruence.
Celui-ci doit vivre en accord avec ce qu’il veut enseigner aux autres, du moins doit-il
essayer. Un peu de réalisme est nécessaire sans quoi on risque de ne plus pouvoir
s’exposer dans la communication. Autrement dit, il est bien de tendre vers la
congruence tout en ayant conscience des limites du sujet locuteur. Nous sommes loin de
la cohérence de celui que nous sommes appelés à suivre en tant que chrétiens. Jésus est
parfaitement congruent, sa prédication et sa vie se nourrissent l’une l’autre. Joseph
Selling souligne à juste titre que le magistère ecclésiastique a fortement accentué la di-
mension intellectuelle de sa mission d’enseignement. L’autorité revient dès lors essen-
tiellement à produire des textes qui énoncent des vérités à croire. À l’inverse, Jésus
exerçait son autorité, non pas en proclamant des énoncés normatifs, mais en agissant
pour les autres. Le style de vie et d’agir de Jésus, y compris la parole souvent exprimée
sur le mode parabolique, lui donnaient une autorité28. L’action essentielle de Jésus passe
par le langage opérant la transformation de ses auditeurs (que l’on songe aux miracles
mais également à la suivance des disciples). Le Christ frappe en effet par son style de
parole. « Au ton juridique et injonctif, Jésus préfère le ton du récit suggestif : on est plus
dans la persuasion par la raison, dans l’appel au jugement personnel, que dans
l’ordre »29. Enfin, il faut noter que Jésus reçoit son autorité de Dieu et qu’il transmet son
autorité aux disciples. Ce n’est donc jamais une autorité vécue sur le mode autoritaire.
Elle demeure inscrite dans la perspective du service aux êtres humains30.
Nous sommes souvent fascinés par des personnalités qui ont un idéal élevé et qui
mettent leur agir en accord avec cet idéal. Il est révélateur que les personnalités crédi-

28
Cf. Joseph SELLING, « Authority and moral teaching in a Catholic Christian context », dans Bernard
HOOSE (éd.), Christian Ethics: An Introduction, London, Geoffrey Chapman, 1998, p. 64.
29
Jean-Yves BAZIOU, Les fondements de l’autorité, p. 90.
30
Voir par exemple Mc 10, 42-45 : « Jésus les appela et leur dit : ‘Vous le savez, ceux qu’on regarde
comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sur leur domination. Il n’en est
pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu’un veux être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur. Et
si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous. Car le Fils de l'homme est venu
non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude’ ».
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 247

bles aux yeux des croyants, mais aussi des non-croyants, soient des gens tels que Mère
Térésa, Sœur Emmanuelle ou encore l’Abbé Pierre. On peut dire que ces différents dis-
ciples de Jésus ont donné une crédibilité à la foi chrétienne par leur engagement concret.
Ils ont mis en pratique l’unité des deux commandements. Ricœur parle de l’idée de su-
périorité qui tient à une « grandeur », c’est-à-dire à une qualité qui suscite le respect31.
On retrouve cette qualité notamment dans le rapport entre maître et disciple. Celui qui
est reconnu comme maître possède une qualité de grandeur. Celle-ci vient de
l’expérience acquise par le maître dans l’appropriation de son art. On pourrait dire que,
dans la suite de Jésus, le chrétien se met à la suite d’un maître et qu’il a pour cela besoin
d’autres maîtres qui soient comme des médiateurs. Il faudra se demander si les saints de
l’Église ne sont pas justement des maîtres et, dans une temporalité contem-poraine,
quels pourraient être les femmes et les hommes qui pourraient jouer un tel rôle. Chacun
peut avoir du respect et de l’admiration pour les grandes figures de charité tout en res-
sentant la distance immense entre la vie ordinaire et ces exemples de vie.

D. L’autorité décentrée

Le théologien est généralement situé dans l’Église et son travail intellectuel doit être
analysé en fonction de cet enracinement. La théologie s’adresse aussi d’abord aux
membres de l’Église si bien qu’elle doit avoir autorité dans le cercle des fidèles. Néan-
moins, il ne faut pas perdre de vue le fait que le salut est destiné à tous, ce qui oblige
tant la théologie que l’Église elle-même à s’adresser au cercle plus large de la société.
Dieu n’est jamais la « chasse gardée » d’une communauté particulière. Contre toute
immunisation communautariste, il convient de rappeler l’importance des expériences du
monde pour penser Dieu. La théologie n’a pas à transmettre un contenu de croyance aux
autres selon un modèle unilatéral. En effet, la théologie a besoin s’approprier de façon
critique les expériences nouvelles de l’humanité. En ce sens, l’autorité du discours
théologique tient à la pratique dialectique de la conversation entre la foi et le monde. En
raison de l’altérité constitutive qui caractérise le discours sur Dieu ab initio, il faut rap-
peler ici la « capacité auditive » de la théologie. Cette capacité n’est pas seulement in-
tellectuelle, elle est aussi éthique. La raison ne peut jamais être séparée de la praxis.

31
Cf. Paul RICOEUR, « Les paradoxes de l’autorité », dans Philosophie (Bulletin de liaison des
professeurs de philosophie de l’académie de Versailles), C.R.D.P., 7 (1995), p. 6-12. Dans cet article,
Ricœur développe l’idée que l’autorité tient à des figures exemplaires de vie morale. L’exemplarité
montre à la fois une supériorité et une endurance dans le temps. L’exemplarité donne lieu à une
reconnaissance, qui permet à l’autorité d’être elle-même.
248 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Sans cette dernière, on risque en effet de construire un système idéaliste qui s’exposera
au reproche d’être un « opium ». Mais sans la raison, comprise dans un sens dialogique,
la foi peut conduire à des attitudes irrationnelles ou fanatiques. Autrement dit, la sui-
vance exige tant le travail de la raison que la pratique éthique. La dimension éthique
peut se comprendre comme l’obligation qu’a le chrétien d’être là « avec et pour au-
trui ». En particulier, on sera d’abord attentif à ceux qui souffrent et qui attendent une
reconnaissance. La théologie n’est crédible que si elle voit la souffrance des autres. En
ce sens, elle doit être animée d’une « mystique des yeux ouverts » qui est qualifiée par
Metz de « mystique de compassion »32. Cette mystique est fondée sur l’unité entre
l’histoire de la Passion de Jésus et l’histoire de la souffrance des êtres humains. En per-
dant cela de vue, l’Église risque de se privatiser et la foi risque de glisser vers le mythe.
Or, une théologie politique implique une perception de la souffrance et de la complexité
du réel. L’Église elle-même devrait encourager par ses pratiques (liturgie, diaconie, vie
commune…) une responsabilité pour le monde.

E. La conscience du manque

L’identité chrétienne se fonde sur une altérité constitutive, en ce sens que nous som-
mes envoyés par un Autre vers les autres. Il y a un radical décentrement de la vision de
soi qui empêche toute fermeture sur une certitude acquise. Le chrétien doit être cons-
cient de son manque à l’égard de la vérité. Le décentrement n’est possible que s’il est
fondé sur la « conscience d’un manque »33. Autrement dit, pour comprendre notre foi,
nous avons besoin des autres. Le sujet croyant est en effet constitué par l’autre. La sub-
jectivité existe dans l’intersubjectivité. Au début de l’existence individuelle, il y a un
nous. Il serait erroné de penser que ce « nous » se résume aux parents ou à une commu-
nauté narrative particulière. Il y a des liens pluriels avec de multiples acteurs et narra-
teurs.
Cette conscience du manque qui traverse notre théologie peut être rapprochée de la
notion paulinienne de kénose34. D’une certaine manière, Dieu s’est vidé le premier de
son identité divine pour rejoindre l’humanité de tout homme. Ceci nous conduit à dire
qu’aucune identité religieuse ne peut se dresser contre l’expérience humaine qui cherche
un accomplissement de sa propre destinée. La théologie de la Croix, comprise moins

32
Cf. MP, p. 177.
33
Michel de CERTEAU, La Faiblesse de croire, p.112.
34
Cf. Phil 2, 6-8. Voir aussi le chapitre 6 (en particulier : « Pas de conversion sans traduction »).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 249

comme signe du triomphe sur le « monde » (au sens du mal) que comme proximité dans
la kénose, peut devenir une voie de réflexion féconde pour penser l’identité de la praxis
chrétienne. D’un côté, elle justifie l’idée d’un abaissement vers le sens humble de
l’hospitalité. De l’autre côté, elle évoque une « mort de Dieu » qui laisse l’humanité en
recherche de son libre accomplissement. Il faut entendre par là qu’il n’y a pas de « puis-
sance morale » de Dieu pour dicter la conduite à suivre en un contexte nouveau. Devant
nos questions éthiques, Dieu demeure silencieux. Il nous laisse nous débrouiller avec les
multiples médiations, les autorités diversifiées, les lieux théologiques les plus irréducti-
bles. Le vide n’est pas là pour être rempli à tout prix. Au contraire, il doit être maintenu
au risque de tomber dans l’idolâtrie. Ce n’est donc pas un récit chrétien sélectionné
parmi d’autres qui va occuper le lieu vide. La diversité des récits et des interprétations
nous conduit tant à la modestie qu’à la créativité.

F. L’autonomie enracinée35

Les modernes sont soucieux de s’autodéterminer afin de réaliser leurs propres inté-
rêts. Toutefois, la liberté du choix n’est pas en elle-même un gage de moralité. Autre-
ment dit, l’autonomie intervient en tant qu’instance normative que le sujet exerce dans
le respect de son humanité et de celle d’autrui. L’autonomie n’est pas à comprendre
comme une autarcie narcissique du sujet. En effet, elle tient compte dès le premier ins-
tant d’une réalité qu’elle ne possède pas, à savoir l’exigence éthique de la raison.
Dans un contexte pluriel et changeant, chaque personne se trouve face à une multi-
tude de références éthiques et, simultanément, à des défis d’une grande complexité.
Dans une société globalisée, il n’est plus possible de suivre un modèle éthique déter-
miné. La personne humaine est renvoyée à elle-même, à sa capacité de délibération et
de discernement. Autrement dit, la conscience joue sur le plan moral un rôle d’autorité
ultime. En fin de compte, c’est à l’individu lui-même, à partir de son enracinement pro-
pre et de sa responsabilité à l’égard d’autrui, de se situer en accord avec les croyances
qu’il porte en lui pour déterminer le type de comportement qui sera fidèle à son carac-

35
Bien que notre recherche touche au débat entre « éthique de la foi » et « éthique autonome », qui a fait
rage à partir des années septante, nous souhaitons ne pas reprendre les termes de ce débat ici. Notre
perspective cherche à revisiter l’éthique théologique sous un angle un peu différent. Pour le débat
« éthique de la foi » et « éthique autonome » et les essais de dépassement de l’alternative, on se rapportera
à Éric GAZIAUX, Morale de la foi et morale autonome. Confrontation entre P. Delhaye et J. Fuchs
(BETL, 119), Leuven, Peeters, 1995. ID., L'autonomie en morale : au croisement de la philosophie et de
la théologie (BETL, 138), Leuven, Peeters, 1998. Voir aussi : Ann Marie MEALEY, The Identity of
Christian Morality (Ashgate New Critical Thinking in Religion, Theology and Biblical studies), Surrey,
Ashgate, 2009.
250 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

tère. L’action dépend donc du travail intérieur au sujet dans la mesure où ce dernier doit
opérer une synthèse sur base d’éléments hétéroclites. Si on refuse le modèle d’une ac-
tion soumise aux pressions extérieures au profit d’une conception de l’autonomie arti-
culée à l’altérité, il devient évident qu’on ne peut ni s’en remettre à un autorité exté-
rieure ni se fier à son seul sentiment intérieur. Il faudra toujours garder en vue la dialec-
tique nécessaire entre les perceptions subjectives et les altérités interpellatrices (la Pa-
role de Dieu, les communautés…). La force du discernement personnel tient justement
dans la capacité du sujet à interagir avec ce qui n’est pas de lui sans en être dépendant.
L’autonomie suppose une acceptation des dépendances non choisies et une prise de
distance à l’égard de ces enracinements. En ce sens, la pensée communautarienne a rai-
son de soulever la question des attaches historiques et communautaires du sujet. Tout
comme la pensée libérale a raison de dire que ce même sujet est capable de se distancier
de ses racines pour promouvoir des principes rationnels aux fins d’une justice com-
mune. Il s’agit donc de dépasser le particularisme de la communauté immédiate pour
viser un niveau d’universalité justifié en raison.
La pensée de l’autonomie doit sa notoriété morale au philosophe Emmanuel Kant36.
Ce dernier, incarnant l’esprit de l’Aufklärung, envisage l’être humain comme un être
pensant qui exerce sa volonté librement par rapport à toutes les déterminations qui
l’affectent. Autrement dit, si la morale continue à inclure une idée d’obéissance, il s’agit
d’une obéissance à soi, éclairée qui devient allergique à l’hétéronomie37. Kant veut voir
la personne comme se donnant à soi-même sa propre loi, même si celle-ci a été suggé-
rée de l’extérieur, mais il refuse l’idée de la marionnette dont les fils seraient manipulés
par un autre. En faisant appel aux ressources de la raison, moins sur un plan spéculatif
que pratique (la raison pratique), le sujet moral peut poser des actes dont il est vraiment
l’auteur et dont la validité doit se justifier. Même si Kant a installé une grande distance
entre la raison et la sensibilité, il ne nie pas les conditionnements qui façonnent le sujet.
Il refuse simplement qu’on les suive aveuglément, tout comme il est convaincu de la
possibilité d’évoluer et de dépasser les impulsions qui affectent le sujet. Comme le sou-
ligne Éric Gaziaux, l’autonomie n’invite pas à renoncer à la sensibilité et à la tradition.

36
Cf. Emmanuel KANT, « Fondements de la métaphysique des mœurs », dans Ferdinand ALQUIÉ (éd.),
Œuvres philosophiques (Bibliothèque de la Pléiade), t. 2, traduit de l’allemand par Victor Delbos et
Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, 1985, p. 243-337.
37
Ricœur a bien résumé cette vision éthique lorsqu’il dit : « quand l’autonomie substitue à l’obéissance à
l’autre, l’obéissance à soi-même, l’obéissance a perdu tout caractère de dépendance et de soumission.
L’obéissance véritable, pourrait-on dire, c’est l’autonomie » (Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre,
p. 245.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 251

« L’autonomie demande à l’homme de dépasser ses divers conditionnements et c’est


dans ce dépassement qu’il découvre ce qu’il est profondément. L’autonomie ne
s’oppose pas à l’obéissance, mais à la soumission à l’arbitraire »38.
L’autonomie est requise pour faire du sujet un être responsable. Elle ne fonctionne
cependant pas dans un espace aseptisé car elle est toujours située dans un contexte qui
lui donne une assise effective. L’éthique qui valorise l’autonomie n’est pas à confondre
avec un subjectivisme qui verserait tôt ou tard vers l’arbitraire. Elle n’est pas non plus
synonyme d’individualisme qui penserait le sujet comme réalité ultime de son propre
accomplissement sans une « hospitalité dialogique ». « L’autonomie morale consiste à
poser et poursuivre les fins ultimes, conformément à une éthique de responsabilité et en
relation à un alter ego qui n’est plus une communauté particulière mais une commu-
nauté à venir, rationnelle et communiquant librement »39. Le sujet humain se constitue
de manière intersubjective, dans un rapport à autrui qui le précède. Il reçoit des autres
avant de devenir créateur lui-même. Ce « conditionnement » par les autres ne doit pas
être interprété comme une perte de liberté mais bien comme une condition de possibilité
de la liberté. Nous ne partons pas de nulle part. Évidemment, il faut mesurer les criti-
ques du sujet qui ont éclairé le fait que la personne humaine ne prend pas si aisément
une distance critique à l’égard de ce qui la détermine. La psychanalyse (Freud) et la
philosophie du langage (Wittgenstein, Saussure) ont souligné la dépendance du sujet à
l’égard de forces qu’il ne maîtrise pas (inconscientes, contextuelles). Cette critique de la
transparence du sujet à lui-même a été intégrée par la philosophie contemporaine. Alors
qu’on pourrait être tenté de renoncer à l’idée d’autonomie en raison de cette « chute »
du sujet, on a tout à gagner en replaçant le sujet dans une perspective d’intersubjectivité.
En effet, le concept kantien reste encore trop marqué par une posture transcendantale en
dehors du contexte40.
À la suite d’Axel Honneth, il est possible de repenser l’autonomie du sujet comme
« autonomie décentrée » où le contexte limitatif de la subjectivité devient le lieu de

38
Éric GAZIAUX, « L’autonomie en morale: entre l’affirmation de l’homme et la quête de Dieu », dans
Revue théologique de Louvain, 30 (1999), p. 322.
39
Koula MELLOS, « La philosophie politique anglo-américaine contemporaine », dans Alain RENAUT
(éd.), Les philosophies politiques contemporaines (depuis 1945) (Histoire de la philosophie politique),
t. 5, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 305.
40
Cf. Axel HONNETH, « L’autonomie décentrée. Le sujet après la chute », dans Françoise GAILLARD,
Jacques POULAIN et Richard SCHUSTERMAN (éd.), La modernité en questions. De Richard Rorty à Jürgen
Habermas (« Passages »), Paris, Cerf, 1998, p. 239-240.
252 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’interaction constitutive d’une autonomie effective41. La thèse du philosophe de


Francfort est motivée par un souci de réalisme, c’est-à-dire faire en sorte que le principe
normatif de l’autonomie n’exige pas des efforts démesurés de la part du sujet : « Les
capacités personnelles, qu’impliquent nécessairement l’idée d’autonomie personnelle,
au sens d’une autodétermination sans contraintes, doivent être formulées théoriquement
de telle sorte qu’elles n’apparaissent pas, du point du vue du décentrement moderne du
sujet, comme des exigences excessives à l’égard des êtres humains »42. La psychologie
nous apprend que l’individu construit sa subjectivité dans un processus de communica-
tion et de reconnaissance avec son entourage. De ce fait, la communauté n’est pas le
frein de la subjectivité mais sa condition de développement. Ceci implique une prise en
compte du contexte intersubjectif dans lequel le sujet se pense et décide de façon auto-
nome. Étant donné l’ancrage social du sujet, il importe d’acquérir certaines aptitudes
pour devenir autonome. Par rapport aux impulsions inconscientes, Honneth propose
qu’elles puissent être accueillies de façon créative dans le développement du sujet43.
Celui-ci est invité à clarifier ses besoins et ses motivations en laissant une place à
l’émergence de nouvelles possibilités d’existence. Ensuite, il ajoute le besoin d’une co-
hérence narrative de l’existence qui permet au sujet d’assumer les éléments de son his-
toire (y compris les contraintes) pour donner signification à sa vie d’agent. L’évaluation
morale doit se focaliser sur la manière dont la personne conduit sa vie. Enfin, et surtout,
Honneth ajoute une dimension essentielle : « l’aptitude à se sentir lié de manière ré-
flexive aux exigences morales de notre propre environnement social »44. Les individus
sont de plus en plus confrontés à des possibilités nouvelles et à des problèmes auxquels
les autres sont aussi confrontés. L’autonomie ne peut donc pas se contenter de penser à
partir de principes rationnels. Elle doit s’accompagner plus que jamais d’une « sensibi-
lité au contexte »45.
La théorie de l’intersubjectivité, qui sert de base à l’éthique de la reconnaissance
chez Honneth, peut nous aider à penser le sujet autonome comme déjà affecté par
l’altérité, tout en sauvant l’idée d’autonomie des critiques qui veulent lui enlever sa
force normative. L’inscription communautaire du sujet peut donc être reconnue comme

41
Honneth cherche à développer un « concept intersubjectif du sujet » où l’autodétermination n’est pas
posée en opposition aux contraintes contingentes (ibid., p. 240-241).
42
Ibid., p. 243.
43
Cet accueil est possible par la médiation de l’autre, comme le montre l’expérience de la psychanalyse.
44
Ibid., p. 249.
45
Id.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 253

une condition du développement de l’être moral dans la mesure où la raison continue à


promouvoir un travail sur les limites du sujet. Cette voie d’émancipation n’est pas au-
tomatique dans la mesure où elle implique un « combat pour la reconnaissance ».
Il y a une passivité première qui permet à l’humain de se construire sur un donné sta-
ble qu’il faut toujours interpréter. Le sujet se comprend donc en s’appropriant son passé
afin de se diriger dans le présent et le futur. Il se constitue une identité narrative en
mettant en récit les expériences et les représentations qui fondent son activité dans le
monde46. L’identité narrative n’est pas une identité close dans la mesure où elle évolue
avec l’histoire du sujet, selon une dialectique du même et de l’autre, de l’ancien et du
nouveau, du reçu et du construit. Dans ce contexte, l’autonomie du sujet n’est pas à
penser comme une indépendance à l’égard de l’identité narrative mais comme le prin-
cipe d’évaluation et de transformation de cette identité. La question qui demeure débat-
tue au sujet d’une vision communautarienne tient au caractère malléable de l’identité.
En effet, plus la communauté narrative se présente en lieu d’identification exclusif,
moins l’identité se laisse modeler en fonction des expériences nouvelles. À l’inverse,
cependant, moins le sujet est rattaché à des traditions, plus il manquera de stabilité dans
la formation de son identité. Encore une fois, la question n’est pas à poser en termes
exclusifs (ou bien l’autonomie, ou bien la communauté), mais en terme dialectique,
c’est-à-dire d’enrichissement réciproque.
La vision communautarienne a tendance à réduire le sujet à son inscription dans le
tissu communautaire, et donc aux déterminations historiques et sociales de la personna-
lité. L’autonomie est envisagée négativement comme un déni de cette appartenance à
une histoire et à un réseau social préexistant. Pourtant, si on quitte cette caricature de
l’autonomie, on verra que celle-ci ne s’exerce pas dans le vide mais bien sur fond d’un
donné que l’individu ne choisit pas. L’agir moral suppose un travail d’intégration et de
distanciation par rapport aux déterminations constitutives du sujet. L’expérience morale
suppose une prise de distance à l’égard des appels immédiats qui tiennent à
l’appartenance communautaire. « L’expérience de la réflexion morale nous révèle que,
malgré notre situation dans le monde, nous sommes supposés capables de nous libérer,
jusqu’à un certain point, de l’ordre de celui-ci, c’est-à-dire de la chaîne de causalité de
la nature et des déterminations culturelles et autres pour poser nos valeurs et affirmer

46
Pour approfondir la notion d’identité narrative, on se rapportera à Paul RICŒUR, Soi-même comme un
autre, p. 167-198.
254 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

notre autonomie dans les limites de ce que peut atteindre un sujet raisonnable fini. C’est
d’ailleurs ce qu’atteste fort clairement la figure du héros, du saint, celle de ceux qui,
envers et contre tout, ont su défendre et même mourir pour leurs convictions »47. Autre-
ment dit, le saint lui-même garde la capacité à prendre distance par rapport à la tradition
et à la communauté dans lesquelles il se trouve inséré afin de mettre en pratique ses
valeurs.
Cette démarche de l’autonomie morale est donc plus exigeante, et plus engageante,
que le suivisme des normes d’une culture (ou sous-culture) donnée. Le travail de
l’appropriation et de la recréation des valeurs d’une tradition éthique suppose une capa-
cité à l’autocritique et à la reconnaissance de la contribution positive de l’autre dans un
espace de discussion ouvert.
Justine Lacroix fait remarquer que, dans la modernité caractérisée par la rupture par
rapport à un ordre social où l’obligation est de se conformer à un modèle préfixé,
l’individu a vocation à se distancier des modèles préétablis48. Par conséquent, l’apport
moderne par excellence se résume par la capacité d’évaluer et de délibérer de manière
autonome. Le libéralisme qui en découle tend à s’abstraire des contextes pour dégager
les conditions qui permettent l’existence d’une société juste. Les communautariens
soulèvent les faiblesses de cette pensée49. D’une part, l’idée d’un sujet rationnel serait
plus une abstraction qu’un reflet de l’expérience. D’autre part, l’individualisme libéral
ne tient pas compte de la dimension sociale (communautaire) de l’être humain. La poli-
tique qui promeut un sujet détaché de son histoire fait violence à l’identité de la per-
sonne et à son « enracinement originaire »50. L’individu appartient toujours à une cer-
taine société qui imprime chez lui un certain nombre de perceptions morales. L’être
humain se comprend lui-même dans un espace chargé de significations qu’il s’approprie
par le biais de la narration. Pour donner sens à son action, l’individu raconte son histoire
et sa manière de voir son avenir. Une société juste n’est-elle pas une société qui recon-

47
Lukas K. SOSOE, « La réaction communautarienne », dans Alain RENAUT (éd.), Les philosophies
politiques contemporaines (depuis 1945) (Histoire de la philosophie politique), t. 5, Calmann-Lévy, 1999,
p. 410.
48
Cf. Justine LACROIX, « Le sujet libéral et sa critique communautarienne », dans Denis MÜLLER et alii
(éd.), Sujet moral et communauté (Études d'éthique chrétienne, Nouvelle Série, 4), Fribourg, Academic
Press Fribourg, 2007, p. 288-307.
49
Le camp communautarien, qui rassemble des auteurs nord-américains, est loin d’être homogène. Ce qui
les rassemble est surtout l’insistance sur l’éthos communautaire pour construire un projet collectif. Nous
renvoyons à André BERTEN, Pablo DA SILVEIRA, Hervé POURTOIS (éd.), Libéraux et communautariens.
Textes réunis et présentés (Philosophie Morale), Paris, PUF, 1997.
50
Justine LACROIX, « Le sujet libéral et sa critique communautarienne », p. 291.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 255

naît l’engagement de ses membres ? Ce qui représente le bien pour une personne ne
peut être ignoré pour élaborer des institutions justes. Les communautariens pensent
qu’une communauté au sens fort ne se résume pas à un lieu utile à réaliser certains ob-
jectifs. Une communauté est constitutive d’identité. Comme le dit Justine Lacroix, « les
communautés constitutives se signalent d’abord parce qu’elles fournissent un mode de
pensée, d’action, de jugement – une façon d’être au monde – qui va au-delà de toute
articulation »51. Personne n’échappe à la communauté qui a formé son identité, même
celui qui la rejette. Il s’agit d’une sorte de destin social de l’individu. Toutefois, une
marge de manœuvre existe dans l’appropriation de son identité. Justine Lacroix distin-
gue ici une version « dure » et une « version » douce. La première estime que le sujet
est tellement « rivé » aux fins de sa communauté d’origine qu’il se fait violence en
voulant y renoncer. Cette vision affirme la nécessité de maintenir l’appartenance pour
rester cohérent avec soi, ce qui pose la question de la place accordée à l’autonomie per-
sonnelle. Certes, la plupart des communautariens ne nient pas la possibilité d’une dis-
tance critique du sujet à l’égard des valeurs communautaires, étant conscients tant des
multiples appartenances que de l’importance accordée à l’idée de liberté par nos
contemporains. Il existe donc une version « douce » qui tend à se rapprocher du libéra-
lisme. En réalité, la frontière entre libéraux et communautariens est souvent floue. En
admettant la possibilité de remettre en cause les modèles de sa communauté
d’appartenance, en reconnaissant une appropriation personnelle de l’identité, les com-
munautariens finissent par rejoindre les intuitions du libéralisme. « Nul libéral n’a ja-
mais prétendu que des personnes pouvaient réellement exister indépendamment de tout
ce qui forme leur contexte social et culturel, ni qu’on puisse parvenir à un point de vue
qui ne serait pas un point de vue de quelque part dans le monde, informé par des tradi-
tions historiques particulières »52.
L’abstraction reprochée au libéralisme se justifie en raison de la capacité de l’être
humain à prendre distance d’une pratique particulière. Il ne s’agit pas de nier
l’enracinement mais de le questionner et de délimiter sa portée normative. Le libéra-
lisme permet à chaque personne insérée dans un contexte particulier de prendre en
compte d’autres principes d’action. L’idée libérale d’autonomie du sujet signifie
concrètement que chacun conserve la possibilité de réévaluer ses convictions fonda-

51
Ibid., p. 296.
52
Ibid., p. 301.
256 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

mentales. Si toute personne est affectée par son histoire, nul n’est prisonnier d’un des-
tin. Néanmoins, on peut être tenté par un modèle de communautarisme « holiste » dans
la mesure où il offre une certaine sécurité au sujet. Dans ce cas, tout serait réglé par les
pratiques d’une communauté en se laissant guider par la trame narrative véhiculée au
sein de celle-ci. Pour désigner cet état holiste, nous pouvons reprendre l’expression de
Sheyla Benhabib, lorsqu’elle parle du « communautarisme intégrationniste » (integra-
tionist communitarianism)53. Elle désigne ainsi une pensée communautaire qui prétend
surmonter la fragmentation sociale et l’individualisme par un contexte narratif visant à
intégrer toute la réalité sociale dans un même englobant. Le problème est que cette pen-
sée « intégrationniste » sous-estime le pluralisme qui est lui aussi constitutif de
l’identité morale. Un communautarisme peut s’avérer dangereux quand il ne permet pas
aux personnes de gérer une pluralité tant au sein de la communauté qu’au plan de la
société.

Chapitre 2. Sujet et autorité chez Hauerwas

La théologie de Hauerwas met l’accent sur l’autorité de la communauté dans le dis-


cernement de la pratique chrétienne des sujets. Le chrétien qui participe à la vie com-
munautaire reçoit de celle-ci une éducation et une formation qui l’oriente dans ses choix
et engagements. Le but de l’autorité, pour ce théologien, est de conduire les chrétiens à
devenir témoins du Royaume par une pratique de la foi cohérente avec l’herméneutique
communautaire de la foi. Nous allons mettre en évidence la relation du sujet à la com-
munauté dans la théologie hauerwassienne (I). Après avoir souligné la façon dont celle-
ci envisage l’autorité au sein de la communauté (II), nous nous interrogerons sur les
limites de la reconnaissance dans cette pensée (III).

I. Le sujet constitué par la communauté

Dans une culture qui accentue le « fais comme tu le sens », l’intervention d’une auto-
rité est perçue comme une menace pour la liberté de l’individu. De fait, l’autorité peut
s’avérer être une forme de domination inacceptable. Pour l’homme d’aujourd’hui, le

53
Sheyla BENHABIB, Situating the Self: Gender, Community and Postmodernism in Contemporary Ethics,
New York, Routledge, 1992, p. 77. L’auteur distingue deux formes de communautarisme : un
communautarisme intégrationniste et un communautarisme participatif. Tandis que le premier se replie
sur une tradition donnée, le second développe une pratique de négociation avec les autres traditions afin
de viser une communication réciproque.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 257

principe même de l’autorité est compris comme un frein potentiel à l’épanouissement


personnel. Le succès de l’idée d’autonomie témoigne du tournant moderne qui situe
l’autorité au cœur même du sujet (Descartes, Kant). Ceci a pour conséquence le fait que
toute voix qui vient du dehors, ou qui ne rejoint pas les préférences du sujet, sera consi-
dérée comme une contrainte inadmissible. L’autonomie qui revient à faire valoir des
préférences n’est pas autre chose qu’une « tyrannie du désir ». Si l’on veut créer une
communauté, il faut nécessairement une autorité qui empêche les membres de se laisser
guider par leurs seules préférences. La liberté définie comme absence de contrainte de-
vient facilement un laisser-faire dans lequel le sujet est emporté par ses passions. Or, du
point de vue éthique, la liberté est moins de faire ce que l’on veut que d’être celui que
l’on est. La question n’est pas « Suis-je libre d’agir comme je veux ? » mais « Puis-je
devenir ce que je suis ? ». Pour que le sujet puisse être pleinement lui-même, encore
faut-il qu’il se connaisse. En découvrant son identité, le sujet peut apprendre à l’habiter.
Pour connaître et vivre son identité, le sujet a besoin des autres. De ce fait, il lui faut une
communauté qui fasse autorité pour lui.
Chez Hauerwas, l’autorité et la communauté sont deux réalités qui sont entremêlées.
En effet, nul ne peut comprendre l’autorité en dehors d’un contexte communautaire re-
connu. La définition de l’autorité dépend de la communauté : « Bien que l’autorité est
souvent confondue avec le pouvoir et la coercition, elle tire sa substance de la commu-
nauté d’une façon assez différente. Comme le pouvoir, l’autorité est directive ; à la dif-
férence du pouvoir, cependant, elle trouve son fondement non pas à partir des déficien-
ces de la communauté, mais à partir des demandes intrinsèques de la vie commune. La
signification de l’autorité doit être fondée sur une autocompréhension de la commu-
nauté, laquelle s’incarne dans ses habitudes, ses coutumes, ses lois et traditions ; parce
que cette incarnation constitue l’engagement de la communauté de procurer les moyens
pour qu’un individu s’approche plus près de la vérité »54. L’autorité devient ainsi le
moyen par lequel la communauté trouve le chemin de la vérité. Nous pouvons néan-
moins nous demander ici comment ces habitudes communautaires sont définies.
Hauerwas ne semble pas se préoccuper de la façon dont les coutumes ou les traditions

54
Traduction de : « Though authority is often confused with power and coercion, it draws is life from
community in a quite different manner. Like power, authority is directive; unlike power, however, it takes
its rationale not from the deficiencies of community, but from the intrinsic demands of a common life.
The meaning of authority must be grounded in a community’s self-understanding, which is embodied in
its habits, customs, laws and traditions; for this embodiment constitutes the community’s pledge to
provide the means for an individual more nearly to approach the truth » (CC, p. 60).
258 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

sont reconnues comme faisant autorité dans la communauté. Son discours demeurant
abstrait, on aura du mal à voir exactement ce que cet auteur entend pas les « moyens »
qui ouvrent à la vérité. Ces moyens sont toutefois importants pour aller vers le but fixé.
Hauerwas souligne avec force l’autorité de la communauté : « En résumé, j’ai suggéré
que l’autorité requiert la communauté, mais c’est également vrai que la communauté
doit avoir l’autorité. Parce que cette autorité est cette réflexion initiée par les traditions
de la communauté à travers laquelle un but commun est recherché. L’autorité est donc
le moyen grâce auquel une communauté est capable d’aller d’où elle est vers où elle
doit être »55. L’autorité est donc au service d’une destinée. Pour qu’elle puisse
s’exercer, il faut encore savoir clairement quelle est la direction à prendre. Elle
n’impose pas cette direction mais elle la reçoit de la tradition telle qu’interprétée, dis-
cutée, testée au sein d’une communauté. C’est donc in fine la communauté elle-même
qui va définir la finalité à poursuivre. L’autorité est nécessaire étant donné qu’il y a une
diversité de manières de chercher le bien commun. « L’autorité n’est pas de ce fait une
force extérieure qui commande contre notre volonté ; elle provient plutôt d’une vie
commune rendue possible par la tradition. L’autorité n’est pas seulement compatible
avec la liberté, mais elle la requiert puisque l’existence continuée et l’excellence de la
communauté sont possibles uniquement en formant et en perfectionnant de nouveaux
membres. Cependant la liberté n’est pas une fin en elle-même, mais la condition néces-
saire pour une communauté d’arriver à une compréhension plus juste d’elle-même et du
monde »56. Comme on le voit, la liberté elle-même est au service de la communauté
dans laquelle chaque membre tend à un accomplissement en fonction de la tradition. On
retrouve l’idée d’un bien commun de la communauté qui doit être visé par ceux qui
participent à l’aventure communautaire. La poursuite de ce bien passe par une acquisi-
tion de vertus et la guidance de l’autorité qui est au service de la tradition.
Dans une société pluraliste, on se trouve face à des traditions différentes qui promeu-
vent des idéaux et des modes de gouvernement hétérogènes. Cette réalité, ce fait pluriel,
amène les citoyens à concevoir un mode de négociation et de délibération où aucune

55
Traduction de : « In summary, I have suggested that authority requires community, but it is equally
true that community must have authority. For authority is that reflection initiated by a community’s
traditions through which a common goal can be pursued. Authority is, therefore, the means through which
a community is able to journey from where it is to where it ought to be » (ibid., p. 63).
56
Traduction de : « Authority is not, an external force that command against our will; rather it proceeds
from a common life made possible by tradition. Authority is not only compatible with freedom, but
requires it, since the continued existence and excellence of the community is possible only by forming
and perfecting new members. Yet freedom is not an end in itself, but the necessary condition for a
community to come to a more truthful understanding of itself and the world » (ibid., p. 62).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 259

communauté ne peut s’imposer. L’État constitutionnel libéral prévoit un cadre dans


lequel les négociations s’opèrent pour trouver le consensus qui garantit la paix et le
fonctionnement démocratique des organes politiques. Cet État exerce donc un pouvoir
en raison de l’autorité qu’il reçoit de la constitution. Hauerwas objecte que cette politi-
que revient à promouvoir une violence nécessaire pour arbitrer les intérêts en conflits.
Aucune tradition ne venant réguler les choix, aucun lien communautaire n’étant encou-
ragé, il en résulte une décomposition et un pluralisme de façade. La démocratie libérale
faisant fi des traditions morales (au nom d’une tradition particulière), les individus sont
privés d’une autorité pour décider dans quelle direction se diriger. Les avocats du libé-
ralisme, Rawls en particulier, considèrent que les citoyens doivent oublier leur enraci-
nement éthique pour se rallier aux « principes de justice » qui sont établis selon la tradi-
tion libérale dominante57. Les partisans de la thèse libérale imposent un cadre libéral à
tous, exerçant ainsi un pouvoir sur ceux qui ne partagent pas les présupposés du contrat
libéral. En effet, dans le régime libéral, il n’est pas permis de faire valoir des manières
de vivre et de penser liées à une tradition. Seuls par conséquent seront reçus des argu-
ments compatibles avec les principes préalablement définis « sous voile d’ignorance »
dans la situation originelle58. On peut donc comprendre que de ce fait, aux yeux de
Hauerwas, le pluralisme n’est plus vraiment respecté. Toutefois, nous estimons néces-
saire de vivre en référence à des principes acceptés démocratiquement, dont la formula-
tion implique un régime juridique reconnu par tous. Cela s’avère obligatoire si l’on veut
garantir une paix sociale, où la violence est régulée de la façon la plus juste possible. En
refusant d’encourager cette régulation, nous craignons que Hauerwas ne puisse pas faire
progresser la non-violence tout comme il risque de renforcer sa vision d’une société
décomposée. Si Rawls demande à chacun de prendre en compte des principes de justice,
il attend également qu’on se laisse inspirer par ses propres convictions dans la mesure
où elles soutiennent l’idée de justice ou d’égalité. La participation à la vie politique,
régulée par le droit, permet aux membres de la société de forger un vivre ensemble qui
soit respectueux des différences. Cela n’est possible qu’en acceptant un certain cadre

57
Cf. HR, p. 180 (note 8).
58
« For the original position is a stark metaphor for the ahistorical approach of liberal theory, as the self
is alienated from its history, and simply left with its individual preferences and prejudices » (CC, p. 82).
Hauerwas fait allusion ici à la fiction de Rawls d’après laquelle, pour obtenir des règles justes, les
citoyens doivent décider en faisant abstraction de leur position sociale et de leurs préférences subjectives.
Chacun doit raisonner en imaginant qu’il pourrait occuper n’importe quelle place dans la société (homme,
femme, pauvre, riche…). Cf. John RAWLS, Théorie de la justice (Points 354), traduit de l’américain par
C. Audard, Paris, Seuil, 2009.
260 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

négocié, celui-ci ne pouvant pas être dépendant de l’autorité d’une tradition ou d’un
récit propre à un groupe de personnes. Il ne faut pas non plus oublier que les principes
de l’État libéral (égalité, liberté d’opinion, justice pour tous) permettent justement à des
communautés narratives de se former et de se développer sans que nul ne doive rester
prisonnier d’un ancrage communautaire donné. L’appartenance à une communauté ne
peut donc pas entraîner un sentiment de dégagement par rapport aux principes de l’État
de droit. Au nom de l’autorité communautaire, Hauerwas néglige cette responsabilité
plus large dans la société politique.

II. L’autorité de la communauté

L’être humain engagé en raison de sa foi est un être en relation avec d’autres qui
partagent la même croyance. La dimension communautaire n’est en effet pas secondaire
étant donné que l’aventure chrétienne est celle d’un peuple en marche. La foi condui-
sant à une pratique, le croyant a besoin d’une formation, d’une éducation au contact de
maîtres (les saints). Chaque croyant qui veut suivre le Christ dans sa vie est amené à se
référer à d’autres. En effet, il trouve son chemin en dialogue avec des textes, des figures
de sainteté – présentes et passées –, bousculé dans ses illusions par la prédication et la
célébration liturgique. La finalité de son engagement est d’offrir au monde le témoi-
gnage du Royaume déjà inauguré mais inachevé. Il ne va pas changer le monde mais
montrer au monde que quelque chose a changé depuis la mort et la résurrection de
Jésus.
Dans cet esprit, la théologie de Hauerwas met l’accent sur l’autorité de la commu-
nauté dans le discernement de la pratique chrétienne des sujets afin de devenir témoin
du Royaume. Le chrétien qui participe à la vie communautaire reçoit de celle-ci une
éducation et une formation qui l’oriente dans ses choix et engagements. On ne trouve
pas dans cette théologie de magistère institué. L’autorité vient de Dieu et l’Esprit Saint
inspire la communauté. Une place particulière est donnée aux saints qui ont conformé
leur vie à celle de Dieu. L’autorité de l’Écriture n’est pas première dans la mesure où
c’est l’interprétation qui en est donnée qui fait autorité. Le sujet est donc subordonné à
la pratique communautaire de l’interprétation. La légitimité de l’autorité vient du fait
qu’elle correspond à la demande des personnes qui cherchent à progresser dans le
Royaume de Dieu. La communauté des disciples dispose de médiations pour exercer
cette autorité, à savoir la Bible et la tradition. La tradition n’est pas une répétition des
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 261

mêmes interprétations. Elle suppose une interaction avec le destinataire et une lecture
renouvelée en fonction des perceptions des chrétiens. Il n’y a donc pas vraiment chez
Hauerwas de fixisme dans la mesure où la tradition continue à vivre dans l’espace
ecclésial. La tradition crée un espace de conversation qui laisse émerger des facettes de
la vérité. Chacun a reçu une liberté pour croire et comprendre, pour agir en personne de
vertu, en se mettant sous l’autorité de la Bible et de son interprétation par la
communauté. Ceci revient à dire que la liberté se déploie dans le tissu communautaire
au fur et à mesure que la personne s’adapte aux exigences définies par l’herméneutique
ecclésiale. Nous ne trouvons pas chez Hauerwas un fondamentalisme pur en ce sens
qu’il ne suffit pas de lire l’Écriture pour savoir vers où aller. En effet, l’herméneutique
communautaire de Hauerwas implique une conversation entre les participants pour
trouver ensemble le chemin du bien.
La proposition théologique communautariste ne conduit pas forcément à une vision
monolithique de la vérité. En effet, il y a chez Hauerwas une place pour une certaine
fidélité créatrice. Les pratiques et le langage peuvent être modifiés en raison d’une nou-
velle perception de la vérité59. L’Écriture a donné lieu à des traditions qui elles-mêmes
offrent un espace pour trouver la vie nouvelle. La communauté doit accepter de ren-
contrer ces tensions entre des habitudes de pensées et des perceptions nouvelles. La
Bible elle-même est une collection de différentes théologies. La conversation, déjà in-
terne au texte biblique, doit se continuer au sein de la communauté des chrétiens. Si
l’Église possède une dimension démocratique en raison de la « conversation » entre les
différents points de vue, la vérité ne résulte pas d’un arbitrage entre des opinions égales.
Il nous semble toutefois que Hauerwas conçoit trop cette discussion à l’intérieur du récit
chrétien. Nous pensons que cela est trop limitatif car en fait le « monde » (dans toute sa
complexité) fait partie de la discussion par le biais des participants qui sont façonnés par
la culture ambiante. La conversation ne se ferait donc pas seulement avec ceux qui sont
impliqués dans la vie commune mais aussi, et indirectement, avec ceux que chaque dis-
ciple rencontre dans la vie quotidienne (ami, patron, professeur, artiste..). C’est un as-
pect qui n’est pas mis en valeur dans la perspective du théologien méthodiste.
La position de Hauerwas quant à l’origine de l’autorité est simple : celle-ci ne vient
pas de la société (démocratie), ni de l’individu, mais de Dieu60. Les théories du contrat

59
Cf. CC, p. 63.
60
Cf. ibid., p. 84.
262 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

social (Hobbes, Locke) sont basées sur l’idée que l’individu est l’unique source de
l’autorité61. On présuppose ici que les individus défendent leurs intérêts, entrent en
conflit et doivent trouver un arrangement. Dans l’Église, les saints sont investis de
l’autorité parce qu’ils se sont appropriés la vérité de façon plus grande que les autres62.
La vérité ne se connaît pas dans le seul débat mais dans la vie de ceux qui ont été sancti-
fiés. L’autorité morale ne vient pas d’un statut fonctionnel ou juridique mais de la mise
en pratique d’une éthique des vertus. L’autorité de l’Église repose sur le « témoignage
des saints » qui incarnent dans leur vie la vérité de l’Évangile. Hauerwas explicite la
raison de cette façon : « Les chrétiens ne pensent pas qu’il n’y a pas de vérité ; ou en-
core que la vérité ne pourrait être trouvée qu’à travers le conflit. C’est précisément
pourquoi l’autorité dans l’Église est revêtue par ceux que nous avons appris à appeler
saints, en reconnaissance de leur appropriation plus complète de cette vérité »63.
Comme le pouvoir existe pour tout groupe et qu’il est ambivalent, il faut que la per-
sonne qui l’exerce possède un caractère bien formé64. Seul celui qui a appris à suivre le
Christ dans une communauté de disciples peut exercer le pouvoir de façon crédible.
Chaque membre de la communauté doit faire l’effort d’appartenir à une « commu-
nauté de discipline » où l’autorité touche non seulement la vie spirituelle mais égale-
ment la vie morale et sociale65. Cela implique notamment un regard de la communauté
sur l’usage de l’argent et sur les relations affectives. À ce sujet, le théologien méthodiste
estime que la communauté peut aller jusqu’à dire à une personne ce qu’elle doit faire. Il
cite l’exemple d’un pasteur qui ordonnait à un homme de pardonner à sa femme (adul-
tère) en raison du fait que la communauté (congregation) avait jugé que c’était son de-
voir de mari66. En parlant du théologien, Hauerwas estime que celui-ci aussi doit se

61
Cf. ibid., p. 78.
62
Cf. ibid., p. 85.
63
« Christians do not believe that there is no truth; rather truth can only be known through struggle. That
is exactly why authority in the church is vested in those we have learned to call the saints in recognition
of their more complete appropriation of that truth » (ibid., p. 85). « […] The church’s authority rests on
the witness of the saints […] » (CET, p. 233).
64
Hauerwas donne comme exemple Saint Thomas More (1478-1535), homme de loi et de gouvernement,
en raison de son courage à rester sous l’autorité de Dieu face aux compromissions du roi d’Angleterre
Henri VII. Le martyre de Thomas More n’était pas un but en soi mais la conséquence d’une vie de
disciple sans compromission. More n’a pas choisi le camp du pouvoir mais celui de la vérité. Il a opté
pour l’espérance en Dieu devant un monde qui utilise la violence pour garantir son pouvoir. Cf. ibid.,
p. 199-219.
65
Cf. AC, p. 93.
66
Cf. ibid., p. 110.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 263

soumettre à la discipline de l’évêque, celui-ci étant garant de l’unité et de la sainteté de


l’Église67.
L’autorité est donc un élément constitutif de la vie chrétienne. On peut dire que cha-
que société a besoin d’une organisation de cette autorité de façon à pouvoir trouver une
cohésion dans la décision qui concerne tout le monde. Chez Hauerwas, si cette autorité
trouve son origine en Dieu, elle s’exprime humainement à travers la communauté qui,
elle-même, se met à l’écoute des saints. Le pasteur doit lui-même se mettre au service
de la communauté et son autorité dépendra de la conformité de son « caractère » (cha-
racter) aux exigences du récit communautaire. Cela peut être séduisant mais cela n’en
demeure pas moins confus. En effet, Dieu n’étant pas directement audible dans la com-
munauté, qui doit-on écouter ? Le pasteur, le prédicateur, le saint ? Si le saint a une
place privilégiée, il demeure une question incontournable : qui désigne les saints dans la
communauté ? Quand il faut trancher une question, on dira que la communauté est ha-
bilitée à le faire. Mais comment procède-t-on ? Est-ce qu’il y a un vote majoritaire ?
Doit-on atteindre l’unanimité ? Quel est le pouvoir du « chef » de la communauté ?
Voilà autant de questions qui restent en suspens. Hauerwas n’apporte pas de réponse
claire. Le principe de l’autorité comme expression de la communauté est présenté avec
une telle évidence que l’auteur a l’air de se dispenser de préciser les modes décision-
nels. Il s’agit là d’un impensé, à moins que cela ne soit simplement la conséquence
d’une ecclésiologie utopique. Comme cela n’existe pas dans la réalité, ces questions ne
se posent pas encore. L’autorité communautaire prônée par Hauerwas n’est pas sans
susciter de vives critiques, en particulier du côté féministe. Gloria Albrecht a dénoncé
l’idéalisme anhistorique de cette éthique théologique qui prétend parler à partir d’une
particularité historique en ignorant les présupposés qui fondent ses affirmations68.
Albrecht estime que c’est une vision d’hommes blancs continuateurs du régime patriar-
cal dont les chrétiens ont hérité. La théologienne pense que la perspective d’Hauerwas
est une idéologie du contrôle au détriment des femmes69. L’idée d’une « communauté
de discipline » où les chrétiens apprennent ce qu’ils ont à faire est dangereuse. En effet,
la subjectivité de la personne se trouve absorbée par la « politique » de la commu-

67
Cf. PF, p. 233.
68
Gloria ALBRECHT, The Character of our Communities. Toward an Ethics of Liberation for the Church,
Nashville, Abingdon, 1995.
69
Cf. ibid., p. 108.
264 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

nauté70. Dans l’exemple cité plus haut de la femme adultère qui devait être reprise par
son mari, il n’est nullement question du point de vue de cette femme71.

III. Une herméneutique de la reconnaissance ?

Hauerwas attache de l’importance à l’attitude vis-à-vis d’autrui en raison de ce qu’il


peut apporter. Le théologien américain ne se considère pas comme celui qui possède la
vérité pour la communiquer aux autres. Il attend également des autres les paroles qui le
ramènent à la fidélité authentique au récit chrétien. En effet, Hauerwas pense que la
vérité est le Dieu vivant, « qui nous rencontre souvent avec le visage de l’étranger »72.
Les chrétiens doivent apprendre à recevoir le Dieu qui vient de façon inattendue. Les
chrétiens ont été appelés par l’« étranger ultime », à savoir le Dieu connu grâce au peu-
ple juif. Ils ne peuvent par conséquent jamais présumer qu’ils n’ont rien à apprendre de
ceux qui ne seraient pas chrétiens73. La vérité ne peut jamais être possédée mais elle
peut être reçue comme un don74. Hauerwas ajoute de façon claire la nécessité de se tour-
ner vers autrui pour se mettre à l’écoute : « Les chrétiens ne peuvent rien faire de plus
important que de prendre le temps […] d’écouter les histoires racontées par les autres et,
par cette écoute, avoir des oreilles neuves pour entendre et vivre l’histoire dont nous
croyons qu’elle fait de nous des participants de la vie de Dieu »75. La rencontre des au-
tres constitue en fait une provocation qui conduit à sortir de la banalisation.
Hauerwas souligne souvent cette vertu d’hospitalité qui doit caractériser les chré-
tiens. On serait enclin à voir dans son approche une similitude avec le principe metzien
de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. Cependant, l’herméneutique du théolo-
gien américain est moins décentrée qu’elle ne paraît à première vue. Dans son livre Le
Royaume de Paix, il met en évidence le pouvoir universel de l’annonce chrétienne, tout
en soulignant le sens de l’hospitalité en tant qu’invitation à faire de l’autre un membre
de l’Église : « Notre obligation de porter témoignage indique que, pour le peuple chré-

70
Cf. ibid., p. 125.
71
Cf. ibid., p. 126.
72
Traduction de : « [God] meets us in the face of the stranger » (PF, p. 15).
73
« Christians understand that they are the people who have been claimed by the ultimate stranger, that is,
the God who would be known through the Jews. Christians cannot, therefore, ever presume that they will
not have to learn from those who are not Christians » (ibid., p. 15).
74
« For Christians, truth can never be a possession but rather must be received as a gift » (ibid., p. 26).
75
Traduction de : « […] Christians can do nothing more important than take the time […] to listen to the
stories others tell and in so hearing gain fresh ears to hear and live the story we believe makes us
participants in God’s life » (ibid., p. 149).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 265

tien, aucun peuple n’est au-delà du pouvoir de la Parole de Dieu. Pour les chrétiens, il
n’y a pas de « barbares », mais seulement des étrangers dont nous espérons faire nos
amis. Nous proposons à l’étranger l’hospitalité du Royaume de Dieu en l’invitant à
partager notre histoire. Bien sûr, nous savons que l’étranger ne vient pas à nous comme
une table rase ; il a aussi une histoire à raconter. Par la manière dont l’étranger reçoit
l’histoire de Jésus (et cette réception peut prendre la forme d’un rejet), nous apprenons
nous-mêmes à mieux entendre l’histoire de Dieu »76. À partir de ce propos, il nous sem-
ble que la reconnaissance de l’autre ne se fait que dans la perspective du témoignage
unilatéral. Est reçu celui qui accepte l’histoire racontée par la communauté. De plus, la
rencontre avec l’étranger a comme finalité de renforcer le récit des chrétiens. L’amitié
se vit avec ceux qui acceptent l’invitation à entrer dans le « monde » de la communauté.
Nous pensons donc que la reconnaissance se conçoit de façon trop peu dialectique,
comme si le témoignage de l’autre ne pouvait pas interrompre la vision des chrétiens.
Ajoutons aussi que l’expression généreuse de Hauerwas n’est pas toujours conciliable
avec la rhétorique agressive qu’il déploie à l’égard de la société dans laquelle il vit. S’il
est prompt à se faire de nouveaux amis, il appelle aussi à définir des ennemis contre qui
les chrétiens doivent se positionner77. La pensée communautaire du théologien métho-
diste est focalisée sur l’unité du récit qui doit garantir l’unité de la communauté. De ce
fait, les notions de conflits d’interprétation et de dissension sont vues négativement. Or,
la reconnaissance est un « combat pour la reconnaissance » (Honneth) qui suppose
d’ouvrir les récits et de critiquer la façon dont ils sont interprétés. Ce n’est que dans la
mesure où la communauté accepte en son sein les divergences qu’elle peut réellement
reconnaître l’autre comme un partenaire authentique sans vouloir le ramener à un rôle
précis. Chaque croyant doit pouvoir reconnaître la validité de ce que l’autre apporte
(qu’il partage les mêmes convictions ou non) et s’engager à permettre à cet autre
d’exprimer sa vision éthique dans la mesure où celui-ci accepte lui aussi de se trouver
dans un rapport symétrique. Comme les rapports sont rarement d’emblée égalitaires, il
faut entrer dans une critique des conditions de la reconnaissance qui sera sensible aux

76
RP, p. 196.
77
Cf. Stanley HAUERWAS, « No enemy, No Christianity: Theology and Preaching between the
‘Worlds’ », dans Miroslav VOLF, Carmen KRIEG, Thomas KUCHARZ (éd.), The Future of Theology.
Essays in honour of Jürgen Moltmann, Grand Rapids - Cambridge U.K., William B. Eerdmans
Publishing Company, 1996, p. 31.
266 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

réseaux de pouvoir qui peuvent en quelque sorte « plomber » la situation78. La critique


féministe (Albrecht) nous invite à revoir les conditions de la reconnaissance à l’intérieur
de la communauté elle-même. Autrement dit, le combat pour la reconnaissance vaut
aussi à l’intérieur de l’Église elle-même.

Chapitre 3. Sujet et autorité chez Metz

L’anthropologie de Metz est fondamentalement tournée vers autrui.


L’intersubjectivité constitue un élément constitutif de la pensée théologique metzienne.
Le rapport du sujet à l’autorité est donc un rapport qui suppose l’altérité et la reconnais-
sance. Si Metz avait au départ surtout développé l’autorité éthique que le sujet acquiert
par la conversion et la suivance, il a de plus en plus mis l’accent sur l’autorité qui vient
des victimes. Plus largement, il a pensé théologiquement à partir d’une herméneutique
de la reconnaissance. Celle-ci est pour lui un préalable indispensable pour éviter toute
logique de domination génératrice de nouvelles souffrances chez l’être humain. Dans un
premier temps, nous soulignerons le caractère décentré du sujet chez Metz (I). Ensuite,
nous rendrons compte du lien essentiel entre suivance et autorité (II). Enfin, nous relè-
verons l’impact profond de l’altérité et de la reconnaissance dans la théologie metzienne
(III).

I. Le sujet décentré

Metz pense l’identité humaine de façon fondamentalement intersubjective. En effet,


l’idée centrale est que l’expérience de la relation avec autrui constitue l’identité du sujet.
Mais là où certaines théologies plus existentialistes mettent l’accent sur la relation entre
deux interlocuteurs (Je-Tu), Metz élargit l’étendue de l’intersubjectivité. Il s’agit donc
en quelque sorte d’une intersubjectivité au niveau social et politique. Cela revient à dire
que toute personne se comprend elle-même, non seulement dans un face-à-face avec
une autre personne, mais également dans un réseau de relations qui fait de l’existence
humaine une existence politique. Le présupposé anthropologique de Metz situe
d’emblée le sujet en rapport avec la société, de sorte que les relations qui le constituent
sont tant proches que lointaines. Metz aborde cela dans un texte déjà ancien (1967) qui

78
Cf. Majid YAR, « Honneth and the communautarians: towards a recognitive critical theory of
community », dans Res Publica, 9 (2003), p. 101-125.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 267

explicite le rapport intersubjectif et sociétal qui caractérise le sujet : « Vu que cette ex-
périence humaine n’est pas celle d’un individu isolé ou d’une monade au sein d’un
cosmos matériel, mais celle d’une personne sociale à l’intérieur d’une société histori-
que, l’homme expérimente la pluralité des dimensions de son propre être (« Dasein »)
non pas d’abord et premièrement comme déterminations plurielles de son être
(« Dasein ») à travers une contemplation de lui-même et une introspection, mais dans et
par sa rencontre des autres. On ne peut adéquatement distinguer les rencontres intimes
« Je-Tu » des rencontres « Je-Il » plus techniques, vu qu’elles se développent principa-
lement à travers la médiation de choses communes et de travaux communs, et elles ne
sont pas dès lors d’abord privées et intimes, mais sociales et politiques »79.
Metz estime que le sujet doit être pensé en tenant compte de sa constitution relation-
nelle plurielle. Ceci implique une pluralité dans la manière d’expérimenter le monde et
la vie avec autrui. Nous sommes aux antipodes d’une pensée solipsiste qui verrait le
monde des autres comme extérieur et secondaire par rapport à une affirmation de soi.
Dans sa théologie du monde, Metz avait dénoncé les théologies qui privatisent la foi
en raison d’une conception basée sur une intersubjectivité immédiate et abstraite, au
rang desquelles on trouve la théologie de type existentialiste qui envisage l’altérité
comme une catégorie (Bultmann) ainsi que la théologie personnaliste qui voit le sujet en
relation en face-à-face avec un « tu ». Metz pense qu’il faut élargir le spectre en incluant
les autres qui ne sont pas présents dans le cercle immédiat des relations. C’est dans cette
perspective qu’il a publié d’autres textes sous le titre « La foi dans l’histoire et la so-
ciété ». L’histoire est pensée à partir de l’« histoire des vaincus » où les victimes ont
souvent été oubliées en raison de la course au progrès. La société, quant à elle, com-
prend une pluralité d’acteurs qui dépassent le contexte intime de chacun. Il apparaît,

79
Traduction de : « Diese radikale Einheit der Pluralität der Dimensionen der menschlichen Existenz
wird vom Menschen nicht auf Einerleiheit reduziert, wenn er diese Pluralität in einer seiner
Grundbefindlichkeit entsprechenden Weise erfährt. Da diese Grundbefindlichkeit des Menschen nicht die
eines isolierten Individuums oder einer Monade innerhalb eines dinghaften Kosmos, sondern die einer
sozialen Person innerhalb einer geschichtlichen Gesellschaft ist, erfährt der Mensch die Pluralität der
Dimensionen seines eigenen Daseins nicht zuerst und primär als plurale Bestimmungen seiner
Individualität durch seine theoretische Selbstkontemplation und – introspektion, sondern in und durch
seine Begegnung mit Anderen. Diese Begegnungen sind aber nicht adäquat in intime Ich-Du oder
sachliche Ich-Es-Beziehungen zu scheiden, da sie sich hauptsächlich im Medium eines gemeinsamen
Sachbezuges und gemeinsamer Aufgaben entwickeln, und deshalb nicht primär privat und intim, sondern
gesellschaftlich und politisch sind », (Johann Baptist METZ et Francis FIORENZA, « Der Mensch als
Einheit von Leib und Seele », dans J. FEINER et M. LÖHRER (éd.), Mysterium Salutis. Grundriss
heilsgeschichtlicher Dogmatik, 2: Die Heilsgeschichte vor Christus, Einsiedeln-Zürich-Köln, Benzinger
Verlag, 1967, p. 623-624. Nous soulignons. Une autre traduction de ce texte est disponible dans J. DAVID
et alii (éd.), Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, t. 7, Paris, Cerf, 1971, p. 95.
268 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

selon Metz, que nul ne peut se comprendre authentiquement sans inclure dans la rela-
tion à soi un rapport vigilant à la souffrance des victimes.
Metz n’a cessé de reprendre et de rappeler sa vision de l’identité humaine dans ses
différents travaux. Il présente sa compréhension intersubjective et sociale de
l’anthropologie comme une prémisse de sa théologie, en résument ainsi : « Ichwerden
an und mit anderen » (« Devenir moi auprès et avec les autres »)80. La compréhension
de soi est due à une expérience avec les autres, sans qu’on se limite aux autres qui ont
une proximité directe. Le sujet devient quelqu’un dans la mesure où il accueille en lui-
même les expériences des autres, qu’ils soient proches ou lointains, qu’ils soient vivants
ou morts. Metz estime que l’intérêt pour une certaine psychologie et la psychanalyse
traduit une préoccupation narcissique qui néglige le fait que l’identité est d’abord une
question de rapport aux autres. La découverte de l’identité du sujet va de pair avec une
anamnèse qui dépasse le stade de l’introspection puisqu’elle implique l’activation du
souvenir des victimes de l’histoire81.
Metz dénonce le concept de sujet tel que la modernité le pense : un être autonome
isolé des autres et maître de la nature. L’individualisme qui se loge au fond de la vision
moderne du sujet est donc dénoncé comme artificiel et incompatible avec la tradition
chrétienne. Metz envisage toujours la question du sujet en lien avec Dieu (« sujet devant
Dieu ») et en relation avec les autres. Donc, pour le théologien allemand, devenir sujet
devant Dieu passe par une reconnaissance des autres comme étant également appelés à
devenir sujets « devant Dieu ». Cette reconnaissance implique une solidarité pour faire
en sorte que ceux qui ne peuvent pas vivre de la liberté des enfants de Dieu puissent être
reconnus.
On pourrait s’attendre à une mise en avant de la communauté comme lieu où la per-
sonne expérimente la reconnaissance et la solidarité. Cependant, la communauté chré-
tienne comme telle est peu abordée par Metz qui ne semble pas donner une priorité aux
relations dans l’Église sur les autres relations. L’Église est certes définie comme une
institution porteuse d’une mémoire à raconter et à célébrer. Mais tout ce qui est célébré,
raconté, rendu à la mémoire doit conduire à une plus grande sensibilité pour les autres

80
FHS, p. 17 (note 17). Metz mentionne cet aspect dans l’avant-propos à la cinquième édition de son
maître ouvrage (cet avant-propos est paru en allemand en 1992). Cf. également GP, p. 39-42. Le sujet est
« avec les autres et pour les autres ». « Gerade das konstitutionelle Mit-Anderen-Sein ermöglicht das
authentische Ichsagen, auch in der Theologie » (ibid. p. 42 (note 21)).
81
Cf. PG, p. 202.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 269

qui ne sont pas encore reconnus. En bref, devenir sujet devant Dieu est une expérience
collective où tous les hommes sont concernés. La Bible est riche de cette histoire d’un
peuple où chacun devient sujet en compagnie des autres. Tout homme est appelé à
devenir sujet, c’est-à-dire libre et solidaire des autres.

II. L’autorité fondée sur la « suivance »

Dans les années septante, Metz a réfléchi au statut de l’autorité dans l’Église. Il a
souligné que l’autorité religieuse, tout comme la tradition, n’étaient plus acceptées sans
discussion depuis l’entrée en modernité des croyants. L’autorité de l’Église ne va plus
de soi dans une société éclairée et démocratique. Elle est perçue comme envahissante
pour la liberté. Cependant, selon Metz, l’autorité ecclésiale peut échapper à la qualifica-
tion de pouvoir arbitraire et trouver une nouvelle légitimité en se fondant sur une com-
pétence.
L’Aufklärung a amené une remise en cause des prétentions autoritaires des institu-
tions et une perte de crédibilité de la tradition. Cette évolution de la pensée ne doit pas
être vécue comme une régression dont le christianisme devrait se préserver à tout prix.
En effet, chez Metz, l’Aufklärung est à la fois un « lieu théologique » et un processus à
approfondir en vue d’une libération de la raison bourgeoise. La théologie a pris acte de
cette émancipation de la raison par rapport à l’autorité et la tradition, si bien que beau-
coup plaident à juste titre pour une ouverture aux valeurs démocratiques (sincérité, li-
berté de conscience, liberté d’opinion…)82. Cependant, la « raison éclairée » peut abou-
tir à une rationalité abstraite et sans sujet. À l’encontre de cette conception, le traditio-
nalisme français (Lamennais, de Maistre) avait œuvré pour une revalorisation de
l’autorité et de la tradition, mais sous un mode défensif qui n’assimilait pas de façon
critique la nouvelle donne de la liberté moderne. Metz appelle à surmonter
l’Aufklärung, en faisant une critique constructive, de sorte que le sujet humain retrouve
son enracinement dans une histoire et un projet de société qui ne se limite pas à une
privatisation des besoins humains, y compris religieux, mais qui rende sensible au be-
soin de justice.
Pour l’Aufklärung, l’autorité ne peut plus s’appuyer sur la tradition ou la religion
mais uniquement sur la raison humaine. Le principe d’égalité de l’Aufklärung s’oppose
à une liberté qui manquerait de courage en se réfugiant dans un conformisme. L’autorité

82
Cf. FHS, p. 45.
270 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

religieuse a fait l’objet de cette critique en raison de son manque de crédibilité face à la
raison moderne. L’autoritarisme de l’Église n’est pas étranger à la vivacité de cette cri-
tique de l’autorité. L’autorité a perdu sa crédibilité du fait de son identification à la su-
bordination. « Elle passe pour une survivance de la société féodale et de sa structure
patriarcale et hiérarchique, contre laquelle la bourgeoisie avait réussi à s’imposer »83.
Néanmoins, la mentalité bourgeoise respecte encore l’autorité en tant que forme de
connaissance. Cependant, l’autorité a besoin de la tradition pour devenir libératrice,
sans quoi elle risque d’en rester au stade de la raison instrumentale sourde à la justice.
La raison bourgeoise tend à ramener l’autorité à une question d’organisation. L’autorité
religieuse est donc tentée de se focaliser sur une gestion de la vérité sur un plan institu-
tionnel. Or, l’autorité ecclésiale ne peut se contenter d’un fonctionnement administratif.
« C’est pourquoi à l’intérieur de la praxis ecclésiale de l’autorité devait se développer
un aspect exigé à juste titre par l’Aufklärung : l’autorité ayant la compétence »84. Cette
compétence permet à l’autorité ecclésiale de surmonter la rationalité bourgeoise tout en
reprenant à son compte la critique moderne de l’autorité. La compétence donnerait à
l’autorité religieuse une force qui représente l’autorité de la justice et de la liberté pour
tous. Cela donnerait une nouvelle crédibilité à une autorité religieuse qui s’exercerait
sous le mode de l’engagement et du témoignage.
Metz distingue trois types de compétence pour penser le rapport de l’Église à la so-
ciété : la compétence du savoir, la compétence juridique et la compétence religieuse. La
première, fondée sur la connaissance et l’argumentation, n’est pas suffisante dans la
mesure où elle se restreint à sa capacité d’argumenter et risque de se dissoudre dans la
seule connaissance. La seconde, fondée sur le droit, tire sa légitimité des accords
concordataires entre l’Église catholique et certains États. Celle-ci est également insuffi-
sante, ne touchant d’ailleurs que certains pays. La troisième compétence, religieuse,
donne une légitimité tant à l’autorité du savoir qu’à l’autorité reconnue par le droit.
Metz définit cette compétence en ces termes : « J’entends par là le visage d’une autorité
charismatique, qui n’ ‘a’ pas seulement autorité dans le sens social et qui en ‘porte’ les
insignes, mais une autorité qui ‘est’, dans tout son ‘être’ et son comportement, ‘autorité
portant témoignage’, autorité qui rayonne dans la vie de l’Église et de la société »85.

83
Ibid., p. 58.
84
Cf. FHS, p. 59-60.
85
TOR, p. 59.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 271

La compétence religieuse tient à une façon d’être et d’agir (way of life), avant de re-
poser sur des règles formelles et des concepts. Il ne s’agit pas seulement d’avoir reçu
l’autorité de quelque part, encore faut-il lui donner une force de rayonnement. Metz
pose la « suite de Jésus » comme critère de la compétence religieuse : « Le suivre radi-
calement, voilà qui donnera une compétence religieuse »86. Le théologien met ceci en
relation directe avec l’histoire des ordres religieux, reposant sur des personnalités qui
ont vécu pleinement la suite du Christ. Dans cette perspective, Metz croit que les ordres
religieux sont en mesure d’offrir des modèles d’autorité légitime non seulement à
l’Église mais également à la société civile. Metz ne limite donc pas la compétence reli-
gieuse aux religieux mais il appelle son extension à l’ensemble de l’Église. Cette com-
pétence va à l’encontre d’une domination de l’homme sur l’homme et contribue à une
maîtrise du pouvoir de sorte à promouvoir la dignité humaine. Le témoignage qui
concrétise cette compétence religieuse met en pratique l’obéissance au Dieu qui invite à
une proximité et une bienveillance à l’égard de toute personne. Metz tient à évacuer
toute ambiguïté à ce sujet : « Il ne s’agit pas d’obéir dans l’apathie ou l’indifférence, le
dos tourné aux hommes qui souffrent ! Le Dieu de cette obéissance ne conduit pas à la
recherche frénétique de notre identité. Il n’épuise pas en nous l’imagination au service
de la souffrance ; au contraire, il l’éveille et la nourrit »87. Celui qui est revêtu de
l’autorité religieuse est aussi celui qui se montre capable d’obéir au Dieu qui cache son
visage, qui ne répond pas à notre questionnement, comme le Christ l’a lui-même expé-
rimenté sur la croix.
Metz réclame une « autorité éthique » (ethische Autorität), qui est une autorité du
témoin, fondée bibliquement : « Non pas l’image du père, mais l’image du témoin, non
le pater, mais le martyr et sa martyria doivent être les modèles effectifs pour la compré-
hension de l’autorité ecclésiale »88. L’autorité de l’Église ne doit pas être une autorité
patriarcale mais se rapporter à celle de Jésus. L’autorité ecclésiale a une vocation libé-
ratrice en ce sens qu’elle rend compte d’une libération de l’humanité à partir du Christ.
En tant qu’elle porte dans l’espace public le « souvenir dangereux » du Christ, l’Église
peut gagner en autorité par sa capacité à rejoindre la souffrance d’autrui. Le témoignage
d’une liberté dangereuse donne une autorité « s’il reste lié à l’intérêt de l’amour qui

86
Id.
87
Ibid., p. 56.
88
Traduction de : « Nicht das Image des Vaters, sondern das des Zeugen, nicht der pater, sondern der
martyr und seine martyria müssen für das Verständnis kirchlicher Autorität leitbildlich wirksam sein »
(Johann Baptist METZ, « Kirchliche Autorität im Anspruch der Freiheitsgeschichte », p. 79).
272 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

cherche sa voie dans l’histoire, sur la trace des souffrances d’autrui »89. Cette autorité
s’oppose au pouvoir qui empêche les personnes d’accéder à une liberté et une justice
effectives. L’Église elle-même ne peut transformer son autorité religieuse en pouvoir de
domination, sans quoi elle ne serait plus disciple du Christ qui porte une espérance de
libération pour tous.
S’il est vrai que l’Église catholique exerce un certain pouvoir sur ses fidèles au tra-
vers du magistère des évêques, et surtout du magistère romain, Metz a le souci de tem-
pérer une vision hiérarchique de l’autorité ecclésiale par un recentrement sur l’autorité
du sensus fidelium. En effet, il estime que depuis le dernier concile, l’Église ne peut
plus se comporter comme une « Église d’encadrement » (Betreuungskirche) mais
qu’elle doit être une Église composée de sujets adultes (Subjektkirche)90. Il s’agit de
prendre au sérieux « l’autorité enseignante du fidèle » : « En vertu de leur foi vécue
(sensus fidelium), une autorité authentique est attribuée aux fidèles »91. Ceux-ci sont à
considérer comme des sujets actifs capables d’une réflexion théologique pertinente.
Certes, Metz ne remet pas en cause le magistère épiscopal, sans même jouer la concur-
rence d’un magistère parallèle des fidèles92. Le pluralisme des opinions requiert un
magistère institué : « Dans un monde plus que jamais mobile et historique, une vérité
qui est basée sur la mémoire et la tradition ne peut pas être sauvée sans institutionnali-
sation »93. Par contre, Metz questionne la division du travail opérée dans l’Église, selon
laquelle les évêques enseignent (soutenus en cela par le clergé) et les laïcs écoutent
l’enseignement. Ce fonctionnement tend à réduire l’étendue de l’autorité enseignante à
une portion seulement de l’Église alors qu’elle devrait s’étendre à tous les membres de
celle-ci. Historiquement, l’autorité d’enseignement n’a pas toujours été comprise
comme une autorité d’experts, de docteurs, à la fois intellectualisée et limitée aux évê-
ques. Dans le Nouveau Testament, il apparaît souvent que la charge d’enseigner est gé-
néralement portée par l’ensemble de la communauté. Les membres de la communauté

89
FHS, p. 115.
90
Cf. Johann Baptist METZ, « Theology Today. New Crises and New Visions », dans John DOWNEY
(éd.), Love’s Strategy. The political theology of Johann Baptist Metz, Harrisburg, Trinity Press
International, 1999, p. 69.
91
Traduction de : « In virtue of their lived faith (sensus fidelium) an authentic authority is attributed to
the faithful » (ibid., p. 70).
92
« The Council does not speak expressly of a teaching authority and a teaching competence of the
faithful. It speaks expressly only of the teaching office that is embedded in the entire organism of the
people of God. I also do not speak of the magisterium of the faithful but of their teaching authority which
remains in the background within the usual division of labour in the Church » (ibid.).
93
Ibid., p. 72.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 273

ne sont pas les auditeurs passifs d’une transmission qui vient d’en haut. Ceci témoigne
d’un modèle intellectuel élitiste qui ne correspond pas à la compréhension authentique
de la foi comme expérience pratique. En effet, la foi est une façon de vivre à la suite du
Christ qui peut être exprimée sous un mode narratif94. Les habitudes sont néanmoins
bien ancrées du côté des fidèles en ce sens qu’ils risquent toujours d’attendre un chan-
gement du côté de la hiérarchie. Or, pour faire émerger une Église de sujets actifs, il
faut que les croyants changent leurs mentalités. À ce propos, le théologien allemand
s’interroge sur la capacité des laïcs à abandonner l’image (intériorisée) d’une Église
paternaliste où l’on attend que le magistère change les choses d’en haut. Le chemin le
plus efficace est aussi le plus difficile dans la mesure où les fidèles ont à agir sur eux-
mêmes en termes de conversion et d’autocritique, avant de reprocher aux évêques de ne
pas en faire autant95.

III. « L’autorité du côté d’autrui »

Si la dimension de l’altérité a toujours été présente dans la pensée metzienne, elle a


été davantage thématisée au cours des dernières décennies. Il est en effet apparu que
l’attention de Metz s’est progressivement déplacée du « primat de la praxis » vers le
« primat de l’altérité » sans pour autant renier les fondements de sa théologie politique.
Bien que la notion de reconnaissance n’apparaisse dans les écrits de Metz qu’au milieu
des années quatre-vingt, c’est sur fond de la question de l’intersubjectivité qui est plus
ancienne. Dès les premiers écrits, Metz montre une sensibilité nette pour ce qu’on pour-
rait appeler une herméneutique de l’intersubjectivité. Benoît-Marie Roque a mis cet
aspect en valeur : « Le point décisif est que dès les années de sa formation universitaire,
Metz a une pensée de type herméneutique et historique, qui veut prendre en compte, de
façon théologique, l’homme dans son historicité et son intersubjectivité concrètes »96.
Dans un avant-propos à une réédition de son livre La foi dans l’histoire et la société,
Metz évoque les éléments constitutifs de sa théologie : « La théologie elle-même
– comme discours sur Dieu – tombe sous le primat du sujet, de la praxis et de
l’altérité »97. L’auteur cherche ainsi à promouvoir une théologie herméneutique qui
s’articule à « une culture de la reconnaissance des autres dans leur être autre, et de la

94
Id.
95
« We cannot beg for authority of the faithful from de hierarchy » (ibid.).
96
Benoît-Marie ROQUE, « Réception et interprétation de la théologie politique de J.B. Metz », p. 263.
97
FHS, p. 17. Il s’agit de la cinquième réédition, en 1992.
274 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

découverte de la « trace de Dieu » dans l’expérience de leur altérité »98. La raison doit
reconnaître ses limites et faire l’anamnèse de ce qui lui échappe. La « raison anamnéti-
que » (anamnetische Vernunft) tend justement à rendre présente les contradictions de
l’histoire qui empêchent le discours humain, y compris théologique, à se fermer sur des
certitudes99. La culture de la reconnaissance doit justement, par un effort de mémoire,
conduire au respect de l’altérité. Nous allons approfondir cette question de la reconnais-
sance dans la mesure où elle rejoint des travaux récents en philosophie avec des auteurs
tels que Paul Ricoeur, Axel Honneth ou encore Charles Taylor. Bien entendu, la figure
incontournable d’Emmanuel Lévinas ne doit pas être oubliée pour ce questionnement100.
Dans le contexte germanophone, c’est évidemment Honneth qui est la référence in-
contournable. Elle l’est d’autant plus pour nous qu’il est un héritier de l’École de
Francfort, laquelle a influencé Metz dans sa théologie politique. Bien qu’il n’y ait pas
de réception explicite de Honneth dans la théologie de Metz, la théorie de la reconnais-
sance développée par le successeur d’Habermas pourrait donner un fondement anthro-
pologique plus concret pour promouvoir une culture de la reconnaissance.

A. En chemin vers la reconnaissance

Deux facteurs sont à mettre en évidence pour comprendre cette focalisation sur le
thème l’altérité. D’abord, l’écoute de la théologie de la libération, et en particulier la
collaboration avec des théologiens latino-américains qui ont souvent reçu une partie de
leur formation en Allemagne. Ensuite, il y a la sensibilité biblique de Metz, et son dia-
logue avec la tradition juive. Ces deux influences ont fait émerger ce que Metz appelle
un primat de l’altérité101. Pour parler du lien à autrui qui caractérise le sujet, c’est le
terme de reconnaissance (Anerkennung) qui va être privilégié par le théologien alle-
mand. On le trouve fréquemment depuis l’année 1986, si bien qu’on a pu écrire que la
reconnaissance constituait un « fil rouge » qui traversait toutes les publications du

98
Ibid., p. 21-22.
99
Ibid., p. 22-23.
100
Nous n’entreprenons pas de comparaison avec ces auteurs de façon à rester au plus près de l’objet de
cette recherche. Il y aurait certainement de nombreux rapprochements à faire. Nous nous limitons à
indiquer des indices de convergence. Cf. Paul RICOEUR, Parcours de la reconnaissance. Trois études,
Paris, Stock, 2004. Charles TAYLOR, Multiculturalisme, différence et démocratie, traduit de l’anglais par
Denis-Armand Canal, Paris, Aubier, 1994. Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance (Passages),
traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Cerf, 2000. Emmanuel LÉVINAS, Éthique et infini, Paris,
Livre de Poche, 1984.
101
FHS, p. 17.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 275

théologien depuis cette date102. L’idée récurrente de Metz est que la théologie doit déve-
lopper ce qu’il nomme « une culture de la reconnaissance de l’autre dans son altérité »
(Kultur der Anerkennung der Anderen in ihrem Anderssein)103.
Habbel montre que Metz a été sensibilisé au thème de la reconnaissance par son
dialogue avec la tradition juive et également son intérêt pour les théologiens de la libé-
ration qui ont développé cette thématique. Parmi eux, on trouve notamment Paolo Süss,
théologien allemand émigré au Brésil qui a travaillé avec Metz104. Au sein des penseurs
appartenant au mouvement de la théologie et de la philosophie de la libération, on en
rencontre certains particulièrement imprégnés d’Emmanuel Lévinas, tels que Juan
Carlos Scannone et Enrique Dussel, et qui ont certainement eu une influence sur Metz et
son entourage. Paolo Süss, bien que moins marqué par Lévinas, souligne aussi
l’importance de l’altérité dans la réflexion philosophique. Metz n’est pas un grand lec-
teur de Lévinas, qu’il a découvert progressivement à travers des élèves et collègues105.
Néanmoins, en s’intéressant à ces auteurs qui ont creusé la question de l’altérité, parfois
à partir de la philosophie de Lévinas, Metz s’est convaincu de la nécessité de thématiser
l’importance de l’autre en tant qu’autre. Il opère donc une réception indirecte des théo-
ries valorisant l’altérité. On peut également penser que la théologie de Bonhoeffer a
aussi influencé la pensée de Metz à ce sujet. Bonhoeffer a en effet, dans sa dernière
théologie, structuré son ecclésiologie en fonction des autres. Derrière l’ecclésiologie,
c’est le Christ comme « être-là-pour-les-autres » (für-andere-da-sein) qui domine106.
Comme le Christ, l’Église existe pour les autres et non pour elle-même107. Il s’agit bien
ici d’une convergence avec Metz108.
Metz argumente en faveur d’un discours théologique qui renonce à son innocence
devant la société et l’histoire. Contre toute tendance à idéaliser le monde et l’histoire, au

102
Cf. Torsten HABEL, Der Dritte stört. Emmanuel Lévinas – Herausforderung für Politische Theologie
und Befreiungsphilosophie, Mainz, Grünewald, 1994, p. 188.
103
ZB, p. 132.
104
Cf. Torsten HABBEL, Der Dritte stört, p. 186-187.
105
Cf. HAH, p. 25-26. Metz raconte qu’il a découvert Lévinas dans les années soixante lorsqu’il cherchait
à fonder une théorie de l’intersubjectivité mais qu’il n’a jamais étudié de près ce philosophe alors même
qu’il se sensibilisait davantage pour la tradition juive.
106
BONHOEFFER Dietrich, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité (Œuvres de Dietrich
Bonhoeffer, 8), nouvelle édition traduite de l’allemand par Bernard Lauret et Henri Mottu, Genève, Labor
et Fides, 2006, p. 451-452.
107
Cf. ibid., p. 453.
108
Cf. Jacques ROLLET, « L’actualité de Bonhoeffer pour le débat sur la religion, la politique, la
démocratie », dans Revue d’éthique et de théologie morale, 246 (2007), p. 21. Metz reconnaît lui-même
une dette à l’égard du théologien protestant dans MP, p. 254-255.
276 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

risque de ne plus prendre en compte les catastrophes et les souffrances particulières de


notre monde, Metz développe une théologie qu’il nomme « post-idéaliste ». Elle vise à
dépasser la pensée de système en permettant l’interruption du discours par la présence
de l’autre. Elle est portée par une mystique que Metz décrit comme « mystique des yeux
ouverts » par opposition à une « mystique des yeux fermés » (sous-entendu, qui reste
aveugle aux souffrances humaines). À la manière de Jésus, qui se laisse toujours inter-
peller par la souffrance d’autrui, Metz encourage les croyants à ne pas fermer les yeux
face au malheur d’autrui. « En fin de compte, la mystique que Jésus a vécue et ensei-
gnée et qui a guidé également le logos de la théologie chrétienne, n’est pas une mysti-
que abrupte des yeux fermés, mais une mystique empathique des yeux ouverts »109.

B. L’herméneutique de la reconnaissance

La théologie post-idéaliste ne fonctionne plus selon le préjugé d’un monde culturel-


lement homogène, souvent ramené à une vision occidentale hégémonique. Au contraire,
une telle théologie se laisse bousculer par l’altérité des cultures. Metz invite à renouve-
ler la théologie dans cette perspective : « Cela oblige la théologie à l’élaboration d’une
nouvelle culture herméneutique post-idéaliste, la culture de la reconnaissance des autres
dans leur altérité (Anderssein), pour laquelle il y a absolument des racines bibliques. Les
prochains dans le commandement biblique principal de l’amour du prochain ne sont pas
d’abord les proches, mais les autres, les autres étrangers. En ce sens, le logos de la
théologie doit se laisser interrompre par le visage de ces autres étrangers, un jugement
qui a d’abord lentement mûri aussi bien dans la nouvelle théologie politique que dans la
théologie de la libération »110.
D’après Metz, cette culture de l’altérité a reçu une forte impulsion de la part de la
tradition biblique. L’idée judéo-chrétienne de l’Alliance est directement un appel à la
reconnaissance d’autrui. Il s’agit en effet du Dieu qui entre en relation et non pas d’une
puissance assimilatrice qui tend à réduire les différences à un tout uniforme. Le chris-

109
Traduction de : « Schließlich ist die Mystik, die Jesus lebte und lehrte und die auch den Logos der
christlichen Theologie zu leiten hätte, nicht eine steile Mystik der geschlossenen Augen, sondern eine
empathische Mystik der geöffneten Augen » (ZB, p. 126).
110
Traduction de : Das verpflichtet die Theologie zur Ausarbeitung einer neuen nachidealistischen
hermeneutischen Kultur, der Kultur der Anerkennung der Andern in ihrem Anderssein, für die es
durchaus biblische Wurzeln gibt. Die Nächsten im biblischen Zentralgebot der Nächstenliebe sind ja nicht
primär die Nahen, sonder die Andern, die fremden Andern. In diesem Sinn muss der Logos der Theologie
sich vom Antlitz dieser fremden Andern ’unterbrechen’ lassen, eine Einsicht, die sowohl in der neuen
politischen Theologie wie wohl auch in der Befreiungstheologie erst langsam reift » (Johann Baptist
METZ, « Theologie angesichts des fremden Anderen », dans Orientierung, 6 (1992), p. 5).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 277

tianisme a dès le début eu conscience du caractère fondamental de la reconnaissance.


« La dispute entre Pierre et Paul, de même que la lutte autour de la question de la cir-
concision des chrétiens issus du paganisme, peut en constituer un bon exemple. Quand
Paul, chrétien issu du judaïsme, refuse de soumettre à la circoncision les chrétiens issus
du paganisme, il reconnaît l’Autre dans sa différence »111.
Cette culture de l’altérité est hélas souvent refoulée en Europe, comme on a pu le
voir dans l’histoire des missions chrétiennes. Lors de la découverte de l’Amérique la-
tine, par exemple, les européens étaient imprégnés d’une « anthropologie de domina-
tion » (Herrschaftsanthropologie) plutôt que d’une « anthropologie de reconnaissance »
(Anerkennungsanthropologie). À certains égards, on peut se demander si la christiani-
sation n’était pas plus un processus d’assimilation selon une herméneutique des vain-
queurs qui n’a manifesté que peu d’attention pour « les traces de Dieu dans l’altérité des
autres » (die Spur Gottes in der Anderssein der Anderen)112. L’idéologie des vain-
queurs, sous le masque chrétien, a conduit à faire de nombreuses victimes lors des colo-
nisations notamment.
La théologie doit prendre en considération le caractère culturellement « polycentri-
que » de l’Église mondiale (polyzentrischen Weltkirche), en prêtant attention aux sou-
venirs et aux images d’espérance, et elle doit également mettre à l’épreuve les systèmes
moraux et politiques qui se prétendent neutres113. Une herméneutique de la reconnais-
sance qui tient compte de la dignité des autres, dans leur diversité sociale et culturelle,
ne risque-t-elle par de conduire à un profond relativisme qui comporte une violence en
germe ? Metz est conscient de ce danger et il rappelle sans cesse l’exigence
d’universalisme dont le christianisme est lui-même porteur. Pour ne pas tomber dans un
vague relativisme des cultures, il importe de garder à l’esprit la tradition européenne de
l’universalisme des droits de l’homme.
La pensée de Metz qui cherche à faire reculer une anthropologie de la domination au
profit d’une anthropologie de la reconnaissance gagnerait en précision en opérant une
réception des travaux de Honneth sur la « lutte pour la reconnaissance »114. La vision

111
Johann Baptist METZ, « Le regard d’un théologien européen », p. 140.
112
ZB, p. 127.
113
Id., p. 127.
114
Nous pourrions aussi faire appel à Ricoeur lorsqu’il traite du « parcours de la reconnaissance ». Par
rapport à Honneth, Ricoeur met en évidence les « expériences pacifiées » de reconnaissance qui tiennent à
une mutualité du don (au-delà de la logique de réciprocité). On retrouve en quelque sorte l’idée d’une
278 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

intersubjective du sujet développée par le philosophe allemand rejoint en effet le thème


de la reconnaissance esquissé par Metz. Le sujet a besoin de reconnaissance pour cons-
truire son identité. Cette idée, attestée par la psychologie sociale, que l’individu auto-
nome est celui qui construit une image positive de lui-même en bénéficiant du regard
positif des autres constitue un point de départ intéressant pour penser les relations au
sein d’une société115. Honneth défend le projet d’une société juste, c’est-à-dire qui offre
les conditions de la reconnaissance de tous par tous, à mi-chemin entre la tradition kan-
tienne (principes universels) et la tradition communautarienne (les attentes concrètes
d’autoréalisation de l’individu)116. Les conditions de possibilité de la reconnaissance
font appel à trois expériences sociales : l’amour (génératrice de confiance en soi), le
droit (générateur de respect de soi) et la solidarité (générateur d’estime de soi). Un peu
comme des cercles concentriques, ces trois « protections » apportent au sujet la recon-
naissance dont il a besoin pour exister117. L’établissement de ces conditions suppose une
participation de chaque personne à l’élaboration d’une société juste118. Toute attitude de
repli (individualiste ou communautariste) conduit à une production de pathologies so-
ciales. Honneth souligne combien l’individualisme et le marché tendent à faire perdre à
l’individu sa capacité à s’engager dans la dynamique de reconnaissance qui pourrait lui
donner une solidité. Une vie accomplie suppose une bonne relation à soi et celle-ci n’est
pas possible sans relation positive aux autres. L’individu peut donc découvrir qu’il a
besoin d’un contexte communautaire pour se développer. Pour atteindre la reconnais-
sance, il faut accepter le principe d’une réciprocité entre sujets et admettre que chacun
peut contribuer au développement de la vie commune119. Cette éthique s’oppose par
conséquent au processus d’assimilation et de domination dénoncés par Metz. Si le

surabondance qui donne lieu à la reconnaissance comme remerciement et gratitude. Cf. Paul RICOEUR,
Parcours de la reconnaissance, p. 319-355.
115
« Le lien entre l’expérience de la reconnaissance et l’attitude du sujet envers lui-même résulte de la
structure intersubjective de l’identité personnelle : les individus ne se constituent en personnes que
lorsqu’ils apprennent à s’envisager eux-mêmes, à partir du point de vue d’un ‘autrui’ approbateur ou
encourageant, comme des êtres dotés de qualités et de capacités positives » (Axel HONNETH, La lutte
pour la reconnaissance, p. 208).
116
Cf. ibid., p. 207.
117
Cf. ibid., p. 209.
118
« Ainsi, la justice a quelque chose à voir avec le fait de permettre au sujet de développer une relation à
soi qui le place en condition de pouvoir participer activement à la vie commune de la société – cela a
toujours été mon intuition » (Axel HONNETH et alii, « Héritage et renouvellement de la Théorie critique »,
dans Cités, 28 (2006), p. 155).
119
Honneth signale que l’éthique de la reconnaissance promeut l’intuition kantienne du respect de l’autre
tout en accueillant l’attente du communautarisme qui veut une reconnaissance du sujet en tant que
membre de sa communauté. Cf. Axel HONNETH, « Reconnaissance », dans Monique CANTO-SPERBER
(éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 1277.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 279

théologien fonde son attitude de reconnaissance dans l’amour du prochain (et l’idée que
Dieu laisse des traces au creux de l’altérité), le philosophe de Francfort se base sur
l’évidence empirique de la reconnaissance (psychologie du développement) et sur l’idée
d’une émancipation par l’intersubjectivité. Comme celle de Habermas, la philosophie
sociale de Honneth demeure abstraite. Qui en effet nous oblige à développer ces exi-
gences de reconnaissance ? Les plus faibles, les non reconnus peuvent-ils se faire re-
connaître et être reconnu ? Qui peut les reconnaître ? On en revient donc à la théologie
et à son « option préférentielle » pour ceux qui souffrent. Il se pourrait bien que Dieu
seul soit celui qui reconnaisse les victimes de l’histoire. C’est pourquoi Metz insiste
beaucoup sur l’autorité donnée à celles-ci.

C. L’autorité de ceux qui souffrent

Vers la fin du siècle passé, Metz a parlé explicitement de « l’autorité de ceux qui
souffrent » (Autorität der Leidenden). Dans deux textes majeurs, il fait état d’une telle
autorité comme étant celle qui précède tout consensus éthique120. C’est en quelque sorte
une autorité qui s’impose, d’après lui, par elle-même au sujet. Le dernier livre de Metz,
Memoria Passionis, reprend avec force cette thématique de l’autorité de ceux qui souf-
frent. Il y développe l’idée que l’Église n’est pas au-dessus ce cette autorité dans la me-
sure où elle lui est soumise. Il souligne que la discussion pour fonder une éthique uni-
verselle se focalise sur la recherche d’un consensus sans prendre en compte une autorité
qui précède tout accord rationnel. En effet, pour Metz, il existe une autorité qui
s’impose à tous et qui ne dépend pas de l’existence d’un consensus121. Metz écrit :
« L’autorité ‘faible’ des souffrants est à mon avis la seule autorité universelle qui est
maintenue dans nos relations mondialisées »122. Cette autorité est jugée faible au sens où
elle n’a pas d’évidence si on ne lui donne pas les moyens d’être entendue. Autrement
dit, cette autorité attend une reconnaissance. Pour donner de la force à cette autorité, il
s’avère essentiel de développer une politique de reconnaissance qui repose sur la prati-
que de la compassion. L’Église doit contribuer positivement à la promotion de cette

120
« Zum ‘katholischen Prinzip’ der Repräsentation » (1997) et « Im Pluralismus der Religions- und
Kulturwelten. Anmerkungen zu einem theologisch-politische Weltprogramm » (1997), dans ZB, p. 192-
196 et p. 197-206.
121
« Ein globales Ethos ist kein Abstimmungs-, ist kein Konsensprodukt […]. Nicht der Konsens stiftet ja
die Autorität dieses Ethos, sondern die vorgängige innere Autorität des Ethos ermöglicht und begründet
den universalen Konsens, die Zustimmung aller » (Memoria Passionis, p. 173).
122
Traduction de : « Die ‘schwache’ Autorität der Leidenden ist meines Erachtens die einzige universale
Autorität, die uns in unseren globalisierten Verhältnissen geblieben ist » (ibid., p. 173).
280 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

reconnaissance en devenant une Église de la compassion. Si elle ne donne pas ce témoi-


gnage, l’Église risque de devenir une institution repliée sur son passé. « Son appel à
l’autorité de Dieu paraît en effet parfois fondamentaliste, parce qu’elle ne se reflète pas
dans l’autorité des souffrants »123. En fin de compte, la reconnaissance de l’autorité des
souffrants devient un critère de justesse évangélique. La mémoire de Dieu (Gottesge-
dächtnis) ne peut jamais être séparée de la mémoire de la souffrance (Leidens-
gedächtnis). Metz transpose à ce niveau l’unité des deux commandements : l’amour de
Dieu ne peut jamais être détaché de l’amour du prochain, et inversement. L’unité des
deux commandements est en effet une vérité chrétienne que Metz a intégrée très tôt
dans sa pensée124. Cette capacité à entendre celui qui souffre est portée par l’amour de
Dieu ainsi compris. Metz appelle donc au déploiement d’une « raison anamnétique »
qui entend les souffrances oubliées et les rend audibles. Il s’agit donc de renforcer la
« puissance auditive » de la raison pratique125.
La praxis de la reconnaissance est alimentée par la foi qui est indissociablement
mystique et politique. L’Église est constituée de personnes qui sont chargées de trans-
mettre une espérance à travers un engagement concret dans le monde. En renonçant à
assumer la tension entre mystique et politique, l’Église se couperait de sa mission la
plus essentielle, avec le risque de se laisser bercer par des mythes dont l’effet serait de
rendre les hommes insensibles à la souffrance du monde. « Elle [l’Église] ne peut pas se
retirer de la tension entre mystique et politique dans une pensée mythique éloignée de
l’histoire. Évidemment, l’Église n’est pas d’abord une organisation morale, elle est
porteuse d’une espérance. Et sa théologie n’est pas d’abord une éthique, mais une es-
chatologie »126. Le discours sur l’eschaton consiste à dire que tous les hommes, du

123
Traduction de : « Ihre [die Kirche] Berufung auf die Autorität Gottes klingt deshalb zuweilen so
fundamentalistisch, weil sich die verkündete Autorität Gottes nicht in der Autorität der Leidenden
reflektiert » (ibid., p. 197).
124
Voir en particulier: « La foi chrétienne tient la proximité de Dieu et la proximité de l’homme pour des
aspects parallèles d’un événement unique, où l’humanité du Christ est la révélation et la garantie de la
présence immédiate du Père éternel lui-même. C’est pourquoi l’amour du prochain ne diffère pas de
l’amour de Dieu : cet amour n’est que la face orientée vers le monde et les hommes de l’amour pour
Dieu : les deux amours, celui que nous vouons au prochain et celui que nous vouons à Dieu sont
identiques originairement. C’est en cela que réside le caractère spécifiquement unique et enthousiasmant
du message chrétien » (Johann Baptist METZ, L’Avent de Dieu, p. 86-87). Metz fait référence à Mt 22, 37-
40 et 1 Jn 4, 7-21.
125
Nous faisons écho ici à Tiemo Peters quand il affirme: « die anamnetische Vernunft ist eine auditive
Vernunft, deren ‚Gehorsam’ dem Verstehen, deren ‚Gewissen’ dem Wissen vorausgeht » (Tiemo R.
PETERS, Johann Baptist Metz. Theologie des vermißten Gottes, p. 81).
126
Traduction de : « Sie [die Kirche] darf sich nicht aus der Spannung zwischen Mystik und Politik
zurückziehen in ein geschichtsfernes Mythendenken. Gewiss, die Kirche ist nicht primär eine moralische
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 281

passé, du présent et du futur sont appelés à vivre devant la face de Dieu, ce qui implique
une responsabilité pour faire advenir la justice au sein du monde. La théologie est donc
aussi une éthique, même si c’est comme corollaire de l’eschatologie. « La foi chrétienne
comprend donc toujours une composante, qui est dirigée vers la justice universelle; elle
est dans ce sens à la fois mystique et politique : mystique, parce qu’elle n’abandonne
pas l’intérêt du salut des souffrances passées impunies, politique, parce qu’elle s’engage
toujours à nouveau pour la justice parmi les vivants. Le logos de la théologie est conduit
par cet intérêt, ou mieux, par cette vision » 127. Cette vision, justement, consiste à dire
que Dieu est en jeu quand les autres souffrent, que la justice promise commence à exis-
ter quand l’être humain se laisse affecter par le visage des victimes. Celui qui se met
face à Dieu ne peut pas se sentir étranger à la souffrance des autres. En résumé : « Qui
dit ‘Dieu’ prend le risque de la blessure de ses propres certitudes par le malheur des
autres »128 .
Il est de la responsabilité de la communauté des chrétiens de faire entendre cette au-
torité des autres qui souffrent dans la société. Si l’Église n’a pas pour finalité de rem-
placer les institutions publiques pour gouverner la communauté politique, elle peut
néanmoins apporter sa contribution en mettant en garde contre les abus du pouvoir. Se-
lon Metz, l’Église n’est pas là pour représenter le pouvoir politique129. Elle peut cepen-
dant rappeler à ce dernier qu’il ne peut occuper tout le champ social et que les victimes
attendent d’être reconnues. Le régime démocratique est constitué de telle sorte que le
pouvoir ne possède pas de lieu définitif. Metz, à la suite de Claude Lefort, met l’accent
sur le « lieu vide du pouvoir »130. Ce lieu symbolique, que nul ne peut posséder, empê-

Anstalt, sondern die Tradentin einer Hoffnung. Und ihre Theologie ist nicht primär eine Ethik, sondern
eine Eschatologie » (Johann Baptist METZ, « Theologie angesichts des fremden Anderen », p. 6.
127
Traduction de : « Der christliche Glaube enthält deshalb immer eine Komponente, die sich von
diesem Interesse an ungeteilter Gerechtigkeit leiten lässt; er ist in diesem Sinne mystisch und politisch
zugleich: mystisch, weil er das Interesse an der Rettung vergangener ungesühnter Leiden nicht preisgibt,
politisch, weil ihn dieses Interesse an ungeteilter Gerechtigkeit immer wieder auch auf die Gerechtigkeit
unter den Lebenden verpflichtet. Der Logos der Theologie ist von diesem Interesse, besser, von dieser
Vision geleitet » (ibid., p. 5).
128
Traduction de : « Wer ‚Gott’ sagt nimmt die Verletzung der eigenen Sicherheiten durch das Unglück
der Anderen in Kauf » (ibid., p. 6).
129
Cf. ZB, 194.
130
Ibid., p. 195. Voici un résumé de la position de Lefort : « La démocratie moderne est le seul régime à
signifier l'écart du symbolique et du réel avec la notion d'un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne
saurait s'emparer ; sa vérité est de ramener la société à l'épreuve de son institution ; là où se profile un lieu
vide, il n'y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir, pas d'énoncé possible de leur
fondement, l'être du social se dévoile, où à mieux dire, se donne dans la forme d'un questionnement
interminable » (Claude LEFORT, Essais sur le politique (XIX-XXème siècles), Paris, Seuil, 1986, p. 268).
282 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

che toute instance décisionnelle d’étendre une emprise sur toute la société. L’Église
peut contribuer à donner une place à ceux qui sont « sans lieu » en rappelant que nul ne
peut occuper définitivement le lieu du pouvoir. Le concept de pouvoir (« Macht ») est
utilisé théologiquement par Metz à propos de la présence de Dieu dans l’histoire comme
« manifestation du pouvoir libérateur d’un amour sans réserve » (der Macht einer vor-
behaltlosen Liebe)131. Cette expression d’un amour sans frontière conduit notamment à
relativiser les analogies humaines du pouvoir. Dieu exerce en quelque sorte un pouvoir
qui n’est pas un pouvoir, un pouvoir sans pouvoir, mais qui n’est pas une impuissance.
Dieu n’a pas un pouvoir au sens d’une souveraineté politique mais bien au sens d’un
amour créateur. Les disciples du Dieu d’amour sont invités à rendre intelligible cette foi
par une praxis de compassion au nom de cet amour sans réserve.
Le régime politique d’essence démocratique demeure un régime ouvert, avec toute la
part d’indétermination et d’inachèvement que cela suppose. Metz estime cette vigilance
ecclésiale importante à une époque où les tentations autoritaires peuvent à nouveau se
faire présentes dans l’espace public132. Ainsi, le théologien observe un regain d’intérêt
pour les thèses de Carl Schmitt lorsqu’on dénonce l’affaiblissement de l’État en raison
de la démocratie et qu’on raisonne à partir du schéma « amis – ennemis »133. En dénon-
çant l’anarchisme qui dérive du fonctionnement démocratique, certains revendiquent, à
la suite de Schmitt, un État puissant capable de décision courageuse pour faire face aux
dangers qui menacent la société. Aux yeux de Metz, le rempart contre toute politique
autoritaire dépend de la capacité d’une société à reconnaître l’autorité de ceux qui souf-
frent.
Nous avons mis en évidence le recours de Metz, devenu systématique, à la notion
d’autorité associée à la position des victimes. Alors qu’il avait d’abord réfléchi sur la
question de l’autorité en termes de compétence, sous un angle plutôt sociologique, Metz
a progressivement accentué le fondement proprement théologique de l’autorité en par-
tant d’autrui. S’il avait rapidement mis en lumière l’importance de l’autorité à l’intérieur

Nous soulignons. Voir aussi : Claude LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination
totalitaire, Paris, Fayard, 1981.
131
Johann Baptist METZ, « Kirchliche Autorität im Anspruch der Freiheitsgeschichte », p. 76.
132
Cf. PG, p. 146-147.
133
Carl Schmitt (1888-1985), juriste allemand qui fût proche du régime nazi, a développé toute une
théorie politique basée sur l’opposition entre amis et ennemis. Cette théorie réclame aussi un pouvoir fort
pour lutter contre le délitement que produit un régime démocratique. On a nommé cette politique
« décisionnisme ». Cf. Michael HOLLERICH, « Carl Schmitt », dans Peter SCOTT et William T.
CAVANAUGH, The Blackwell Companion to Political Theology, Oxford, Blackwell, 2007, p. 107-122.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 283

de l’Église (tant du côté des institutions que du côté des fidèles), il a ensuite situé le
fondement de l’autorité davantage hors de l’Église, du côté des victimes. Certes, celles-
ci peuvent également exister dans la communauté des baptisés. Mais, il y a une univer-
salité qui frappe dans la dernière étape du développement de la théologie politique met-
zienne, lorsque le théologien de Münster associe l’autorité des souffrants et l’autorité de
Dieu lui-même. En somme, reconnaître autrui qui souffre, c’est entendre un appel de
Dieu. En raison du pluralisme et des recherches pour une éthique commune, le théolo-
gien invoque un préalable à toute discussion, qu’il dit être le dernier universel traversant
les cultures, à savoir l’impératif de ne pas laisser l’autre souffrir. Il qualifie cette auto-
rité des souffrants comme une autorité « faible ». Metz signifie par là que cette autorité
ne dispose d’aucune force pour s’imposer à la conscience de chacun. Mais, en même
temps, il présente cette autorité comme une évidence qui devrait être reconnue. La re-
connaissance de cette autorité nécessite une prise de conscience qui n’est jamais auto-
matique. Par conséquent, il faut encore penser les moyens qui peuvent conduire chacun
à une telle reconnaissance (l’éducation, l’information, la conversion …). Metz reste à un
stade assez rhétorique tout en ayant intégré de bonnes intuitions. Nous pensons aussi
qu’il a une conviction de foi garantissant que, pour le moins, Dieu n’est pas un Dieu qui
oublie les victimes. Les hommes, de leur côté, ont encore tout un chemin à faire pour
acquérir une éthique de reconnaissance qui soit, selon le cas, portée ou non par un enga-
gement croyant ou humaniste. À ce sujet, les chrétiens n’ont certainement pas de leçon
à donner, seulement un exemple qui peut éveiller les consciences.

Chapitre 4. Apocalyptique : discours d’autorité

I. Apocalyptique : une rhétorique au service d’une pratique

L’apocalyptique n’est pas directement chrétienne dans la mesure où elle est un genre
littéraire propre au judaïsme134. L’apocalyptique repose sur une vision de l’histoire
particulière qui est dramatisée. Elle proclame l’urgence d’une transformation ou d’une
rupture pour rejoindre l’action de Dieu dans le monde. Si certaines lectures de

134
Le genre littéraire apocalyptique est un genre tardif (IIIe siècle avant J.C.). Dans l’Ancien Testament,
c’est le livre de Daniel qui en est la meilleure expression. Cf. John J. COLLINS, « Apocalyptique », dans
Dictionnaire critique de théologie, p. 85-88. Henri MOTTU, « Apocalyptique », dans Encyclopédie du
protestantisme, p. 35-36. Mottu signale que le genre apocalyptique a été privilégié par les courants
contestataires anabaptistes du XVIe siècle.
284 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

l’apocalyptique sont fondamentalistes, d’autres peuvent être plus nuancées. Les théolo-
gies politiques et de la libération ont ainsi fait un usage important du genre apocalypti-
que dans le but d’agir en faveur des plus faibles (les pauvres, les souffrants).
L’apocalyptique est une façon spécifique de parler de l’action de Dieu et du rôle de
la communauté au sein de l’histoire. De plus, l’apocalyptique procure une stratégie
rhétorique visant à affermir les capacités de résistance d’une communauté face à du
danger135. Le discours apocalyptique tend à préserver une vision commune en présence
d’obstacles de grande ampleur. Ce discours ne cherche pas à prouver la présence d’une
menace mais il cherche à persuader de la tournure dramatique de l’histoire. « Une fois
que le lecteur est persuadé d’habiter le monde apocalyptique, le pouvoir suggestif et
persuasif du récit apocalyptique prend le dessus »136. Le risque du discours apocalypti-
que est de glisser vers un fanatisme plus ou moins déclaré, un ressentiment démobilisa-
teur ou une désillusion cynique. Toutefois, il s’avère que l’usage de l’apocalyptique en
théologie ne conduit pas nécessairement à ces extrémités. Au vingtième siècle, on
trouve par exemple la théologie de Karl Barth (Römerbrief) avec son insistance sur la
crise, ou encore l’enseignement du pape Jean-Paul II dans l’encyclique Evangelium
Vitae qui décrit une lutte entre la « culture de vie » et la « culture de mort » (et termine
sa réflexion par une référence explicite au livre de l’Apocalypse)137. Des philosophes
tels que Ernst Bloch ou Jacques Derrida ont eux aussi revitalisé la tradition
apocalyptique comme source d’inspiration pour penser le présent138.
La rhétorique apocalyptique fonctionne à partir de trois topoi : le mal, le temps et
l’autorité139. Le discours met en évidence la menace d’une puissance mauvaise à l’œuvre
dans le monde qui désorganise le projet de Dieu. Le style apocalyptique attire
l’attention sur le caractère imminent de la menace, et par conséquent, sur l’urgence de la
résistance. Le présent est généralement compris sous un angle pessimiste, le rétablisse-
ment du bien étant placé entre les mains de Dieu. La force du discours apocalyptique
dépend de l’autorité qui lui est donnée. La narration apocalyptique est voulue par un

135
Cf. James M. ASHLEY, « Apocalypticism in political and liberation theology: toward an historical
docta ignorantia », dans Horizons, 27 (2000), p. 24.
136
Traduction de : « Once the reader has been persuaded to «inhabit» the apocalyptic world, the
suggestive and persuasive power of the apocalyptic narrative takes over » (ibid., p. 26).
137
Cf. Karl BARTH, L’Épître aux Romains, traduit de l’allemand par P. Jundt, Genève, Labor et Fides,
1972 (1922). Evangelium Vitae, n° 102-105.
138
Cf. Ernst BLOCH, Héritage de ce temps, traduit de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Payot, 1978.
Jacques DERRIDA, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1982.
139
Nous suivons la typologie analytique proposée par James M. Ashley.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 285

auteur qui cherche à être entendu par des sujets croyants. Cet auteur est parfois associé à
une figure d’autorité par le biais de la pseudépigraphie (exemple : l’Apocalypse de Saint
Jean, la lettre de Jude). Dans ces écrits, l’auteur a volontairement exagéré les opposi-
tions entre la communauté des disciples et l’environnement social. La polarisation est
un des effets de la rhétorique mise en œuvre.
La rhétorique apocalyptique conduit le théologien à renforcer son autorité dans la
mesure où il prétend dénoncer un monde en voie d’échec. Est-ce là produire une parole
d’autorité ? Est-ce là parler de façon autorisée ? L’usage de ce type de discours n’est pas
illégitime puisqu’on le trouve parmi les genres littéraires de la tradition judéo-chré-
tienne. C’est le genre propre à la période de crise, d’oppression, de violence dont les
chrétiens sont victimes. Toutefois, l’usage peut également être un « enjeu politique »
pour conduire les destinataires à adopter une attitude déterminée par rapport à la société.
La rhétorique choisie peut engendrer du ressentiment à l’égard de la démocratie et dé-
forcer les valeurs partagées par un grand nombre. Il nous reste donc à analyser comment
fonctionne la référence apocalyptique dans les théologies de Metz et Hauerwas, d’en
vérifier la pertinence et l’autorité. Qu’est-ce qui donne autorité à une telle lecture dra-
matique (voire catastrophique) de l’histoire du monde ? Est-ce l’autorité de l’Écriture
elle-même ? Est-ce la capacité humaine à se laisser atteindre par la souffrance des au-
tres ?

II. L’usage de l’apocalyptique par Metz et Hauerwas

A. L’apocalyptique chez Metz

Dans la seconde phase de sa théologie, à partir des années septante, Metz a mis
l’accent sur une eschatologie apocalyptique140. Rompant avec la vision optimiste d’une
théologie du monde très confiante dans les possibilités humaines de réaliser (dans le
respect de la « réserve eschatologique ») les promesses eschatologiques, alliée à une
théologie de l’incarnation combinant une réception positive (bien que critique) de la
sécularisation et un anthropocentrisme moderne, Metz a pris un tournant plus sceptique
en accentuant le rôle de la souffrance et de la suite du Christ animée par ce qu’il appelle

140
« Dans mes premières réflexions sur la théologie politique, j’ai déjà discuté la légitimité et le sens
d’une théologie orientée par l’eschatologie. La nouveauté, c’est désormais l’insistance sur l’aspect
apocalyptique de cette eschatologie » (FHS, p. 98).
286 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

« aiguillon apocalyptique »141. Le décalage entre la pratique de la foi et la culture est


souligné comme étant une signature de notre temps. Metz dénonce les dérives de la so-
ciété occidentale, guidée par une anthropologie de la domination et un eurocentrisme
aveugle face à la diversité culturelle. Cette évolution concerne aussi bien la société que
l’Église. De ce fait, il prie les ordres religieux de jouer un rôle thérapeutique en réacti-
vant l’« aiguillon apocalyptique » devant permettre aux chrétiens de retrouver la voie
d’une authentique suite de Jésus.
Dans ses « Thèses intempestives sur l’apocalypse », Metz voit l’apocalyptique
comme le correctif nécessaire pour retrouver la signature chrétienne du temps142. En
effet, la modernité a généré une vision linéaire de l’histoire placée sous le signe du pro-
grès. L’esprit moderne se trouve dépendant d’un mythe de l’évolution. « L’intérêt secret
de sa rationalité est la fiction d’un temps qui serait une infinité vide et sans surprise,
dans laquelle tout et tous seraient enfermés sans rémission »143. Alors que cette rationa-
lité de la continuité s’est propagée dans la société, Metz veut lui opposer une rationalité
de la rupture. En effet, le concept optimiste d’une progression de la civilisation techni-
que et scientifique ne résiste pas à l’histoire des événements. De plus en plus, le démenti
brutal à toute idée évolutionniste est venu chez le théologien allemand de ce qu’il tient
Auschwitz pour une rupture dans l’histoire. La thèse metzienne prend une forme lapi-
daire lorsqu’il parle de l’« Unterbrechung » (ce qui signifie en allemand : interruption
ou rupture) pour caractériser la foi chrétienne : « La plus courte définition de la reli-
gion : interruption »144. Le christianisme apporte une vision interruptive, une rupture de
la représentation du temps linéaire145. Le mythe de l’évolution a rendu les catastrophes
de l’histoire inaudibles. Comme à la radio, on annonce des événements dramatiques
entre deux morceaux de musique. Ces « interruptions » restent superficielles car chacun
reste bercé par la musique de la continuité du progrès. On continue à vivre sans aucune

141
Ibid., p. 98.
142
Cf. ibid., p. 192-204.
143
Ibid., p. 196.
144
Traduction de : « Kürzeste Definition von Religion : Unterbrechung » (Johann Baptist METZ,
Unterbrechungen. Theologisch-politische Perspektive und Profile, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus
Gerd Mohn, 1981, p. 86). Nous traduisons et soulignons.
145
Pour une réception du concept metzien d’interruption en théologie postmoderne, nous renvoyons à
Lieven BOEVE, « God Interrupts History. Apocalyptism as an Indispensable Theological Conceptual
Strategy », dans Louvain Studies, 26 (2001), p. 195-216. Boeve développe l’idée d’une interruption des
modes ordinaires de transmission de la foi, ce qui nécessite une nouvelle contextualisation de celle-ci
dans un récit ouvert sur l’altérité. L’apocalyptique devient alors une stratégie pour prendre conscience du
caractère situé et pluriel tant de la condition humaine et que du discours sur Dieu.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 287

solidarité réellement vécue avec les victimes146. C’est pourquoi Metz dénonce le règne
de l’apathie et de la banalité qui trahit d’un fatalisme plus ou moins conscient147. La
théologie chrétienne doit retrouver le sens apocalyptique de l’histoire, c’est-à-dire voir
l’histoire comme « histoire de la souffrance »148. L’apocalyptique fait de l’identité chré-
tienne une identité dangereuse dans la mesure où « être chrétien » implique de voir les
victimes et de se placer de leur point de vue. Cette conversion transforme la théologie
en herméneutique du danger qui interrompt toute vision linéaire du temps. « Dans la
vision apocalyptique subversive, le temps lui-même est plein de danger »149. La dimen-
sion apocalyptique doit produire une « non-contemporanéité créative », c’est-à-dire une
mise en question des évidences de l’histoire de façon à rendre audible la souffrance des
victimes. En l’absence de cette conscience apocalyptique, la fatalité risque de prendre le
dessus.
La théologie n’a pas échappé à cette vision du temps dans la mesure où elle a perdu
le sens de l’attente impatiente du Royaume. Alors même que l’apocalyptique judéo-
chrétienne est la « mère de la théologie chrétienne » (Käsemann), la conscience de la
proximité du Royaume et de la (seconde) venue du Messie a été réduite à une simple
catégorie existentielle qui est finalement reléguée au passage individuel vers l’au-
delà150. Or, la conscience apocalyptique se déploie, ici et maintenant, « à partir de
l’essence catastrophique du temps lui-même, de son caractère discontinu, de rupture et
de fin des temps »151. Ce ne sont donc ni les images apocalyptiques effrayantes, ni les
spéculations sur la date de la fin du monde que Metz veut placer au centre de la théolo-
gie et de la praxis. Il s’agit plutôt d’une spiritualité de la vigilance et de l’empathie par
rapport aux victimes de l’histoire. Sans la conscience d’une interruption du temps, on
risque toujours de transformer la christologie en un mythe pour les vainqueurs. La cons-
cience apocalyptique doit, non pas paralyser l’action des croyants, mais lui attribuer un
degré supplémentaire de vigilance et de responsabilité. La perception accrue des mena-
ces dans l’histoire doit mener les chrétiens à vivre une suivance radicale. « Suivre Jésus
dans l’attente proche : voilà la conscience apocalyptique, qui ne produit pas la souf-

146
Metz reprend une citation de Brecht : « Quand survient le forfait, comme tombe la pluie, personne ne
crie plus : halte là » (FHS, p. 194).
147
Cf. PG, p. 49.
148
Ibid., p. 52.
149
Traduction de : « In the apocalyptic’s subversive vision, time itself is full of danger » (ibid., p. 52).
150
Metz s’appuie ici explicitement sur Ernst Käsemann (Cf. ibid., p. 200).
151
Ibid., p. 200.
288 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

france, mais prend sur elle la souffrance – refusant l’apathie autant que la haine »152.
Cette suivance ne peut se concevoir que « si le temps n’est pas raccourci »153. Une at-
tente vigilante et passionnée de la venue du Messie conduit le croyant à vivre « sous
l’exigence d’une solidarité pratique avec ‘les plus petits parmi les frères’, comme il est
dit dans la petite apocalypse de Matthieu »154. Pour sortir de l’atmosphère intemporelle
où la théologie s’évapore, il faut remettre Dieu au centre. Metz s’y risque par une for-
mule lapidaire : « Dans la Bible, Dieu n’est pas l’autre du temps, mais sa fin, sa rupture
– et ainsi justement sa possibilité »155. Dans cette pensée théologique, Dieu n’est pas à
côté du temps comme un premier moteur éternel mais en rapport avec la temporalité et
en en marquant la limite. Metz envisage la présence de Dieu comme une irruption du
Messie qui peut arriver à tout moment. Le lieu où l’entrée messianique peut se faire est
par priorité un lieu de rupture, une crise, où les plus faibles sont reconnus. En réalité,
Dieu est déjà venu et vient encore dans un monde qui ne l’a pas encore reconnu. Le lieu
par excellence où cette venue se déroule est l’expérience de l’altérité, à savoir la recon-
naissance du « plus petit ».
Metz regrette que notre époque soit si oublieuse de la portée apocalyptique de Jésus.
En considérant que les images et thèmes apocalyptiques relevaient d’une préhistoire de
la théologie, on a finalement perdu toute sensibilité apocalyptique. La société contem-
poraine est en quête d’un Dieu thérapeutique qui n’a plus rien à voir avec le Dieu de
Jésus. « Autrefois, Jésus était considéré comme un personnage apocalyptique menaçant.
Aujourd’hui, il est devenu un thérapeute philanthrope […]. Malgré sa philanthropie,
Jésus n’a-t-il pas évoqué qu’il y aurait des peurs et des grincements de dents, n’a-t-il pas
parlé de peine et de jugement ? »156. Le Dieu annoncé par les évangiles n’est pas un
Dieu convenable, qui répondrait à nos besoins de puissance et de sécurité. « Il faut nous
en remettre à un Dieu qui ne convient pas, à un Dieu qui ne répond ni aux fantasmes de
puissance du clergé, ni aux fantasmes psychologiques de réalisation des individus. Il
faut nous en remettre à un Dieu qui ne nous fait pas seulement nous réjouir mais aussi

152
FHS, p. 201.
153
Ibid., p. 201. Metz précise le lien entre l’attente et la suivance : « La pensée chrétienne de la « suite »
et la pensée apocalyptique de l’attente proche ont un rapport direct. Un « suivre Jésus » radical – c’est-à-
dire en allant jusqu’à la racine – n’est guère vivable « si le temps n’est pas raccourci ». L’appel de Jésus :
« Suis-moi ! » et l’appel des chrétiens : « Viens Seigneur Jésus ! » sont inséparables » (ibid.).
154
Ibid., p. 202. Cf. Mt 25, 31-46.
155
Ibid., p. 198.
156
Johann Baptist METZ, « Le Dieu qui ne convient pas. Réflexion sur les demandes des chrétiens », dans
Istina, 61 (1996), p. 340-341.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 289

crier, et finalement nous taire »157. La foi en Dieu conduit donc à un cri, à un éveil bru-
tal, avant de se faire silence devant le mystère d’un Dieu qui « laisse » la souffrance
dans le monde. On est donc ramené à cette « pauvreté en esprit » qui anime la spiritua-
lité de Metz depuis le début158.
L’idée de « crise » constitue également une marque du discours apocalyptique. Metz
avait déjà souligné que la crise du christianisme n’était pas une crise de contenu mais
une crise des sujets et des institutions. Les dernières années, il a développé l’idée de
crise à propos de Dieu lui-même. Le thème de la « Gotteskrise » est devenu une préoc-
cupation centrale du théologien159. En effet, ce n’est pas seulement l’Église qui est en
situation inconfortable (du moins en Occident), mais Dieu lui-même. Plus personne ne
peut vraiment comprendre que le vrai Dieu est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
L’amnésie qui frappe les individus et la recherche postmoderne de bien-être dans les
mythes religieux nous ont éloigné du Dieu biblique, pense Metz. On oublie que le Dieu
d’Israël, qui est aussi le Dieu des chrétiens, est entré dans l’histoire160. En effet, Metz
répète souvent que Dieu n’est pas un mythe, encore moins un mythe pour oublier les
souffrances. La mission apocalyptique du croyant est justement de voir et de révéler la
présence de Dieu dans l’histoire, non en tant que mythe, mais en tant que solidarité avec
les victimes161. La « Gotteskrise » touche aussi la théologie lorsqu’elle se cantonne dans
une théologie stricte de la Révélation, en affirmant qu’il faut laisser Dieu parler de
Dieu. On omet alors toute l’expérience humaine permettant de dire Dieu. Metz estime
aussi que l’Église a eu trop tendance à réduire la parole sur Dieu à son propre discours à
propos de Dieu. De cette façon, l’Église s’est immunisée par rapport à la crise.

157
Ibid., p. 340. Johann Baptist METZ, « Questions sur Dieu adressées aux chrétiens d’aujourd’hui », dans
Istina 62 (1997). « Nous n’avons pas le droit de faire comme si l’Évangile était un programme pour vivre
facilement et gentiment » (ibid., p. 8). « Le Dieu dont nous parlons n’est pas là seulement pour nous faire
bondir de joie. Il nous fait aussi hurler, et finalement nous taire » (ibid., p. 9).
158
Johann Baptist METZ, Armut im Geiste. Passion und Passionen, Münster, Aschendorff Verlag, 2007.
Dans ce livre, Metz reprend un texte de 1963 (méditation sur Mt 4, 1-11) et ajoute un texte de 2006. Il
serait intéressant de relire la théologie de Metz à partir de la « pauvreté en esprit » afin d’étudier
l’influence de cette béatitude sur sa théologie.
159
Il s’agit cependant moins de la « crise de Dieu » que de la crise du discours sur Dieu, de la théologie
elle-même, de la représentation donc. Metz absolutise ici son propos d’une manière rhétorique, mais la
thèse devrait être précisée et nuancée. Cette réaction tient aussi à l’image négative que ce théologien s’est
fait de la postmodernité. Cf. Hans-Joachim SANDER, « Symptom Gotteskrise. Die Signatur der
Theologie », dans Zeitschrift für katholische Theologie, 121 (1999), p. 45-61.
160
Cf. Johann Baptist METZ, « Kirche in der Gotteskrise », dans Carl AMERY (éd.), Sind die Kirchen am
Ende?, Regensburg, Pustet, 1995, p. 158-159. Cf. aussi: MP, p. 70-71.
161
« Zeitansage, zu sagen, was ist, war einmal Sinn und Auftrag der Apokalyptiker. ‘Schreib, was ist…’,
lautet der Befehl der sog. John-Apokalypse (1, 9), die uns damit unwillkürlich auch an den Wortsinn von
Apokalypse erinnert: aufdecken, erkenntlich machen, offenbaren ! » (ibid., p. 69).
290 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

L’Europe elle aussi a perdu ce qui fait la spécificité du christianisme, à avoir le lien en-
tre l’autonomie (émancipation) et la capacité d’entendre (obéir à) l’autorité des souf-
frants. Plus profondément, l’époque postmoderne est frappée par la « mort de Dieu »
pronostiquée par Nietzsche (« Gott ist tot »)162. Ce prophète postmoderne (dixit Metz) a
défini une nouvelle manière de vivre qui se traduit pas une culture de l’oubli et de
l’amnésie. Le bonheur se trouve désormais grâce à l’amnésie du vainqueur (« Amnesie
des Siegers »)163. Or, le christianisme est une vision du Royaume de Dieu qui comprend
la justice pour tous. La liberté ne peut se vivre sur le dos des victimes oubliées. « La
mémoire de Dieu est une résistance à l’encontre de l’amnésie culturelle […] »164. Cette
mémoire doit offrir un potentiel critique de résistance à l’encontre de l’« apocalypse de
la banalité » (Apocalypse der Banalität) qui conduit à l’ennui et à l’épuisement du sens
critique165.

B. L’apocalyptique chez Hauerwas

De son côté, Hauerwas ne thématise que rarement l’apocalyptique, ce qui ne veut pas
dire qu’elle n’est pas sous-jacente à son œuvre. Dans un texte intitulé « Creation as
Apocalyptic », Hauerwas prône une narration apocalyptique de la vie chrétienne166. Il y
développe l’idée que le monde est en conflit et que « nous savons que la victoire de
Dieu est assurée » et que les chrétiens « vivent dans le temps entre les temps »167. Il dé-
nonce le fait que les chrétiens américains vivent selon une « vision non apocalyptique
de la réalité », en imaginant que la société libérale américaine correspond au projet de
Dieu. Pour sortir de ce statu quo, il importe de reconnaître les choses telles qu’elles
sont, sur base d’une vision apocalyptique. Celle-ci permet de fonder une résistance au
pouvoir du monde. « La vérité est le chemin de la résistance apocalyptique »168. Le lan-
gage apocalyptique convient pour démystifier le monde et le voir tel qu’il est. En le
voyant en vérité, on peut vivre sa foi comme résistance à travers une communauté de

162
« Nietzsches Botschaft vom Tode Gottes ist, genau besehen, ein Botschaft von der Zeit. Seine
Aufkündigung der Herrschaft Gottes ist die Ankündigung der Herrschaft der Zeit, der elementaren, der
unerbittlichen und undurchdringlichen Hoheit der Zeit. Gott ist tot » (ibid., p. 135).
163
Ibid., p. 74-75.
164
Traduction de : « Das Gottesgedächtnis ist Widerstand gegen die kulturelle Amnesie […] » (ibid.,
p. 76).
165
Ibid., p. 187.
166
Cf. DF, p. 107-115.
167
Traduction de : « […] we know God’s victory is secure and that now we live in the time between the
times », (ibid., p. 115).
168
Traduction de : « Truth is the way of the apocalyptical resistance » (ibid., p. 114).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 291

disciples. L’apocalyptique sert donc à mesurer combien la création est encore loin de la
rédemption. En effet, estime Hauerwas, le monde ne veut pas entendre l’appel de Dieu à
la conversion169. Par conséquent, la lecture apocalyptique de l’histoire conduit à éviter
un trop grand optimisme politique. Le langage de l’apocalyptique est un langage de
combat au sein d’un monde hostile à la politique évangélique. Hauerwas estime que les
chrétiens doivent développer ce type de narration apocalyptique afin de résister au
monde dans lequel ils vivent.
Le langage apocalyptique signifie aussi que la « fin » (« nouvelle création ») est in-
tervenue à la Pentecôte. Toute l’histoire doit donc être replacée dans un temps nouveau
rendu possible par la vie, la mort et la résurrection de Jésus. Plutôt que de considérer
que l’accomplissement de l’histoire tient à un événement futur (Parousie), il faut regar-
der l’actualité de la présence divine à partir du don de la Pentecôte. « L’apocalyptique
ne dénie pas la continuation de l’histoire de la création mais nous rappelle qu’elle est
historique parce qu’elle a une fin. La fin proclamée par Pierre est maintenant présente à
la Pentecôte »170. L’Esprit donné à la Pentecôte crée une nouvelle communauté de
disciples. C’est une nouvelle création se concrétisant par la formation d’un peuple qui
vit de l’Esprit Saint. Celui-ci continue la présence de Jésus au sein de la communauté.
En ce sens, pour Hauerwas, la Trinité exprime le projet du Père de maintenir une
solidarité active de Jésus et de l’Esprit de vérité. « Donc, l’Esprit procède du Père pour
que Jésus puisse continuer à être présent avec nous »171. À l’opposé de la division des
langues à Babel, la Pentecôte crée l’unité d’un peuple à partir d’une langue commune.
Celle-ci n’est pas un vague espéranto mais une communauté qui unifie ses différences
en vivant de la mémoire de Jésus172. Autrement dit, le langage commun est en quelque
sorte le langage biblique qu’on s’approprie dans une pratique liturgique. Grâce à de
telles médiations, la nouvelle création qu’est l’Église constitue une alternative à

169
« Apocalyptic is not an unfortunate mythological excrescence on metaphysical and ethical truths; it is,
instead, the truthful and unavoidable mode of language in which one must talk about a world that is
created but fallen, that has been redeemed but does not acknowledge its Redeemer» (ibid., p.109).
170
Traduction de : « Apocalyptic does not deny the continuation of the history of creation but rather
reminds us it is historical exactly because it has en end. The end Peter proclaimed is now present at
Pentecost » (HR, p. 147). Cette mention de Pierre renvoie au récit de la Pentecôte dans les Actes des
Apôtres (Ac 2, 1-21). Pierre proclame que la prophétie de Joël (Joël 2, 23-28) se réalise le jour de la
Pentecôte.
171
Traduction de : « Thus, the Spirit proceeds from the Father so that Jesus might continue to be present
with us » (ibid., p. 148).
172
« At Pentecost God created a new language, but it was a language that is more than words. It is instead
a community whose memory of its saviour creates the miracle of being a people whose very differences
contributes to their unity » (ibid., p. 149).
292 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Babel173. Cette communauté est la création de Dieu pour dire au monde qu’il peut se
réconcilier avec son Créateur.
Le style apocalyptique utilisé par Hauerwas se retrouve constamment dans son œu-
vre. Sa propension à dépeindre le monde comme un lieu dangereux et rebelle aux va-
leurs évangéliques s’observe facilement. Il estime que les chrétiens devraient mieux
identifier leurs ennemis étant donné que la foi chrétienne suppose d’avoir des ennemis.
« Le christianisme est inintelligible sans ennemis. En effet, le point essentiel du chris-
tianisme est de produire le juste type d’ennemis. Nous avons été amenés par notre si-
tuation établie à oublier qu’être chrétien revient à faire partie d’une armée contre des
armées »174. Les chrétiens ont perdu le sens du conflit avec le monde en intériorisant la
foi. Or, l’Église est en guerre avec le monde175. Hauerwas pense spécialement à l’éthos
libéral qui prétend créer ses propres valeurs et histoires au détriment des traditions qui
façonnent les sujets. En particulier, la liberté de choix qui n’est pas guidée par une re-
cherche de vérité ou la tolérance comme indifférence devant tous les possibles sont
contraires au christianisme. Or, les chrétiens sont formés par un récit qui donne une
direction à leur engagement et l’éthique à suivre n’est pas une création de leur subjecti-
vité. Même s’il s’adresse au monde comme si c’était une réalité externe aux chrétiens,
Hauerwas signale au passage que l’ennemi se trouve aussi en chaque chrétien176.
L’Église peut engager une « contre-offensive » en usant des « armes divines » que sont
la prédication et les sacrements, au sein d’un monde qui meurt d’ennui177. Dans le même
esprit, Hauerwas se présente lui-même comme un « terroriste non-violent » qui encou-
rage les chrétiens à être radicaux et fanatiques178.

173
« […] we really do have an alternative to Babel, to fear of one other, and finally then to war. Even
more happily, it means that insofar we are the church, we do not just have an alternative, we are the
alternative » (ibid., p. 150).
174
Traduction de : « […] Christianity is unintelligible without enemies. Indeed, the whole point of
Christianity is to produce the right kind of enemies. We have been beguiled by our established status to
forget that to be a Christian is to be made part of an army against armies » (Stanley HAUERWAS, « No
enemy, No Christianity: Theology and Preaching between the ‘Worlds’ », p. 31).
175
« […] I am suggesting that our theology and our preaching should presume that we are writing and
preaching to a church in the midst of a war […]» (ibid., p. 31.
176
« After all, the enemy, who is often ourselves, does not like to be reminded that the narratives that
constitute our lives are false » (ibid., p. 34).
177
Cf. ibid.
178
Stanley HAUERWAS, « The Non-violent Terrorist: In Defence of Christian Fanaticism », dans Didier
POLLEFEYT (éd.), Incredible Forgiveness. Christian Ethics between Fanaticism and Reconciliation,
Leuven, Peeters, 2004, p. 85-102. Il écrit en effet : « I want Christians to be radicals. I want Christians to
be fanatics » (p. 85). Hauerwas souhaite que les chrétiens perturbent l’ordre du monde en proposant leur
alternative à la violence sans pour autant s’appuyer sur une rationalité universelle. De ce fait, les chrétiens
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 293

Pour Hauerwas, il est irréfutable que « nous vivons dans un monde dangereux, un
monde de mort […] »179. La dangerosité du monde tient au désir de sécurité qui conduit
à un usage de la violence. Le peuple nouveau des disciples offre une alternative à ce
monde, si on accepte de vivre cette politique du pardon, de l’amitié et de la patience.
Hauerwas oppose la « politique du monde » (politics of the world) à la « politique de
l’Église » (Church’s politics) comme deux forces antagonistes180. La politique du monde
repose sur la peur et l’envie alors que la politique ecclésiale repose sur les pratiques
liturgiques qui créent la confiance. On trouve aussi dans ses écrits des termes qui évo-
quent une crise profonde de société. Ainsi, il parle de « survie » dans un monde dominé
par le libéralisme et le postmodernisme181. Les chrétiens sont envoyés dans le monde
pour agir « contre les nations »182. Il s’agit en effet de donner priorité à Dieu par rapport
à César, au Royaume par rapport aux empires.

C. Réflexion critique

L’usage du genre apocalyptique par Metz et Hauerwas répond à leur souci d’une foi
engagée dans le monde sous un mode de résistance. Cette théologie apocalyptique peut
manquer d’ouverture en raison de son unilatéralisme. Il peut être légitime d’utiliser cette
manière de parler lorsqu’une communauté se trouve exposée à des menaces très gran-
des. De toute manière, il n’est permis d’employer cette rhétorique que dans la mesure
où l’on est soi-même concerné par les dangers qui sont annoncés. En ce sens, le dis-
cours doit correspondre à l’expérience. Or, nous trouvons ici des auteurs installés dans
la vie académique, loin de l’expérience des victimes. Est-il encore autorisé de tenir un
discours alarmiste sur le monde lorsqu’on est si peu exposé ? Nous pensons que les
deux théologiens pourraient être plus modestes étant donné leur statut. Il ne faudrait pas
sous-estimer le choix (conscient ou non) de se faire « apocalypticien » pour se donner
une légitimité qui ne va pas de soi. De nouveau, il s’agit de trouver le ton juste à partir

s’exposent au risque d’être catalogués comme « fanatiques » (p. 100). « Our problem is not that
Christians come into conflict with the world in which we live, but that we do not » (p. 98).
179
PF, p. 214.
180
Cf. IGC, p. 8.
181
Stanley HAUERWAS, « The Christian Difference or Surviving Postmodernism », dans Graham WARD
(éd.), The Blackwell Companion to Postmodern Theology, Oxford, Blackwell, 2005, p. 144-161.
Hauerwas pense que les chrétiens ont les moyens de résister à une société dominée par le marché et le
pouvoir de l’État-nation. Pour résister et survivre à l’anarchie et au chaos, il faut des pratiques de
résistance : « To survive will require us to develop practices and habits that make our worship of God an
unavoidable witness to the world » (p. 152).
182
Il a intitulé un de ses livres Against the Nations !
294 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

du lieu où l’on est situé. Abuser d’une posture d’autorité (comme théologien reconnu,
prêtre ou pasteur) pour installer une mentalité de rupture ou de secte dans l’esprit des
croyants relève d’un abus de pouvoir. Ce n’est pas une stratégie très responsable dans la
mesure où le discours apocalyptique est un discours du tout ou rien. Or, la vie pratique
(politique ou simplement sociale) nous amène à faire des compromis toujours révisa-
bles.
L’exégèse biblique attire aussi notre attention sur le fait que l’apocalyptique est un
mode narratif parmi d’autres. En effet, il ne faut pas oublier la pluralité interne à la
Bible. À côté du style apocalyptique, on pourrait aussi développer un style sapientiel
tout aussi légitime pour parler de l’action des croyants dans le monde. Le fait de trop
ramener le discours théologique à une apocalyptique pèche par réductionnisme183. La
pluralité interne au canon des Écritures nous invite à faire un travail plus équilibré, plus
herméneutique, pour dire une parole qui touche l’intelligence (y compris le cœur) des
personnes.

Chapitre 5. Confrontation des perspectives

Nous avons examiné la fonction de l’autorité dans la pensée de Metz et de Hauerwas.


Le rapprochement de ces deux théologies nous conduit à réfléchir plus profondément
sur les liens entre l’autorité, le pouvoir et la liberté (I). Dans un second temps, nous
mettons en lumière la notion de suivance et sa contextualisation dans notre environne-
ment sociopolitique actuel (II).

I. Autorité, pouvoir et liberté

La perspective de Metz est parfois critiquée pour ne pas traiter directement avec des
questions politiques qui émergent dans l’actualité. Certains n’ont pas hésité à parler
d’une « théologie de salon »184. Nous constatons que la perspective de Metz, bien que
déployée sous la bannière de « théologie politique », demeure peu politique au sens où

183
Cf. Charles CURRAN, « Review of J.B. Metz, Faith in History and Society: Towards a Practical
Fundamental Theology », dans Theology Today, 37 (1981), p. 512.
184
Christian Bauer considère (un peu rapidement) la théologie de Metz comme étant une « wortgewaltige
Salontheologie », dans « ‘Messianisches Volk’ (LG 9). M. Dominique Chenus ekklesiologischer Beitrag
zum Zweiten Vatikanum », dans Thomas FRANZ et Hanjo SAUER (éd.), Glaube in der Welt von heute.
Theologie und Kirche nach dem Zweiten Vatikanischen Konzil, Band I: Profilierungen, Würzburg,
Echter, 2006, p. 54.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 295

il ne se confronte pas directement à la question du pouvoir dans l’Église et dans la so-


ciété185. C’est comme si Metz n’avait pas vraiment quitté le domaine métaphysique pour
descendre au plan du politique. Ainsi, l’ecclésiologie qu’il déploie est une ecclésiologie
finalement peu institutionnalisée, quoi qu’il soutienne l’idée de l’institution de la liberté
critique. Il ne se préoccupe pas de la structure de gouvernement de l’Église catholique
(magistère), comme si cela allait de soi. De façon un peu romantique, il a envisagé un
avenir de l’Église à travers des communautés de mémoire qui devaient s’inspirer du
modèle latino-américain des communautés de base. L’idée est ambitieuse mais finale-
ment très peu réaliste. Tandis qu’une bonne partie du christianisme se vit aujourd’hui
dans le cadre d’institutions assez lourdes, où les valeurs démocratiques ne sont pas tou-
jours intégrées de façon critique, Metz ne semble pas s’en préoccuper beaucoup. Même
quand il envisage l’avenir de l’Église sur le modèle polycentrique, il n’en tire aucune
conséquence au plan ecclésiologique (la synodalité, par exemple). On peut considérer
que l’Église est une institution provisoire qui doit s’effacer devant l’avènement du
Royaume, mais il n’empêche que les chrétiens catholiques sont confrontés à une insti-
tution qui exerce un pouvoir. À côté de ce point de vue ad intra (ecclésial), on peut
aussi faire une réflexion identique sur le monde. En effet, le pouvoir s’exerce à de nom-
breux niveaux de la société. Or, Metz a peu développé les rapports entre Église et État
ou encore entre christianisme et démocratie. Sa thèse de l’autorité des victimes mérite le
plus grand respect. Elle est en effet théologiquement fondée (unité entre l’amour de
Dieu et l’amour du prochain, option « préférentielle » pour les victimes). Toutefois, le
point de vue politique de Metz est à ce niveau très idéaliste (romantique). Proche de
Lévinas, il attribue une autorité éthique à la personne d’autrui, avec qui la relation est
asymétrique. Est-ce toutefois opérant ? En effet, qu’est-ce qui oblige la personne à ré-
pondre à cette autorité ? Quel pouvoir va m’obliger à reconnaître cette victime et à
m’engager pour l’aider ? Metz n’apporte pas de réponse à ces questions. On trouve chez
lui un grand idéalisme (ouvrir les yeux, avoir de la compassion, être solidaire..), un
plaidoyer bibliquement fondé, sans que les médiations pour réaliser cet impératif soient
expliquées.k

185
Ce manque d’articulation au politique a été bien souligné par Henri-Jérôme GAGEY et Jean-Louis
SOULETIE : « Sur la théologie politique », dans Raisons Politiques, 4 (2001), p. 168-187. Voir également :
Henri-Jérôme GAGEY, « L’énigme de la théologie politique », dans Documents Episcopats, 8 (2002), p. 2-
10. Cf. Pierre-Yves MATERNE, « La réception de la théologie politique de J.B. Metz », dans Laval
théologique et philosophique, 63 (2007), p. 275-290.
296 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Dans la théologie de Hauerwas, on trouve une faiblesse analogue. En effet, bien que
l’ecclésiologie soit au centre de son architecture théologique, il demeure très idéaliste et
peu explicite quant aux mécanismes qui mettent l’éthique communautaire en œuvre.
Certes, Hauerwas appartient à la tradition méthodiste qui est moins hiérarchisée que la
tradition catholique de Metz. Toutefois, il faut s’interroger sur le mode de gestion du
pouvoir au sein de son ecclésiologie. Quelle autorité donne à la communauté la marche
à suivre ? Théologiquement, Hauerwas s’inscrit dans un christocentrisme, si bien que
l’autorité est en premier lieu le Christ. Le problème est que le Christ à l’état pur, « tout
nu », n’est pas accessible à l’homme ! Le Christ n’est accessible qu’à travers des inter-
prétations du Christ. Devant la pluralité des christologies dans la tradition, il va néces-
sairement y avoir des sélections, des choix, des préférences et des tensions. Ensuite, il
faudra montrer ce que le « Christ » attend des chrétiens d’aujourd’hui qui vivent dans
un contexte assez différent de celui de la Palestine du début du premier millénaire. Qui
va expliquer aux croyants ce que le Christ attend d’eux ? Il y a bien là une question
d’autorité et de pouvoir. Or, cette question demeure ambiguë chez Hauerwas. S’il tend à
dire que la communauté, dans sa richesse interne, est le lieu qui fait autorité par
l’interprétation, il ne répond pas clairement aux questions sous-jacentes. Quelle est
l’autorité du ministre (prêtre, pasteur) ? Que fait-on en cas de désaccord au sein de la
communauté ? Qu’arrive-t-il à une personne qui fait partie de la communauté et qui ne
partage pas l’avis des autres ?
Alors que le magistère ecclésiastique catholique occupe une fonction d’autorité im-
portante, largement admise, parfois critiquée, peut-on dire que le protestantisme échap-
perait à toute forme de magistère ? En effet, il se peut qu’un théologien occupe à lui
seul de facto ce rôle à l’intention de certaines communautés. Parlant de Jacques Ellul,
qui ne reconnaissait à la conscience aucun rôle actif dans le discernement moral (en
raison de la corruption du péché), Valadier se demandait si ce théologien protestant lui-
même n’exerçait pas un « magistère larvé »186. En effet, un tel théologien très soucieux
de parler du point de vue de la Révélation, donne une éthique précise à suivre, alors
qu’il est plutôt sceptique quant à la capacité morale de l’individu (connaître le bien et le
mal). La conscience a donc besoin d’un guide particulièrement informé qui prétend tenir
un discours de vérité transcendant la condition humaine. La question pourrait également
être posée à propos de Hauerwas. Denis Müller pense qu’il y avait chez cet auteur une

186
Paul VALADIER, Éloge de la conscience (« Esprit »), Paris, Seuil, 1994, p. 29.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 297

tendance à exercer un magistère déguisé187. Müller estime qu’Hauerwas est engagé dans
un combat qui vise une prise de pouvoir de la scène théologique, sur arrière-fond d’un
« narcissisme autoritaire »188. Denis Müller dénonce chez Hauerwas ce qu’il nomme un
« positionalisme ecclésiologique »189. Cette expression désigne le fait que le discours
hauerwassien se présente comme auto-suffisant, sans se laisser interpeller par une ana-
lyse fine de la réalité empirique. Il s’agit finalement d’un déni du travail de la raison
dans l’élaboration du discours théologique, au motif que la foi donne accès à une révé-
lation univoque de Dieu190. Nous pensons, à la suite de Denis Müller, que Hauerwas
n’échappe pas au risque d’un discours autoritaire qui se complait dans un idéalisme et
qui n’honore pas la rationalité dialogique dont la théologie a besoin pour intégrer
l’expérience de la pluralité et la liberté humaine.
Il nous semble que deux éléments constitutifs d’une théologie politique valable pour
notre temps sont trop peu thématisés par les deux auteurs étudiés, à savoir la pluralité et
la conscience personnelle (c’est-à-dire la subjectivité). Si la postmodernité se traduit par
une accentuation de la pluralité (et de la conflictualité) ainsi que de la subjectivité (indi-
vidualisme généralisé), on peut dire que les deux auteurs ne rencontrent pas cette nou-
velle société. Or, justement, ce qui peut tenir lieu de pouvoir dans la vie personnelle,
n’est-ce pas justement la conscience morale ? En effet, c’est elle qui m’enjoint de re-
connaître ou non la situation injuste à laquelle on est confronté. Dans la vie de Metz, on
voit que la prise en compte d’Auschwitz comme lieu déterminant de la théologie ne
vient pas d’un raisonnement logique mais d’une prise de conscience (progressive sans
doute). La biographie de Metz nous apprend donc plus sur l’autorité de la conscience
que toute sa théologie. Cette autorité est présente implicitement dans la réflexion du
théologien et mériterait sans doute d’être davantage explicitée.

187
Denis MÜLLER, « Jusqu’à quel point l’éthique minimale est-elle substantielle ? », dans Revue de
théologie et de philosophie, 140 (2008), p. 190 : « L’éthique théologique universitaire comme l’ensemble
de la théologie académique me paraît en effet écartelée aujourd’hui entre des velléités fortes de
déthéologisation et de rethéologisation autoritaire et massive qui n’est trop souvent que la réponse du
berger à la bergère, selon un mode symétrique et mimétique de violence sacrificielle tendant à imposer
une maîtrise de type magistériel déguisé ». En note, l’auteur vise en particulier la position théologique de
Hauerwas (n. 9).
188
Denis MÜLLER, « Scolastique néobarthienne, audace interprétative et nouvelles tâches de la théologie
et de l’éthique », dans Revue de théologie et de philosophie, 139 (2007), p. 255-256 (note 16).
189
Denis MÜLLER, « Sujet éthique fragile et communauté sensible à la transcendance », p. 76.
190
Cf. Denis MÜLLER, « The Original Risk : Overtheologizing Ethics and Undertheologizing Sin », dans
Christian Bioethics, 13 (2007), p. 7-23.
298 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Chez Hauerwas, la subjectivité, la conscience, l’autonomie, sont des dimensions an-


thropologiques qui sont suspectées d’arbitraire191. En effet, n’est-ce pas là une source de
conflit pour une communauté homogène ? Il ne réussit pas non plus à penser la plura-
lité. Il ne pense pas de façon assez radicale le fait que les sujets croyants sont de plus en
plus insérés dans de multiples « espaces communautaires » et réseaux sociaux. Les réfé-
rences religieuses, culturelles, sociales n’ont jamais été aussi nombreuses. Les conflits
d’interprétation sont multiples. La réponse simpliste que donne Hauerwas peut séduire
par son souci d’unité mais ne rejoint pas la majorité des personnes engagées dans nos
sociétés. On peut imaginer une « petite tribu » (à l’instar des Amishs, par exemple) qui
se tient à l’écart et qui se donne la mission d’interpréter le monde et de discerner une
politique d’action à son égard. Mais il faut bien reconnaître que la plupart des gens ne
vivent pas ainsi. Le plus problématique dans la pensée de Hauerwas est qu’il attend des
chrétiens une vie radicalement différente (sur base d’une certaine vision du monde), tout
en récusant le retrait du monde (forme habituelle du sectarisme), mais il leur rend la
tâche impossible. Une façon de prendre en compte la subjectivité serait de soutenir le
primat de la conscience personnelle (qui doit certes toujours être éclairée). Or, ceci
n’apparaît nullement dans son éthique chrétienne. Quand la question de la liberté est
traitée, c’est sous un mode soupçonneux, sauf pour dire qu’un bon disciple s’en remet à
la communauté.
L’idée d’une régulation communautaire des subjectivités dans le but de renoncer à
l’arbitraire du désir pour contribuer au bien commun de la communauté peut servir de
modèle à une société individualiste. Cependant, ce mode de vie ne sera crédible que
dans la mesure où la communauté est capable d’entendre les interpellations qui lui sont
étrangères. L’Église peut penser avoir une autorité qui vient de la Parole de Dieu, mais
elle ne peut pas prétendre avoir le monopole de la Parole de Dieu elle-même. En effet,
elle ne peut être prise au sérieux que si elle admet que Dieu communique aussi à travers
la parole des étrangers, c’est-à-dire de ceux qui ne partagent pas ses vérités. Metz parle
à ce sujet de la prophétie des étrangers comme faisant partie d’une vie chrétienne ou-

191
« Hauerwas rejects the authority of reason, the government, common sense, and (for the most part) the
natural law, but he longs nostalgically for a time when churches could tell you who to marry, what job to
take, and how to spend your money » (Stephen H. WEBB, American Providence. A Nation with a mission,
London-NY, Continuum, 2006, p. 72.). Hauerwas n’arrive pas à penser l’autonomie en raison de la
priorité donnée à l’Église sur l’individu. Cf. François DERMANGE, « Église et communautarisme : une
interrogation à partir de Karl Barth et Stanley Hauerwas », dans Theophilyon, 11 (2006), p. 97-122.
Dermange souligne l’écart entre ce théologien et Barth qui considère la comunauté comme « seconde »
par rapport aux individus (ibid., p. 106).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 299

verte sur l’universalité du salut. Dieu peut adresser des messages en des lieux inatten-
dus, ainsi que les Évangiles en témoignent. De nos jours, se demande Bader-Saye, ne
peut-on pas voir en Bono (U2) un tel messager ?192. Pourrions-nous ajouter la birmane
Aung San Suu Kyi ou le Dalaï Lama qui sans être chrétiens ont quelque chose à trans-
mettre qui touche le salut ?

II. Disciple en contexte inédit

A. Suivance créative

S’il est vrai que la théologie de Metz reste programmatique et abstraite, il nous sem-
ble qu’elle a au moins deux avantages. D’abord, elle empêche toute instrumen-talisation
politique de la foi en raison de son potentiel critique et de son sens du « provisoire »
(réserve eschatologique). Ce n’est pas un mince apport face à certaines revendications
politiques de groupes religieux dans l’espace public. Ensuite, il nous semble que la vi-
sée « pratique » de Metz n’est pas sans intérêt, même si sa conception de la praxis est
encore trop conceptuelle. Nous pensons que cela peut constituer un point positif. Metz
et Hauerwas envisagent la praxis comme une suite du Christ. À la différence d’un
Hauerwas, qui a une vision très précise de ce qu’implique cette suite (éthique des vertus
rigide, pacifisme), Metz offre une grande flexibilité en ne définissant pas trop directe-
ment ce qu’implique cette suite. Il laisse donc chaque « croyant » inventer, de façon
autonome et responsable, une manière très personnelle (et donc très authentique) de
suivre le Christ dans le contexte où il se trouve engagé. Il est évident pour nous qu’il
n’existe pas un seul modèle de suite du Christ mais une pluralité de voies. Il faut tenir
compte de la pluralité des références éthiques de la tradition, à commencer par le fait de
lire quatre Évangiles différents, tout comme il s’avère essentiel de tenir compte du ca-
ractère inédit du contexte socioculturel actuel. Aujourd’hui, le sujet chrétien est sans
cesse renvoyé à lui-même pour établir ses propres règles d’action et décide du degré
d’intensité de ses attaches communautaires.
Il y a une distance entre le croyant d’aujourd’hui et le Jésus de l’histoire. Si le
croyant est invité à se mettre à la suite de Jésus, il n’est pas pour autant appelé à
l’imiter. En effet, Jésus a répondu à sa mission dans le contexte de son temps, face aux
défis qui étaient les siens. Il serait faux de dire que nous sommes dans la même posture

192
Scott BADER-SAYE, « Listening: Authority and Obedience », dans Stanley HAUERWAS et Samuel
WELLS (éd.), The Blackwell Companion to Christian Ethics, Oxford, Blackwell, 2007, p. 167.
300 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

que Jésus. Il y a des similitudes mais pas une identité de situation. Autrement dit, le
sujet croyant est appelé à interpréter ce que veut dire « suivre Jésus » dans le cadre de
son existence. La sequela christi comporte un principe herméneutique inéluctable. Le
croyant doit en effet accomplir une tâche d’appropriation de la tradition chrétienne en
vue de rendre sa pratique plus évangélique. Il ne suffit pas de copier les figures du
passé, bien que les exemples de sainteté demeurent toujours une force d’interpellation.
Nous partageons la thèse de Francis Fiorenza, qu’il formule ainsi : « La suivance à
l’intérieur de l’herméneutique de réception n’est pas simplement l’imitation ou la suite
immédiate de Jésus dans un sens historique. La suivance tient compte de la distance
entre le contexte du Jésus historique et le contexte de l’expérience et de la praxis
d’aujourd’hui. En même temps elle présuppose qu’en raison de cette distance chaque
suivance est médiatisée par les réceptions antérieures. De cette façon, la suivance n’est
pas une imitation, mais elle signifie une nouvelle réception et interprétation de la signi-
fication de Jésus […]. Mais la suivance ne devrait pas être réduite à une notion de
continuité de l’identique ; elle doit être ouverte à des formes de suivance radicalement
nouvelles, qui reposent sur une nouvelle réception »193.
Hauerwas, pour sa part, ne dit pas qu’il faut imiter le Christ mais qu’il faut être
comme lui. Toutefois, il ne laisse pas une réelle autonomie au croyant pour vivre la
« suivance » de façon personnelle, en faisant appel à la conscience dans le rapport à la
communauté. Suivre Jésus ne consiste pas en effet à répéter un modèle du passé. Il
s’agit de retrouver le mouvement même qui animait Jésus, ce qui suppose le détour
herméneutique par les traces textuelles, pour inaugurer une façon personnelle, même
inédite, de mettre en route cette suivance. En ce sens, la suite de Jésus est, pour repren-
dre l’expression d’Edmund Arens, une « suivance créatrice » (schöpferischer Nach-
folge)194. La suivance comporte une praxis innovante qui s’appuie sur une tradition

193
Traduction de : « Nachfolge innerhalb der Rezeptionshermeneutik ist nicht einfach die Imitation oder
die unmittelbare Nachfolge Jesu im historischen Sinne. Nachfolge setzt vielmehr Distanz zwischen dem
Kontext des historischen Jesus und dem Kontext der gegenwärtigen Erfahrung und Praxis. Daneben setz
sie voraus, dass angesichts dieser Distanz jede Nachfolge durch die vorhergehende Rezeption vermittelt
ist. Aus diesen Gründen ist Nachfolge keine Imitation, sondern sie bedeutet eine neue Rezeption und
Interpretation der Bedeutung und Signifikanz Jesu […]. Aber Nachfolge sollte nicht auf einen Begriff von
Kontinuität als Gleichheit reduziert werden; sie muss für radikal neue Formen der Nachfolge offen sein,
die auf einer neuen Rezeption beruhen », Francis FIORENZA, Fundamentale Theologie. Kritische
theologische Begründungsverfahren, traduit de l’anglais par Franz-Rudolf Hartwich, Mainz, Matthias
Grünewald Verlag, 1992, p. 219-220.
194
Edmund ARENS, «Wenn es um alle geht. Orte und Intentionen öffentlicher Gottesrede », dans: Wort
und Antwort 43 (2002), p. 21. Voir aussi: Edmund ARENS, Christopraxis. Grundzüge theologischer
Handlungstheorie (QD 139), Freiburg - Basel - Wien, Herder, 1992.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 301

appropriée par le travail herméneutique. Hannah Arendt définit l’action comme une
capacité à faire du neuf195. Tout être humain qui vient à la naissance constitue la pro-
messe d’une nouveauté, d’un inattendu. Autrement dit, notre vie comme « être au
monde » contient cette potentialité de novation au cœur même d’un enracinement histo-
rique contingent. Les appartenances et dépendances du sujet ne sont pas en soi des obs-
tacles à la créativité mais le terrain sur lequel on va bâtir. Il reste à donner à chaque su-
jet la capacité à exercer un rapport critique et productif à l’égard de ses liens originaires.
Cette capacité doit être éduquée par des communautés herméneutiques qui mettent en
débat les récits constitutifs de chaque vie humaine.
Nous n’avons pas de prise directe sur le Christ en raison de son absence. Depuis
l’événement de la Croix, le Christ n’est plus accessible directement. Comme de Certeau
l’a bien souligné, l’absence de Jésus autorise une pluralité de façons de le suivre. Pour
représenter (rendre présent) le Christ, nous ne disposons pas d’une théologie monolithi-
que mais bien d’un éventail de théologies, en commençant par les quatre évangiles ca-
noniques. La suivance s’inscrit dans le contexte de l’absence de Jésus (son tombeau est
vide), et en même temps elle contribue à rendre le présent196. Le disciple va donner
corps à son Maître manquant. Ce manque permet une créativité du disciple qui peut
inventer sa façon d’incarner la foi197. Toute pratique de la foi commence sur fond d’un
manque. Nous n’avons pas reçu de Jésus le guide complet du bon disciple qui serait
valable pour toutes les époques. Nous avons une tradition plurielle qui remonte au Nou-
veau Testament. Déjà à l’intérieur même des écrits canoniques se trouve une diversité
de praxis. Autrement dit, non seulement nous avons une pluralité de modèles à suivre,
mais il faut encore pouvoir inventer ceux qui donneront corps à Jésus aujourd’hui là où
nous sommes. Dans une société démocratique, la suivance ne peut jamais se vivre sans
participation à la vie de la cité. Faut-il pour autant oublier ses convictions religieuses

195
Cf. Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne (« Agora »), traduit par G. Fradier, Paris,
Calman-Lévy, 1983, p. 233-235.
196
Cf. Christian BAUER, « Kritik der Pastoraltheologie. Nicht-Orte und Anders-Räume nach Michel de
Certeau und Michel Foucault », dans Christian BAUER et Michael HÖLZL (éd.), Gottes und des Menschen
Tod ? Die Theologie vor der Herausforderung Michel Foucaults, Mainz, Grünewald, 2003, p. 181-216.
Voir également: Daniel BOGNER, Gebrochene Gegenwart. Mystik und Politik bei Michel de Certeau,
Mainz, Grünewald, 2002.
197
« Dieses absente Grundlegungsereignis ist das Andere heutiger Nachfolge, das in seiner
ursprünglichen Gestalt im Christentum nicht mehr präsent ist, weshalb jeder neue Versuch von
Repräsentation und Interpretation dieses Ursprungs selbst wieder einen Kreativer Akt von Nachfolge
darstellt » (Christian BAUER, « Kritik der Pastoraltheologie. Nicht-Orte und Anders-Räume nach Michel
de Certeau und Michel Foucault », p. 207 (note 117)).
302 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

dan un État libéral ? Le défi du chrétien n’est-il pas de conjuguer sa citoyenneté politi-
que avec sa citoyenneté par rapport au Royaume de Dieu ?

B. Participation démocratique

Comment le chrétien en tant que disciple peut-il exercer sa responsabilité de citoyen


en prenant part à la délibération démocratique dont les règles font autorité pour
l’ensemble des citoyens de l’État ? Hauerwas n’accepte pas le cadre du débat tel qu’il
est fixé par les promoteurs du libéralisme politique, dont John Rawls est la référence
majeure. En effet, la conception contractuelle du politique prônée par Rawls refuse les
pratiques religieuses qui ne veulent pas adhérer au cadre libéral, oppose un espace pu-
blic à un espace privé, et privatise les religions. Les libéraux voulant garantir les princi-
pes d’une société juste, se montrent très réservés à l’égard des communautés religieuses.
Rawls se situe dans la tradition kantienne (raison autonome et pratique), fondant la
nécessité d’un processus procédural au nom du pluralisme et des exigences de justice
qui découlent de la raison humaine. Certes, Rawls a évolué dans sa pensée, en recon-
naissant aux communautés religieuses une légitimité dans la promotion de leurs argu-
ments, à condition d’utiliser un langage raisonnable198. Alors qu’il était au début réticent
à admettre une expression publique des « doctrines compréhensives » (comprehensive
doctrine), Rawls a progressivement accepté de laisser une place à ces doctrines (les re-
ligions) à condition qu’elles admettent une discussion rationnelle dans le respect des
principes de justice libéraux. Or, ceci revient à ne pas permettre à toute doctrine de par-
ticiper à la vie publique. Il ne remet pas en cause le potentiel de vérité de ces traditions
religieuses mais celles-ci doivent se soumettre au principe de la justice (liberté et égalité
de chaque personne). Rawls n’est pas aussi restrictif que Rorty qui, lui, propose un
« pragmatisme » déniant aux groupes religieux toute prétention à la vérité. Les argu-
ments d’origine religieuse sont pour Rorty source de confusion et de tension199.

198
John RAWLS, The law of peoples, Cambridge M., Harvard University Press, 2001, p. 129-180. Dans ces
premiers travaux sur la théorie de la justice, au cours des années soixante-dix, le philosophe avait une
attitude très réservée par rapport aux religions. Cf. John RAWLS, Théorie de la justice (Points, 354),
traduit de l’américain par C. Audard, Paris, Seuil, 2009.
199
Cf. Richard RORTY, Gianni VATTIMO, Santiago ZABALA, L’avenir de la religion (Théologie &
politique), traduit de l’italien par Carole Walter, Paris, Bayard-Centurion, 2006. Rorty reconnaît la
légitimité de la religion à condition qu’elle demeure une affaire privée, sans influer sur la vie politique.
Les institutions religieuses peuvent avoir une visibilité sociale à condition de ne pas faire concurrence aux
autorités politiques. Pour ne pas mettre en danger la démocratie, ces institutions devraient se faire aussi
discrètes que possibles. Cf. Pierre-Yves MATERNE, « Note critique sur VATTIMO Gianni – RORTY Richard
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 303

À l’opposé de ces auteurs qui cherchent réalistement un accord minimal pour vivre
ensemble, les avocats de la « démocratie radicale » encouragent un pluralisme vécu en
profondeur (deep pluralism) où toutes les différences et spécificités sont écoutées200. La
position de Hauerwas est proche de cette pensée201. En effet, il prône un pluralisme au-
thentique où chaque communauté peut faire valoir sa manière de vivre et de penser. En
ce sens, pour Hauerwas, le pluralisme n’est pas un problème s’il est vécu de façon radi-
cale et non dans les limites de ce qu’il perçoit certainement comme un « carcan libé-
ral ». La difficulté vient alors de trouver un accord transversal à partir d’une pluralité de
convictions. Si Hauerwas a raison de dire que la démocratie in situ (visant le contexte
des USA) n’est pas encore la démocratie accomplie, il ne semble pas prendre en compte
la conflictualité potentielle que la version radicale peut susciter. Certes, dans la commu-
nauté de Hauerwas, la référence à la tradition, aux saints et à la discipline liturgique est
appelée à former une unité. Mais il sous-estime, selon nous, la diversité qui traverse la
société, tout comme l’Église d’ailleurs202.
Hauerwas estime que les visions de la vie bonne doivent s’exprimer publiquement,
de façon principalement pratique. La difficulté vient alors de vivre le rapport aux autres
visions ou doctrines. Comment peut-on ouvrir une perspective particulière à l’universel
sans pour autant renoncer à l’enracinement local ? Il s’agit de s’engager dans un proces-
sus de « conversation » plutôt que de conversion (de l’autre à soi ou de soi à l’autre). Il
faut permettre à chacune des communautés d’entreprendre un dialogue entre elles et
avec le reste de la société. Ce dialogue suppose qu’on accepte que l’autre puisse nous
apprendre quelque chose et que nous visons un certain but partagé.
Metz ne remet pas en cause les bases de l’État libéral, ni le pluralisme de la société,
si bien qu’il se rapproche (tout en restant très critique) du modèle de discussion ration-
nelle de Habermas203. Néanmoins, la participation démocratique ne doit pas se limiter à
des discussions ou à des procédures. Cette rationalité n’est pas suffisante pour empêcher

– ZABALA Santiago, L’avenir de la religion. Solidarité, charité, ironie, Paris, 2005, dans Revue
théologique de Louvain, 38 (2007), p. 397-400.
200
Cf. Kristen DEEDE JOHNSON, Theology, Political Theory, and Pluralism: Beyond Tolerance and
Difference, Cambridge University Press, 2007. William CONOLLY, Democracy, Pluralism and Political
Theory, London, Routlege, 2005. Ce dernier est philosophe et chef de file de la ‘radical democracy’ qui
demande plus de diversité et de contestation au cœur de la démocratie.
201
Cf. Luke BRETHERTON, « Review of K. Deede Johnson, Theology, Political Theory, and Pluralism:
Beyond Tolerance and Difference, Cambridge University Press, 2007 », dans Journal of the American
Academy of Religion, 76 (2008), p. 170-173.
202
Denis MÜLLER, « Sujet éthique fragile et communauté sensible à la transcendance », p. 59-78.
203
Cf. ZB, p. 174-176.
304 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

les dangers qui pèsent sur la vie démocratique, à commencer par la logique de la com-
pétition et du rendement économique. Les institutions sont insuffisantes pour protéger la
dignité humaine si elles ne se fondent pas en amont de la sphère politique. Par consé-
quent, il faut développer une culture de la reconnaissance d’autrui, en particulier de ce-
lui qui souffre, de façon à donner un fondement éthique à la démocratie. Cette recon-
naissance doit faire appel à une rationalité anamnétique qui rend présentes les souffran-
ces du passé, ce qui ouvre le regard sur les défis contemporains. Plus encore, la rationa-
lité anamnétique conduit à une « solidarité anamnétique », laquelle tient à une recon-
naissance de ceux qui souffrent alors que les consensus se font par les autres.

Nul consensus ne peut se faire si la voix des victimes n’est pas entendue ! Or, du point
de vue croyant, Dieu se met nécessairement du côté des victimes, même s’il demeure
silencieux.

Chapitre 6. La suivance responsable : de la conversion à la


traduction

Dans cette dernière partie, nous voudrions donner les éléments constitutifs d’une
herméneutique de la suivance chrétienne, en nous appuyant sur les deux auteurs de réfé-
rence et en ouvrant des pistes nouvelles afin de donner consistance à ce que pourrait être
la « suite de Jésus » à l’âge de la postmodernité. Il nous semble que le rapport étroit et
dialectique entre la foi chrétienne et la praxis s’inscrit à la fois dans une trame narrative
et un tissu communautaire. Néanmoins, à force de parler de narrativité transmise et de
communauté d’appartenance, on est toujours exposé au risque de perdre de vue le rôle
indispensable de la subjectivité et, d’autre part, de ne pas développer en suffisance une
attitude d’appropriation critique à l’égard de la culture dans laquelle nous vivons. Les
deux théologiens étudiés sont en peine de donner une place suffisante à l’anthropologie
du sujet croyant, d’une part, et à la corrélation positive entre le christianisme et la
culture (post) moderne, d’autre part. Nous voulons montrer un chemin qui va de la sin-
gularité de la personne, faisant appel à la conscience, à la communication avec les au-
tres, ce qui suppose un travail de traduction. Il est en effet indispensable de tenir en-
semble les pratiques de conversion (metanoïa) et de traduction. Ainsi, si on se place au
plan de la traduction, on peut penser que le christianisme est formé d’intuitions et
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 305

d’idées que les chrétiens devraient véhiculer dans un langage le plus universel possible.
Mais la tâche première du chrétien est de vivre ce qu’il va ensuite transmettre. Autre-
ment dit, il faut d’abord une expérience personnelle qui doit être ensuite pensée pour
être communiquée. Cependant, l’expérience religieuse, si profonde soit-elle, ne dispense
pas d’un travail de la raison visant à expliciter dans un langage commun ce qui a été
reçu au sein d’une tradition particulière. En résumé : pas de Traditio sans Conversio ;
pas de Conversio sans Traditio. Faire l’expérience de la suivance, en pratiquant le dou-
ble commandement (amour de Dieu et amour des autres), implique également une éthi-
que de responsabilité, en l’occurrence la responsabilité de se faire comprendre. Dans les
pages qui suivent, nous développerons l’autorité de la conscience (I), le rôle de
l’imagination analogique (II) et la tâche de la traduction des convictions (III).

I. Le travail herméneutique du singulier : la conscience

À notre époque, plus que jamais, le sujet se comprend lui-même comme étant sa pro-
pre autorité. Il cherche en lui, à partir de ses émotions, intuitions et pensées, les raisons
de son agir. Dans cette recherche, la conscience s’efforce d’être un lieu de délibération
de la vie juste. L’importance donnée à cette intériorité éthique, au jugement intérieur,
vient de ce que le christianisme tient fermement que chaque personne, créée à l’image et
à la ressemblance de Dieu, est douée d’une singularité, d’une unicité et d’une dignité
inaliénables. L’anthropologie chrétienne, tout en se souciant de l’obscurcis-sement dû
au péché et de la faiblesse de la volonté, ne réduit aucunement la consistance de la sub-
jectivité humaine tout en la plaçant bien sûr dans un dialogue critique avec l’altérité de
Dieu et des autres humains.
Autrement dit, la dimension intersubjective qui concerne chaque individualité est au
cœur de l’engagement croyant. Ceci étant dit, le sujet doit sortir de lui-même afin de
rendre compte de la socialité constitutive de son être. Le travail de la conscience n’est
donc pas un appel au repli subjectiviste (ce risque est réel), mais un appel à retrouver en
soi les ressources éthiques et spirituelles pour réaliser avec et pour autrui des actions qui
manifestent la gratuité de l’amour dont le Christ s’est fait visage. D’un point de vue
purement anthropologique, on reconnaît que chaque sujet est précédé par l’altérité de la
relation. Tzvetan Todorov, souligne que « nous sommes toujours déjà sociaux »204.
« Toute solitude est précédée d’une période formatrice au cours de laquelle c’est bien le

204
Tzvetan TODOROV, La vie commune, Essai d’anthropologie, Paris, Seuil, 1995, p. 166.
306 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

rapport à autrui qui a orienté notre soi »205. L’anthropologie évangélique est
fondamentalement sociale. Cela signifie que jamais nous ne pouvons nous penser autar-
ciques, sans liens avec autrui, sans responsabilité vis-à-vis du monde. Inversement, cette
socialité ne peut en aucune manière se substituer à l’autonomie du sujet, car il perdrait
alors sa liberté qui découle de sa dignité d’enfant de Dieu.

A. L’autorité de la conscience

Le débat est toujours sensible lorsqu’il faut s’accorder sur l’autorité à donner à la
conscience. Dieu est plus grand que l’homme, la conscience est vulnérable, donc on
risque d’affirmer que l’autorité de la conscience passe après Dieu. La conscience n’est
pas accessible directement, mais indirectement à travers des médiations d’un dialogue.
Pourtant, la conscience est le cœur de la personnalité morale et joue comme ultime auto-
rité. Thomas d’Aquin avait lui-même dégagé ce principe en disant qu’il fallait toujours
obéir à sa conscience alors même qu’elle pousse à aller dans une direction autre que
celle donnée par l’Église206. Même si la conscience n’est pas dans un rapport de transpa-
rence à elle-même, il n’empêche qu’elle constitue une « référence inéluctable »207. La
conscience a cette capacité de juger en situation, de faire un travail de discernement,
pour donner au sujet la voie à suivre dans un contexte particulier. Autrement dit, suivre
le Christ revient à suivre ce qui semble être en conscience le chemin authentiquement
chrétien pour une personne singulière. Il ne s’agit donc pas de suivre aveuglément, ou
par conformisme, la règle de conduite prônée par une communauté ou une société. In-
versement, la conscience n’étant pas un juge infaillible, elle a besoin de formation
(conscience éduquée) et d’information (conscience informée) pour trouver le chemin de
la vérité. En ce sens, tant la (ou les) communauté (s), que la société elle-même, consti-
tuent des références importantes. Le sujet a le droit et le devoir de mesurer jusqu’où il
fait partie d’une tradition et d’une communauté, ce qui est en principe une force et un
soutien, tout en gardant un regard critique. Cependant, parler du rôle formateur de la
communauté ne doit pas faire oublier que chaque croyant a un chemin singulier où il
essaie de répondre à l’appel de Dieu. Un travail d’appropriation personnel s’impose

205
Id.
206
Cf. Paul VALADIER, Éloge de la conscience, p. 195-203. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, Ia-
IIae, qu. 9, art 5.
207
Cf. Paul VALADIER, Éloge de la conscience, p. 195-203.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 307

pour que les raisons d’agir soient des raisons voulues par la personne (exigence
d’autonomie).
On rappellera ici, avec Paul Valadier, que « en son principe, la vie chrétienne est af-
fectée d’une indétermination qui peut donner le vertige par rapport aux systèmes léga-
listes ou aux philosophies de la civilité grecque »208. Certes, si chacun est invité à suivre
Jésus, à vivre en citoyen du Royaume, il n’est demeure pas moins que le déroulement de
l’action est loin d’être fixé à l’avance. En effet, en quoi consiste l’éthos du Royaume ?
Qui en déchiffre l’application concrète ? Nul ne peut échapper à une herméneutique
pratique d’appropriation, qui fait aussi preuve d’une distanciation nécessaire par rapport
au donné de la tradition.

B. Conscience et tradition

Nous devons conjuguer une herméneutique de la distanciation critique et de


l’appropriation singulière. La tradition se reçoit comme un texte à déchiffrer par le lec-
teur. Celui-ci est invité à prendre de la distance par rapport à la lettre pour essayer de
retrouver l’esprit ou l’intuition qui l’anime. Le sujet qui interprète est pris dans une
histoire et un contexte culturel avant même de lire le texte. Son regard n’est pas vierge
de présuppositions. Cependant, quelle que soit l’autorité de la communauté interpréta-
tive, la personne singulière transcende (au moins potentiellement) ses enracinements
narratifs209. « Le sujet croyant est inséré à l’intérieur du cercle herméneutique, sans que
la communauté à laquelle il reconnaît appartenir, ni la tradition aient sur lui droit de
préséance : la figure du soi est indépassable. L’appartenance à une communauté
d’interprétation n’empêche pas qu’en dernière instance, c’est au sujet croyant qu’il im-
porte de se comprendre et de se décider face au texte »210. Pour passer de la lecture à
l’action (« Lectio transit in mores » dit Érasme), il faut un travail interprétatif qui cons-
titue déjà la praxis chrétienne avant tout engagement dans le domaine du social et du
politique.

208
Ibid., p. 234. Nous soulignons.
209
Cf. Stanley FISH, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives.
210
Daniel FREY, L’interprétation et la lecture chez Ricœur et Gadamer (Études d’histoire et de
philosophies religieuse, 83), Paris, PUF, 2008, p. 270.
308 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

À la suite de Ricoeur, nous plaidons pour une compréhension dialectique de la tradi-


tion211. Nous sommes à la fois précédés, portés mêmes, par des traditions, mais nous
devons aussi les interpréter, et dans un certain sens les « recréer », pour qu’elles soient
des organes vivants de la vie morale. Denis Müller définit la condition humaine comme
« condition transmissive d’interprètes précédés et d’intellectuels endettés »212.
L’interprète précédé est également un acteur qui confronte sa propre vision du monde à
ce « monde » que la tradition ouvre devant ses yeux. Comme nous n’avons pas accès
directement à la vérité, mais seulement de façon indirecte, il nous faut interpréter les
signes qui sont laissés à notre disposition. La tradition ne dit pas la vérité de façon uni-
voque. Une herméneutique critique doit être mise en route par l’individu qui
s’interroge213. La tradition fait donc partie de ces ressources que nous pouvons discuter
et réactiver pour rendre au potentiel novateur de la tradition une actualité et soutenir la
quête de vérité de la personne.

C. Conscience et communauté

L’engagement à suivre Jésus constitue une exigence d’enracinement et d’ouverture.


En fait, la présence chrétienne n’est pas exclusivement une présence de la communauté
chrétienne. L’individu n’est pas prisonnier d’une communauté particulière, fut-elle
voulue par le Christ. La communauté des « suivants » se diffracte en de nombreux lieux
et en de nombreux modes de présence. Chaque croyant est invité à inaugurer son mode
de présence aux autres en s’appuyant sur les ressources narratives des communautés
auxquelles il se réfère et également sur le travail de la raison pour dégager, non seule-
ment des points de contact, mais plus encore des expériences de convergence qui aug-
mentent la compréhension et l’action commune. Le disciple n’est pas l’homme d’une
seule communauté, mais il est relié à différentes communautés. Sans renoncer à
l’appartenance chrétienne, le croyant n’est pas rivé à son christianisme. En quelque
sorte, le chrétien se déplace d’une communauté vers une autre sans perdre la conscience

211
Ricœur déploie son herméneutique de la tradition à partir d’une triade : traditionnalité, traditions et la
tradition. Le premier terme désigne le fait d’être affecté par l’histoire, le second les contenus transmis et
le dernier la prétention vraie que le sujet reconnaît à ce qui lui vient des traditions. Cf. Paul RICŒUR,
Temps et récit III. Le temps raconté (L’ordre philosophique), Paris, Seuil, 1985, p. 318-332.
212
Denis MÜLLER, « Rationalité des traditions, instance critique de la théologie et pluralité des éthiques »,
dans François BOUSQUET et Philippe CAPELLE (éd.), Dieu et la raison, L’intelligence de la foi parmi les
rationalités contemporaines, Paris, Bayard, 2005, p. 218.
213
Cf. Paul RICŒUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II (Points 377), Paris, 1998, p. 367-416.
Pour Ricœur, une mise à l’écoute des traditions ne va pas sans une distanciation et une mise en question
de l’autre (ce qui est reçu) mais aussi de soi (« désappropriation de soi ») (Cf. Ibid., p. 43).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 309

de son identité tout en enrichissant celle-ci au contact des autres. « L’appartenance à


l’Église n’est pas d’ordre sectaire : elle est un lien de plus et non l’établissement d’une
nouvelle frontière »214. Une appartenance exclusive à la communauté conduit à un
désengagement par rapport à la société dans son ensemble, démobilisant tout projet
collectif, ce qui encourage une atomisation sociale215.
Le chrétien n’est pas un apôtre de l’exclusion, sans pour autant vouloir inclure tout le
monde dans sa perspective narrative (inclusion sur un mode de réduction). Il est un
« homme de traverse » en raison de la fraternité qui le lie à toute personne216. Le chré-
tien peut également devenir un « passeur »217 qui reconnaît la présence de Dieu dans
l’histoire des femmes et hommes qu’il rencontre. Le défi est de collaborer avec des per-
sonnes aux convictions différentes, y compris au sein d’un même christianisme. En ce
sens, le croyant doit faire l’apprentissage de l’évaluation et de l’appréciation des res-
sources éthiques non chrétiennes qu’il ne partage pas au départ. Une bienveillance est
donc requise dans la mesure où la vérité nous manque, c’est pourquoi nous avons besoin
des autres, d’autant plus que nous partageons une expérience commune d’humanité218.
La reconnaissance fait partie du témoignage de la foi. Chaque personne, en sa singula-
rité, a besoin d’une reconnaissance qui permet de se situer soi-même dans le champ des
possibles. Il ne peut y avoir de reconnaissance authentique sans le présupposé que
l’autre est porteur d’une vérité qui manque aux croyants. En travaillant à la reconnais-
sance de l’autre en tant qu’autre, on instaure un horizon de compréhension qui tend vers
l’universel. Cette herméneutique de la reconnaissance, que Metz prône avec force, tient
au fait que nous n’avons pas une connaissance définitive de la vérité. L’histoire de-
meure une réalité ouverte, complexe et ambiguë. « Pour la conscience chrétienne, le
sens de l’histoire est eschatologique, c’est-à-dire que le sens dernier est inaccessible

214
Jean-Yves Baziou, Théologie de l’autorité, p. 100.
215
Cf. ibid., p. 188.
216
Nous trouvons cette expression chez Baziou. Cf. ibid., p. 230.
217
Cf. Christoph THEOBALD, Transmettre un Évangile de liberté, Paris, Bayard, 2007, p. 36.
218
Nous renvoyons au témoignage de Mgr Pierre Claverie (1938-1996) dominicain et évêque en Algérie,
mort assassiné : « Nul ne possède la vérité, chacun la recherche, il y a certainement des vérités objectives
mais qui nous dépassent tous et auxquelles on ne peut accéder que dans un long cheminement et en
recomposant peu à peu cette vérité-là, en glanant dans les autres cultures, dans les autres types
d’humanité, ce que les autres aussi ont acquis, ont cherché dans leur propre cheminement vers la vérité. Je
suis croyant, je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le
Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu. On ne possède pas la vérité
et j’ai besoin de la vérité des autres » (Pierre CLAVERIE, « Humanité plurielle », dans Le Monde (4-5 août
1996)). Nous soulignons.
310 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

dans le présent »219. La recherche du sens doit donc être portée par l’espérance tout en
faisant le deuil de la société parfaite et de la possession du vrai.

II. Imagination analogique

A. Le rôle de l’imagination

Dans son travail d’appropriation de la tradition, le sujet n’ayant pas une feuille de
route tracée d’avance, il doit laisser son imagination ouvrir des possibles avant de choi-
sir en raison ce qui lui semblera le plus justifié. Les deux auteurs étudiés ont chacun
plaidé pour que l’imagination des croyants soit stimulée afin de donner lieu à une au-
dace de l’action. Autrement dit, le rôle de l’imagination n’est pas à négliger car le récit
évangélique touche le sujet à ce niveau.
Ricoeur a mis en évidence la force créative de l’imagination comme préalable à
l’action. En effet, le texte touche l’imagination avant même que le sujet ne puisse assu-
mer intellectuellement la proposition de monde qui est dévoilée. « C’est dans
l’imagination que d’abord se forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et
non la volonté. Car le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le
pouvoir de se décider et de choisir »220. La métamorphose du sujet qui découle de cette
réceptivité imaginative au « monde » que le texte offre à voir intervient comme prépa-
ration à une praxis221. Naturellement, le croyant cherche à comprendre ce qu’il croit.
Pour se comprendre, il s’expose au « choc » du texte. Il ne s’agit pas tant ici d’imposer
une perspective au texte pour lui faire dire ce que nous aurions envie qu’il nous dise. De
façon plus dialectique, nous allons, déjà façonnés par nos expériences, à la rencontre du
texte, et en même temps, nous sommes interpellés par lui. Le sujet n’est donc ni plei-
nement passif, ni pleinement actif lorsqu’il cherche à s’approprier le message du texte.
Si le lecteur vient à la rencontre du texte, c’est précisément parce qu’il est en manque de
signification. L’altérité du texte lui ouvre des lieux de signification, toujours au pluriel.
En ce sens, on peut dire avec Pierre Bühler que l’herméneutique est un « lâcher prise »

219
Jean-Yves Baziou, Théologie de l’autorité, p. 248.
220
Paul RICOEUR, Du texte à l’action, p. 148.
221
« […] c’est d’abord à mon imagination que le texte parle, en lui proposant les ‘figuratifs’ de ma
libération » (Paul RICOEUR, ibid.).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 311

où, tel un mendiant, le lecteur se met en quête de nouveaux possibles222. L’appropriation


du texte par le lecteur ne s’opère jamais dans une immédiateté. Au contraire, elle sup-
pose tant une désappropriation qu’une distanciation. Désappropriation dans le sens où le
sujet se laisse déplacer par le texte. Distanciation dans la mesure où le lecteur prend
conscience de la distance qui le sépare du texte.
Par l’imagination, le sujet entrevoit un monde possible, sur un mode plus fictif
qu’effectif. Toutefois, il ne faut pas confondre l’imagination avec la fantaisie qui fabri-
que des images pour oublier la réalité. Par sa capacité projective, l’imagination prépare
le passage à l’action sur le monde. L’imagination permet la distance par rapport au
monde tel qu’il est pour ouvrir de nouvelles possibilités d’existence et d’action. Le lec-
teur peut envisager des choses qu’il n’avait pas encore vues auparavant. Il peut avoir
envie d’actions qui jusque là ne faisaient pas partie de ses habitudes. Dans le même
sens, il peut à l’inverse renoncer à des pratiques qui lui étaient familières. L’imagination
a donc un impact direct sur la vie éthique du sujet. En effet, elle nous amène à réfléchir
nos projets d’action, nos motivations et à prendre au sérieux notre capacité d’initiative.
Le sujet responsable a besoin de ce détour par l’imagination pour poser des actes et en
percevoir les conséquences223. Ricoeur parle de l’« imagination éthique » se nourrissant
de l’« imagination narrative », étant donné que les récits contribuent à façonner une
manière d’envisager l’action dans le monde224.
L’imagination peut laisser la porte ouverte à l’idéologie dans la mesure où elle ne
contrôle pas la distance entre les « figurations » et la réalité empirique. Autrement dit,
s’il est incontestable qu’elle joue un rôle de premier plan comme préparation à l’action,
il ne faut pas lui laisser le dernier mot. À ce niveau, il faut éviter de laisser croire que le
monde raconté est le monde réel. C’est notamment tout le problème des expressions
hyperboliques que l’on peut trouver chez les théologiens (Hauerwas en particulier). On
ne perdra donc pas de vue que les descriptions du monde ne correspondent pas en tout
et pour tout à la réalité des faits. Lorsque Hauerwas dit que les chrétiens sont un peuple
« étranger », il est erroné de croire que les chrétiens ne sont plus membres de la société

222
Pierre BÜHLER, « La mise en intrigue du lecteur. Enjeux herméneutiques de la narrativité », dans
Daniel MARGUERAT (éd.), La Bible en récits. L’exégèse biblique à l’heure du lecteur, Genève, Labor et
Fides, 2003, p. 94-111.
223
Cf. Alain THOMASSET, « Personnages bibliques et formation ‘éthique’ des lecteurs » (73-96), dans
Camille FOCANT et André WÉNIN (éd.), Analyse narrative et bible (BETL 191), Leuven, Peeters, 2005,
p. 79.
224
Paul RICOEUR, Soi même comme un autre, p. 194-195.
312 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

dans son ensemble. Lorsque le même dit qu’on ne peut être chrétien sans avoir des en-
nemis, il risque de laisser l’imagination se représenter un monde dualiste (les bons et les
mauvais). Autrement dit, il importe de garder une vigilance de raison, qui fait d’ailleurs
pleinement partie du processus herméneutique d’appropriation.

B. L’imagination analogique

Le croyant éclaire ses choix à partir de références qu’il a reçues (éducation, ren-
contres, lectures…) et qu’il choisit (une sélection est opérée, plus ou moins consciem-
ment). Dans son discernement sur les actes à poser, il va notamment se référer aux tex-
tes bibliques pour éclairer le sens de son action. En tant que chrétien, le sujet sera parti-
culièrement attentif à la figure de Jésus. Toutefois, si Jésus a communiqué un message
universel, il n’a pas anticipé les particularités de l’histoire dans son ensemble. Chacun
est donc renvoyé aux récits dont nous disposons (Nouveau Testament) pour tenter de
répondre à l’appel à se mettre à la suite de Jésus. Dans l’évangile de Luc, par exemple,
la parabole du Bon Samaritain se termine par cette petite phrase qui est tout un pro-
gramme : « Va et toi aussi fais de même »225. Jésus dit que pour être son disciple, nous
avons à faire comme le Samaritain compatissant. Comme « faire de même » n’est pas
refaire à l’identique, l’analogie permet de relier une expérience nouvelle à un récit
existant en retrouvant les similarités par-delà les différences. Comme le souligne
Spohn : « Les analogies exercent une fonction normative en impliquant des actions et
des façons de vivre qui sont congruentes avec le prototype »226. L’histoire racontée dans
le Nouveau Testament constitue une référence pour le croyant d’aujourd’hui dans la
mesure où il perçoit une convergence entre sa vie et l’histoire passée. Le chrétien est
invité à une fidélité aux récits fondateurs et est également appelé à innover dans le
contexte qui est le sien. « Le défi de l’éthique chrétienne est de penser analogiquement,
c’est-à-dire d’être fidèle et créatif en même temps »227. L’imagination analogique cher-
che à identifier les lieux de rapprochement au milieu de différences. Autrement dit, elle
tend à établir une continuité malgré les disparités liées au contexte ou à l’histoire. On
peut la distinguer de l’imagination dialectique qui elle cherche à souligner la disconti-

225
Lc 10, 37.
226
Traduction de : « Analogies exercise a normative function by implying actions and ways of life that
are congruent with the prototype » (William C. SPOHN, Go and Do Likewise. Jesus and Ethics, p. 55).
227
Traduction de : « The challenge of Christian ethics is to think analogically, that is, to be faithful and
creative at the same time » (ibid., p. 56).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 313

nuité au milieu des similitudes228. Sans exclure la dimension de discontinuité,


l’imagination analogique permet néanmoins d’ouvrir le dialogue avec d’autres expé-
riences étrangères la tradition chrétienne. « Nous comprenons les autres par analogie
avec notre propre expérience »229. La rencontre d’autres personnes, issues de traditions
ou cultures différentes, fait apparaître des points de contact entre les interlocuteurs. Les
partenaires de la conversation n’ont peut-être pas les mêmes références narratives mais
ils peuvent, par analogie, reconnaître des similitudes avec le récit de leurs interlocu-
teurs. Évidemment, cela suppose une attitude de respect devant l’autre pour ne pas
l’enfermer dans des préjugés. La théologie politique, centrée sur la mémoire des souf-
frances, pourrait rencontrer les préoccupations de ceux qui ne partagent pas la foi. Metz
a ouvert cette piste de réflexion en donnant la priorité à autrui. La memoria passionis
doit stimuler l’imagination pour devenir solidaire des victimes230.
De son côté, Hauerwas souligne le rôle de l’imagination en éthique depuis le début
de sa carrière231. L’imagination est surtout utilisée dans son aspect dialectique, pour
insister sur la différence entre la foi et le monde. L’imagination est pour lui une faculté
qui permet aux chrétiens de voir le monde différemment. Dans l’éthique chrétienne,
cette faculté est plus centrale encore que la volonté232. Cependant, le ressort essentiel de
l’imagination est la mémoire plutôt que la créativité233. Dans l’application du récit aux
questions morales particulières, il appelle à une « sagesse pratique » consistant à opérer
un « test analogique » des actions avec l’éthique de la communauté afin de trouver la
cohérence narrative. Toutefois, la « sagesse pratique » n’est pas indispensable dans la

228
Cf. David TRACY, The Analogical Imagination. Christian Theology and the Culture of Pluralism, New
York, Crossroad, 1981.
229
Traduction de : « We understand others by analogy with our own experience » (William C. SPOHN,
Go and Do Likewise. Jesus and Ethics, p. 58).
230
Metz pense que la memoria passionis peut éveiller et nourrir l’imagination des croyants : « Il ne s’agit
pas d’obéir dans l’apathie ou l’indifférence, le dos tourné aux hommes qui souffrent ! Le Dieu de cette
obéissance ne conduit pas à la recherche frénétique de notre identité. Il n’épuise pas en nous l’imagination
au service de la souffrance ; au contraire, il l’éveille et la nourrit » (TOR, p. 56).
231
« […] that the immense importance imagination has for the formation of our character is clear, for in a
sense the significance of character for the Christians points to the fact that the Gospel is for the Christian
the criterion of the imagination » (Character and the Christian life, p. 213). Hauerwas se plaint du
manque d’imagination: « The great problem in the world is that our imagination has been stilled […] »
(HR, p. 325).
232
PF, p. 93.
233
« One could say […] that creativity exhibits the peculiar way of Christians are trained and encouraged
to remember their story » (ibid., p. 93 (note 59).
314 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

mesure où on est porté par les habitudes d’une communauté234. L’imagination analogi-
que n’est donc pas une pratique centrale chez cet auteur.

III. Autorité de la Révélation et traduction des convictions

A. Introduction

Comme nous l’avons souligné plus haut, l’œuvre de traduction ne peut se limiter au
plan des idées à communiquer. Nous voulons dire qu’elle présuppose un engagement de
type existentiel, une conversion permanente qui vise à mettre nos croyances et notre
agir en congruence. En théologie chrétienne, il n’est pas possible de transmettre ce qui
n’est pas d’abord vécu. Toutefois, la communication doit s’inscrire dans un langage
accessible au plus grand nombre possible. Aucune universalité n’étant un fait acquis,
l’universalisation est une tâche à pratiquer dans le rapport aux altérités qui nous affec-
tent d’une manière ou d’une autre. On pourrait proposer ici le modèle de
l’« universalisme dialogique » avancé par David Hollenbach235. Celui-ci estime que
l’universalisme se construit dans le dialogue entre les traditions et les cultures, sans être
réduit à un modèle imposé par un seul. Pour s’engager sur la voie d’un effort de com-
munication, il faut évidemment reconnaître que la théologie, bien que confessante, ne
soit pas un domaine extérieur à la rationalité humaine. Il existe des référents communs à
tous les hommes, tirés de l’expérience humaine. On citera par exemple la souffrance ou
l’amour. Bien évidemment, chaque culture possède son propre langage et sa propre pré-
compréhension de ce que signifient ces expériences. Toutefois, ceci ne doit pas
conduire à la thèse d’une incommunicabilité insurmontable. Simplement, il faut dire que
la communication n’est pas automatique et qu’elle s’appuie sur l’effort de la compré-
hension (l’empathie en particulier). Mais la question reste posée pour le contenu (théo-
logique) de la foi. À la limite, le contenu éthique (l’amour du prochain, la solidarité, la
liberté…) peut facilement rejoindre les cultures qui ne sont pas chrétiennes, tandis que
le sens de la mort et de la résurrection de Jésus s’avère difficilement accessible pour
ceux qui ne partagent pas la foi en Christ. Face à cette question, Metz renvoie à une
universalité fondée sur Dieu. Au nom de la connaissance naturelle de Dieu, Metz estime
que chaque être humain peut faire l’expérience « chrétienne » du Dieu vivant à partir de

234
Cf. ibid., 159.
235
Cf. David HOLLENBACH, Christian Ethics and Common Good, (New Studies in Christian Ethics),
Cambridge, Cambridge University Press, 2002. p. 152-158.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 315

la solidarité avec les plus faibles. Certes, Metz se place très rapidement au plan de
l’engagement, de la praxis, tout en laissant à l’Église la responsabilité de porter une
mémoire en fonctionnant comme communauté narrative critique. En ce qui concerne
Hauerwas, il s’inscrit d’emblée dans une optique de non-traduction pour cause
d’intégrité morale. Le rapport à l’universalité de Hauerwas est problématique en ce sens
qu’il ne reconnaît pas la capacité naturelle à connaître Dieu. La connaissance de Dieu
suppose une conversion (en ce sens, elle est pratique), mais cette conversion n’est pas
possible en dehors de l’Église visible. Peut-on traduire le contenu de la foi dans un autre
langage que la « langue maternelle » de celle-ci ? La théologie « confessante » de
Hauerwas récuse la possibilité de traduction pour des raisons pragmatiques. Pour lui,
l’obligation de traduire est en fait une stratégie libérale qui a pour effet de supprimer
l’intégrité de l’Église du fait de la réduction de la spécificité du christianisme. Cette
stratégie ne fait que suivre le mouvement moderne des Lumières qui tend à dégager une
universalité en rejetant les enracinements particuliers. Hauerwas est partisan d’une
théologie confessante qui s’oppose à une théologie de la corrélation entre tradition bi-
blique et expérience humaine. Il insiste pour dire que les récits bibliques donnent aux
chrétiens une nouvelle façon de voir le monde, ce qui les distingue des autres personnes.
De plus, l’Église contribuera davantage à l’avenir du monde en préservant sa spécificité
plutôt qu’en s’alignant sur les valeurs partagées et véhiculées dans la société. Pour il-
lustrer le refus de la traduction dans la perspective hauerwassienne, nous reprenons son
jugement sur Tillich.
Devant la crise de la foi dans le monde moderne, Tillich, conscient de sa tâche de
théologien apologétique, a voulu traduire le contenu de la foi chrétienne dans un lan-
gage intelligible pour ses contemporains, en l’occurrence un langage existentialiste.
Dieu est ainsi présenté comme « Réalité Ultime » et la foi comme « préoccupation ul-
time »236. Tillich représente bien cette stratégie de traduction qui veut ramener la foi à
une idée compréhensible par tout le monde. Selon Hauerwas, ces théologies de la tra-
duction ont cru à tort qu’on pouvait retirer du christianisme une essence abstraite. Ce
présupposé est une erreur qui atteint la nature du christianisme237 : « En Jésus, nous ne

236
Cf. Paul TILLICH, Théologie systématique II. Introduction – Deuxième partie : L'être et Dieu (Œuvres
de Paul Tillich), traduction d'André Gounelle en collaboration avec Mireille Hébert et Claude Conedera,
Paris-Genève-Québec, Cerf-Labor et Fides- Presses de l'Université de Laval, 2003.
237
« The theology of translation assumes that there is some kernel of real Christianity, some abstract
essence that can be preserved even while changing some of the old Near Easter labels. Yet such a view
distorts the nature of Christianity » (RA, p. 21).
316 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

rencontrons pas une présentation des idées essentielles au sujet de Dieu, du monde, et
de l’humanité, mais une invitation à rejoindre, à faire partie d’un mouvement, d’un peu-
ple »238. N’a-t-on pas trop oublié que la théologie est intimement liée à l’histoire d’un
peuple de disciples ? La théologie, ajoute Hauerwas, doit partir des récits et d’une ré-
flexion critique sur eux. L’Évangile ne se confond pas avec doctrine (theoria). Le théo-
logien américain explique ce glissement par le souci de s’assurer une audience, une
place, donc un pouvoir dans la société. Pour Hauerwas, les théologiens modernes ont
été tentés de transformer le christianisme en problème intellectuel pour faire de la foi
quelque chose de crédible. Ce faisant, on a donné à la transformation de l’Évangile plus
d’importance qu’à la transformation de soi-même239. Alors que Tillich cherchait à adap-
ter l’Évangile au monde, Barth visait à adapter l’Église à l’Évangile. À la suite de Barth,
Hauerwas pense que le but de la théologie n’est pas de rendre la foi acceptable par tout
le monde mais d’aider les chrétiens à vivre différemment. Le Christ, mort et ressuscité,
a changé le cours de l’histoire. Par conséquent, le christianisme est une invitation à faire
partie d’un « peuple étranger », capable de voir le monde autrement. Les chrétiens ne
vont pas nécessairement changer le monde mais ils peuvent montrer dans leur vie que
quelque chose a changé l’histoire. La transformation produite par la conversion permet
de voir et de comprendre le monde tel qu’il est. La tâche du théologien n’est pas de tra-
duire le langage de la foi dans une pensée universelle mais de conduire le monde dans le
langage de la foi240.
À cet égard, estime Hauerwas, l’époque de l’Allemagne nazie a été un test pour la
théologie moderne. Barth était horrifié de constater le manque de ressources théologi-
ques de son Église en vue de résister à Hitler. La théologie libérale de l’époque avait
laissé dans l’ombre la judaïté de Jésus, le caractère messianique de l’eschatologie,
considérés comme des obstacles à l’œuvre de traduction. Les théologiens, tels que
Emmanuel Hirsch, qui occupaient leur temps à traduire la foi en un langage moderne

238
Traduction de : « In Jesus, we meet not a presentation of basic ideas about God, world and humanity,
but an invitation to join up, to become part of a movement, a people » (ibid., p. 21).
239
RA, p. 22. Voir aussi : « In Barth, we discover the New Testament assertion that the purpose of
theological endeavour is not to describe the world in terms that make sense, but rather to change lives, to
be re-formed in light of the stunning assertions of the gospel » (ibid., p. 28).
240
« So, the theological task is not merely the interpretive matter of translating Jesus into the modern
categories but rather to translate the world in him. The theologian’s job is not to make the gospel credible
to the modern world, but to make the world credible to the gospel » (ibid., p. 24).
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 317

étaient incapables de dire non au régime nazi241. Pour Hauerwas, Tillich n’a pas
développé une théologie qui permet de résister à l’oppression en cherchant trop à
traduire le christianisme dans un langage universel, perdant toute capacité de résistance.
Cette théologie de la traduction, pense Hauerwas, a aussi fait des ravages aux États-Unis
lorsqu’une majorité de chrétiens américains ont approuvé des actes de barbarie tels que
le bombardement atomique de deux villes japonaises242. Cette même théologie, continue
le théologien, n’empêche aucunement le fossé entre les riches et les pauvres de grandir,
ainsi qu’une société prônant l’avortement243.
La critique sévère du théologien de Duke à l’égard d’une certaine théologie libérale
incapable de maintenir une capacité de résistance face aux injustices de la société est
justifiée. Néanmoins, toute théologie qui essaie d’instaurer un dialogue avec la pensée
d’une époque n’est pas forcément dépourvue d’esprit prophétique. La situation de
Tillich est représentative de cette attitude. Le jugement porté par Hauerwas sur Tillich
est excessif. Il ne rend pas justice à l’attitude de dénonciation du caractère pervers du
nazisme qu’a opérée Tillich244. En effet, ce dernier a critiqué l’idéologie nazie et les
compromissions de nombreux chrétiens avec le régime totalitaire allemand. La pratique
d’une théologie libérale ne peut donc être ramenée à la seule perspective représentée par
Emmanuel Hirsch.. Alors que ce dernier légitimait la politique nazie au nom de la
« théologie des deux règnes », Tillich articulait de façon dialectique le temporel et le
spirituel dans le but d’exercer un pouvoir de contestation de toute absolutisation
(idolâtrie) du pouvoir245. Les écrits de Tillich contre le nazisme sont le témoignage
d’une pensée à la fois de « traduction » et de « résistance ». Il serait réducteur et
caricatural d’en rester à l’opposition de ces deux dimensions.

B. Pas de conversion sans traduction

On peut comprendre que la théologie soit au service de l’Église, pour aider les
croyants à s’approprier une tradition et une pratique de conversion. En effet, la conver-
sion est une dimension essentielle de la vie chrétienne. À côté de la réflexion sur les

241
Hauerwas vise ici directement Emmanuel Hirsch (professeur de théologie à Göttingen durant la
seconde guerre, proche du régime nazi). Cf. ibid., p. 25.
242
Cf. ibid., p. 26.
243
Cf. ibid., p. 27.
244
Cf. Paul TILLICH, Écrits contre les nazis (1931-1935), traduction de L. Pelletier, Paris-Genève-
Québec, Cerf-Labor et Fides, Presses de l’Université de Laval, 1994.
245
Cf. André GOUNELLE, « Pour ou contre Hitler ? Le débat entre Hirsch et Tillich en 1934 », dans Revue
d’histoire et de philosophie religieuses, 74 (1994), p. 411-429.
318 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

croyances et sur la conversion, il y a le souci de se faire comprendre, de donner les rai-


sons de nos actions. Alors que Hauerwas estime qu’il n’est pas nécessaire de donner les
raisons de son action, dans la mesure où il fonctionne selon une rationalité interne (co-
hérence entre récit et action), nous pensons au contraire que nos actions doivent pouvoir
être expliquées. Sans rien enlever de la radicalité de la conversion, l’effort de traduction
est à prendre au sérieux d’autant plus que nous ne vivons pas dans une société homo-
gène (même au sein de l’Église, il n’y a pas d’homogénéité). Il nous semble que la
communication, la conversation avec les autres peut donner lieu à une meilleure com-
préhension de la foi et de ses implications éthiques. D’une certaine manière, il est pos-
sible que la conversion devienne plus authentique dans la mesure où l’on reçoit d’autres
des questions et des interpellations246. Les convictions qui nous animent de l’intérieur, et
qui conduisent à un certain type d’engagement, peuvent être communiquées en raison,
du moins jusqu’à un certain point247. Autrement dit, même si cela peut sembler difficile
à réaliser, la pratique de la conversion doit s’accompagner d’une pratique de la traduc-
tion. Dans une société pluraliste, il est plus que jamais indispensable de conjuguer les
convictions, l’action et la justification en raison de cet agir. Alors que la pluralité des
discours et des convictions pourrait décourager la pratique d’une « éthique en conversa-
tion », avec le risque de se replier sur une cohérence interne et de s’immuniser contre
tout questionnement venant d’ailleurs, il est important de souligner que la suite de Jésus
doit se pratiquer selon un « modus conversationis »248. Autrement dit, suivre le Christ
suppose un engagement total qui englobe également l’esprit critique et dialogique de la
personne croyante. Tout comme il est insuffisant de réduire la praxis chrétienne à une
activité intellectuelle, il est également réducteur de la ramener à un comportement moral

246
Cf. Walter LESCH, « Die Vielfalt praktisch gelebter Überzeugungen als Voraussetzungen und
Gegenstand der Ethik », dans Andreas LOB-HÜDEPOHL (éd.), Ethik im Konflikt der Überzeugungen
(Studien zur theologischen Ethik, 105), Freiburg-Wien-Fribourg in Br., Academia Press Fribourg, Herder,
2004, p. 56.
247
Il reste toujours une part des convictions qui est difficile à communiquer et qui pourtant pèse sur les
décisions. Cf. Walter LESCH, « Theologische Ethik als Handlungstheorie », dans Edmund ARENS (éd.),
Gottesrede - Glaubenspraxis. Perspektiven Theologischer Handlungstheorie, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, Darmstadt, 1994, p. 89-109. « Offensichtlich gibt es Übersetzungen, die wir im
praktischen Diskurs nur schwer mitteilen können und die dennoch für die sittliche Urteilsfindung
entscheidend sind: Bestandteile der Glaubenstradition und sittliche Grundhaltungen (Tugenden), die
hermeneutisch erschlossen werden können, die aber nicht in jedem praktischen Diskurs erneut zur
Disposition stehen. Solche Überzeugungen haben nicht nur eine Entlastungsfunktion, sondern sind unter
Umständen auch sehr belastend, weil ihre Evidenz es verlangt, im konkreten Fall handelnd verwirklicht
zu werden » (ibid., p. 101).
248
Cf. Christoph THEOBALD, « Glauben im modus conversationis », dans Le christianisme comme style.
Une manière de faire de la théologie en post-modernité (Cogitatio Fidei, 260), t. 1, Paris, Cerf, 2007,
p. 299-354.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 319

ou à un activisme politique. Il nous semble en effet souhaitable, voire nécessaire, de


tenir ensemble la mise en pratique de la foi chrétienne sur le plan éthico-politique, mais
également la réflexion critique réceptive aux interpellations d’autrui. On pourrait imagi-
ner que le mouvement missionnaire chrétien consiste à combler un manque chez l’autre.
Or, le processus n’est pas unilatéral, si bien que la conversation avec autrui fait aussi
partie de l’annonce. Cela est d’autant plus vrai que le salut est déjà à l’œuvre dans la vie
d’autrui, avant même toute reconnaissance par lui.
La pratique de la conversation, incluant l’empathie (qui n’est pas encore la sympa-
thie), l’argumentation et l’autocritique, n’est pas accessoire à une pratique de la foi. La
foi ne conduit pas seulement à la prière ou à partager ses biens avec les plus pauvres,
même si ce sont des pratiques indispensables. La foi suppose aussi une interprétation
des Écritures et de la tradition, ainsi qu’une recherche partagée avec d’autres de la vé-
rité. En ce sens, la communauté chrétienne doit éduquer les croyants à vivre un éthos
démocratique sans juger a priori qu’il s’agit là d’une porte ouverte au relativisme. Il
nous semble donc que si la communauté peut être une « école de vertus », ainsi que
Hauerwas le propose, elle doit aussi former aux vertus du dialogue critique et de la vie
démocratique. Si la communauté apprend à ses membres à argumenter, à chercher avec
d’autres (qui ne font pas partie du groupe) ce qui est juste, elle sert la démocratie tout en
donnant à la tradition chrétienne une visibilité dans l’espace public249. La communauté
chrétienne est une communauté en communication (Kommunikationsgemeinschaft) qui
peut contribuer à une vitalisation de l’espace public250. Le plaidoyer de Metz pour une
« déprivatisation » du christianisme en vue de rendre la souffrance des victimes audibles
et visibles doit conduire les chrétiens à refuser tant la réduction de la foi au domaine de
l’intime que le retrait dans une communauté alternative. Il ne s’agit certes pas de se li-
miter à une rhétorique, même si elle est aiguisée par un sens apocalyptique de l’histoire,
mais d’entrer dans une discussion avec les personnes et les communautés qui font partie

249
Cf. Georg M. KLEEMANN, « Die Öffentlichkeitsrelevanz von Kirche und Theologie », dans Karl
GABRIEL et Hans-Joachim HÖHN (éd.), Religion heute – öffentlich und politisch. Provokationen,
Kontroversen, Perspektiven, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2008, p. 175-192. Pour Kleemann, les
Églises devraient être des « écoles de vertus publiques » (Schulen öffentlicher Tugend) (p. 182). La
communauté chrétienne peut être un lieu d’apprentissage à exprimer sa foi dans l’espace public, ce qui
suppose bien évidemment de ne pas considérer la théologie comme un discours à usage interne.
250
Cf. Ibid., p. 186. Pour être une communauté de communication, l’Église doit aussi être une
communauté d’interprétation. Certains auteurs (Fiorenza, Arens, Lesch…) ont introduit la théorie de la
communication de Habermas dans un contexte théologique pour souligner précisément le besoin d’une
éthique de discussion (Diskursethik) afin de donner une réelle pertinence publique aux convictions
chrétiennes dans une société post-séculière.
320 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

de l’espace public. En ce sens, l’éthique de la discussion promue par des penseurs tels
que Habermas doit être combinée à une expression réflexive et critique de la foi251.
Edmund Arens, dans cette ligne, cherche à développer une « théologie politique publi-
que » où le potentiel critique de la foi est exprimé et justifié à partir d’une rationalité
dialogique. Sans un effort argumentatif, on risque toujours d’en rester au stade de la
« prédication », séduisant peut-être, mais qui demeure trop du côté de l’affirmation
(unilatérale) de la foi.
La pratique de la traduction apparaît donc très importante pour assumer une apparte-
nance ecclésiale (ou du moins un héritage chrétien) et une responsabilité comme acteur
dans une société démocratique. Ceci implique une réflexion sur la manière dont les
croyants sont capables de traduire leurs évidences théologiques dans un langage acces-
sible au plus grand nombre. Autrement dit, les chrétiens – entre autres – doivent acqué-
rir un « plurilinguisme » (Mehrsprachigkeit), ainsi que le suggère Walter Lesch252. Une
telle capacité peut profiter à tout le monde, y compris à ceux qui n’ont pas de sympathie
réelle pour les convictions religieuses. Le plaidoyer récent de Habermas pour une
conversation démocratique entre tous les citoyens où les communautés religieuses de-
vraient prendre part est une avancée étonnante253. Même si nous ne disposons pas
d’espéranto pour communiquer au sujet des convictions, un certain nombre d’arguments
peuvent être exprimés à partir d’un contexte religieux. Il faut pour cela travailler à la
traduction du langage religieux dans un discours basé sur la raison humaine254.

251
Cf. ARENS Edmund, « Vom Schrei zur Verständigung. Politische Theologie als öffentliche
Theologie », dans Thomas POLEDNITSCHEK, Michael J. RAINER, José Antonio ZAMORA (éd.),
Theologisch-politische Vergewisserungen. Ein Arbeitsbuch aus dem Schüler- und Freundskreis von
Johann Baptist Metz (Religion-Geschichte-Geselleschaft, Fundamentaltheologische Studien, 48),
Münster, Lit, 2009, p. 129-138.
252
Cf. Walter LESCH, « Politische Rationalitäten und religiöse Überzeugungen: ein
Übersetzungsproblem? », dans Benoît BOURGINE, Thomas EGGENSPERGER, Pierre-Yves MATERNE (éd.),
Theologische Vernunft-Politische Vernunft. Raison théologique et raison politique, Münster, Lit, 2010.
Lesch explore en effet le défi pour le croyant de ne pas de ne pas rester isolé dans un discours interne:
« Es bietet sich deshalb an, die Verständigungsprobleme zwischen Politik und Religion in Analogie zur
Arbeit des Übersetzens von einer Sprache in die andere zu begreifen. Aufgeklärte religiöse Menschen
haben den kommunikativen Vorteil, in ethischer Hinsicht „zweisprachig“ zu sein, weil es für sie
selbstverständlich ist, ethische Sachverhalte im Binnenjargon der eigenen Religionsgemeinschaft und in
der allgemein verständlichen Sprache normativer Diskurse auszudrücken » (à paraître).
253
Cf. Sa conférence « Foi et Savoir » (Glaube und Wissen), faite en 2001 à l’occasion du prix de la Paix
de la librairie allemande. Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?
(Essais), traduit de l’allemand par Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002, p. 147-166.
254
« Il est des sentiments moraux qui, jusqu’ici, n’ont trouvé d’expression suffisamment différenciée que
dans un langage religieux ; ils pourront trouver une résonance universelle dès l’instant où une formulation
salvatrice se présentera pour un de leurs aspects presque déjà oublié mais dont l’absence est implicitement
ressentie comme un manque. Une sécularisation qui ne cherche pas à anéantir procède sur le mode de la
traduction » (ibid., p. 165). Nous soulignons.
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 321

Habermas évite de répéter une logique séculière qui tend à charger les acteurs religieux
de faire passer leur message dans un langage sécularisé tandis que les autres citoyens
seraient dédouanés de tout effort pour entrer dans la réflexion des croyants. Le philoso-
phe rétablit un équilibre lorsqu’il parle d’une coopération nécessaire pour la traduction :
« La frontière entre raisons séculières et raisons religieuses est, de toute façon, une
frontière labile. C’est pourquoi l’établissement d’une frontière qui ne soit pas sujette à
caution est une tâche qui doit être comprise comme une œuvre de coopération, qui exige
des deux parties en présence qu’elles adoptent chacune pour elle-même la perspective
de l’autre »255. En effet, cette attitude bilatérale est la seule qui soit promotrice du lien
social, lequel se noue sur base d’une réciprocité. Selon la belle formule de Habermas,
« il ne peut y avoir d’amour sans connaissance de l’autre, ni de liberté sans reconnais-
sance réciproque » . Le chemin de cette reconnaissance passe par l’apprentissage
256

d’attitudes épistémiques, telles que l’autoréflexion et l’autocritique, où chaque parte-


naire se situe en partenaire raisonnable257. Selon nous, Habermas développe ce qu’on
pourrait appeler une « éthique de l’empathie » selon laquelle chaque sujet moral déve-
loppe les capacités de s’approcher du point de vue de l’autre. Il s’agit d’éclairer la rai-
son sur ses propres limites, et sur ce qui lui manque258. Simultanément, la religion doit
se laisser interroger par d’autres disciplines de la raison. Sur le plan de la citoyenneté
politique, chaque individu doit s’expliquer sur ses choix, sans se réfugier derrière
l’autorité de sa tradition ou de son Église. Comme le dit Habermas, « les citoyens d’une
entité politique démocratique se doivent réciproquement des raisons pour les positions
politiques qu’ils prennent »259.
Face à une telle demande de traduction de l’éthique religieuse, des auteurs, tels que
Hauerwas, vont opposer l’idée qu’il s’agit d’une adaptation à l’esprit moderne au détri-
ment de l’intégrité du message chrétien. Nous pouvons entendre la pertinence de la cri-
tique au sens que le contenu de la foi ne peut s’expliquer de façon purement rationnelle.
Il ne s’agit pas de prôner un ajustement des croyances aux standards d’une époque
(postmoderne). Il reste un mysterium fidei irréductible. Toutefois, on peut parfois déce-

255
Ibid., p. 159. Habermas soutient que cette coopération ne va pas de soi et qu’elle nécessite des
processus d’apprentissage de part et d’autre. Cf. Jürgen HABERMAS, Entre naturalisme et religion. Les
défis de la démocratie (Essais), traduit de l’allemand par Ch. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris,
Gallimard, 2008, p. 170-211.
256
Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine, p. 165.
257
Ibid., p. 200-201.
258
Cf. le beau texte de Habermas, intitulé «Une conscience de ce qui manque », dans Ibid., p. 141-151.
259
Ibid., p. 191.
322 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

ler une stratégie de pouvoir – à ne pas confondre avec l’humilité du croyant – qui
consiste à défendre des thèses radicales sans devoir les justifier devant aucun forum
rationnel. On peut penser en particulier à une lecture unilatérale et peu critique de
l’Écriture sainte pour justifier un désengagement de l’espace politique. L’idée d’une
critique apocalyptique du monde présent, refusant tout compromis, créant une difficulté
majeure de coopération avec des personnes de convictions et sensibilités différentes,
n’est pas simplement à mettre sur le compte du mysterium fidei. Évidemment, Hauerwas
peut rétorquer que la véracité d’une position doit être jugée en fonction de l’authenticité
de l’engagement, ou en d’autres termes, à partir du critère de congruence. La figure du
martyr jouera ainsi un rôle déterminant dans le contrôle de validité des convictions.
Mais, comme nous l’avons déjà dit, ce critère est problématique. En effet, les kamikazes
islamiques qui ont écrasé les avions contre le World Trade Center ont agi en accord
avec leur foi profonde. Ce critère pragmatique de la vérité n’est donc pas en soi suffi-
sant260. Le pacifisme radical, basé sur une passivité vertueuse qualifiée de patience, peut
se justifier dans certains cas. Toutefois, il nous semble qu’on aurait tort d’en faire un
principe universel. Dans certains cas, il faut agir pour ne pas laisser un peuple mourir.
La non-assistance à personne en danger est injustifiable, même au nom d’une foi reli-
gieuse très convaincue. Il nous semble ici encore que l’herméneutique des victimes de
Metz (autorité des souffrants) peut corriger une vision trop unilatérale. Cela étant dit, la
question de l’usage de la violence reste un cas de conscience difficile.
Lorsque l’on vit dans une société plurielle mondialisée, il s’avère nécessaire de
construire une identité religieuse cohérente et flexible. Une identité qui n’inclurait pas
d’autocritique et de capacité évolutive comporte un haut potentiel conflictuel. Nous
pensons qu’une justification théologique peut être donnée à l’adoption d’une identité
flexible. Plusieurs auteurs s’appuient en effet sur la théologie de la kénose, basée sur
l’hymne aux Philippiens (Ph 2, 6-8) pour argumenter en faveur d’un décentrement de
l’identité chrétienne261. Alors qu’une certaine théologie est tentée de penser l’Église

260
D’après Walter Lesch, le martyre fait autorité s’il est compris comme action juste : « Die Bedeutung
des Glaubenszeugnisses zeigt sich nicht ernst im Ernstfall des Martyriums (dabei handelt es sich ja
keineswegs um ein kirchengeschichtliches Phänomenen längst vergangener Zeiten!), sondern erweist sich
als Grundvollzug christlicher Praxis, in der Bekenntnisfragen mit Zeugnis für den als richtig erkannten
Weg verwoben sind » (Walter LESCH, « Die Vielfalt praktisch gelebter Überzeugungen als
Voraussetzungen und Gegenstand der Ethik », p. 54-55).
261
Cf. Ansgar KREUTZER, « Können Glaube und Politik noch zueinander finden? Perspektiven der
Politischen Theologie nach Metz », dans Ethik und Gesellschaft 2 (2008) (http://www.ethik-und-
gesellschaft.de/texte/EuG-1-2008_Kreutzer.pdf), p. 31-33. Gregor M. KLEEMANN, « Die
Öffentlichkeitsrelevanz von Kirche und Theologie », p. 188. Walter LESCH, « Politische Rationalitäten
AUTORITÉ ET AUTONOMIE ─ 323

comme étant le centre de l’histoire humaine, avec les conséquences exclusivistes possi-
bles, il nous semble opportun et théologiquement fondé de penser le christianisme
comme un segment du monde qui est appelé à dialoguer avec les autres segments de
civilisation. L’Incarnation du Christ est l’expression de la kénose divine dans la mesure
où, par son Fils, Dieu renonce à son autorité divine pour se mettre en relation
d’humanité avec les êtres humains. Ce renoncement à tout état de supériorité pour oc-
cuper une place vulnérable à côté des autres humains signifie que l’identité religieuse
peut être pensée comme ouverture sur l’altérité. Ainsi que le fait remarquer Keelman, la
kénose instaure une présence dissimulée de Dieu dans les échanges humains262. Autre-
ment dit, si Dieu est moins compris comme la propriété d’un groupe religieux que
comme celui qui vient vers nous (à l’improviste !) dans la rencontre des personnes aux
multiples expériences, il nous est permis de penser une identité religieuse à partir de
cette reconnaissance de l’autre dans son altérité tout en gardant le discernement qui ap-
pelle tant l’usage de la raison que les références spirituelles et ecclésiales où nous som-
mes enracinés.

und religiöse Überzeugungen: ein Übersetzungsproblem? » (à paraître). Denis MÜLLER, « Sujet éthique
fragile et communauté sensible à la transcendance », p. 69.
262
« […] kann man von der Menschwerdung Gottes als Selbstverbergung Gottes in die
Zwischenmenschen sprechen […]. Mit dem Gedanken der kenosis eröffnet so die theologische Reflexion
selber die Perspektive auf eine menschliche Gemeinschaft, die ihr Zusammenleben in mündiger
Selbstbestimmung zu gestalten sucht […]» (Gregor M. KLEEMANN, ibid.).
Conclusions

Au moment de conclure, nous jetons un coup d’œil rétrospectif sur la trajectoire ef-
fectuée à travers deux œuvres théologiques significatives. Nous sommes partis d’une
question transversale que nous avons posée de la façon suivante : « comment être disci-
ple de Jésus dans la société contemporaine ? ». Cette problématique nous a amené à
nous pencher sur quatre thématiques fondamentales : la praxis, la narrativité, la commu-
nauté et l’autorité. Pour chacun de ces quatre axes de la recherche, nous avons mis en
évidence les forces et les limites des deux théologies analysées. Il s’agissait chaque fois
de comprendre le rôle du sujet dans l’élaboration d’une manière de vivre la suivance. La
condition de disciple est en effet l’affaire d’une personne singulière qui s’interroge sur
son agir, sur les récits qui lui permettent de se comprendre, sur le lien avec les autres et
sur le rapport à l’autorité. Chaque chrétien est amené à articuler ces différentes dimen-
sions pour donner forme à sa vie et exprimer ses convictions dans l’action. Le parcours
effectué nous a permis de confronter le communautarisme ecclésial radical (particula-
riste) à travers l’œuvre de Stanley Hauerwas et la nouvelle théologie politique (univer-
saliste) à travers l’œuvre de Johann Baptist Metz. Nous avons également mis nos pro-
pres intuitions à l’épreuve de ces deux grands penseurs contemporains. En particulier, il
s’agissait de penser la dimension pratique de la foi comme source de la réflexion théo-
logique. Sans jamais la réduire à une pratique, ou même à une idée pratique, nous pen-
sons que la foi est une manière de vivre avant d’être une doctrine spéculative. Nous
n’opposons pas pour autant la théorie à la pratique car nous pensons qu’il doit y avoir
un rapport circulaire entre ces deux pôles. La praxis suscite une théorie qui doit cons-
tamment être vérifiée par la pratique. L’élaboration théorique doit elle-même s’ajuster à
l’enseignement de la praxis. Au commencement, il y a une expérience. Les évangiles
326 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

sont la mise en récit réfléchie d’une expérience faite par les disciples de Jésus. À cela
s’ajoute que Jésus lui-même a donné la priorité à son agir de salut sur toute sys-
tématique théologique. Par sa personne, sa parole et ses actes, il était celui qui ouvre des
chemins au Royaume de Dieu. La réussite relative de la prédication du Christ ne doit
pas faire perdre de vue le potentiel subversif de son action dans le monde. Le chrétien
est invité, à son tour, à une pratique créative qui peut aller au-delà de ce que Jésus lui-
même a envisagé1.

Le sujet intersubjectif

Une pensée de type communautaire attire notre attention sur l’inscription de toute
personne dans un tissu narratif. Un sujet ne peut exister de façon complètement auto-
nome et sans histoire. Une interdépendance à l’égard d’autrui existe nécessairement
dans la mesure où l’identité personnelle se constitue dans l’interaction constante avec
les autres2. L’individu agissant se laisse guider par une certaine image de lui-même, tout
en tenant compte d’autre chose que de lui-même. Une certaine vision du bien (personnel
et collectif) anime de façon souterraine, parfois réfléchie, l’agir de la personne. La vi-
sion n’est pas une image idéalisée mais elle correspond à un travail du sujet sur lui-
même, c’est-à-dire à la formation du caractère moral. Cette croissance dans la durée à
laquelle le sujet aspire, pour son développement comme pour son authenticité, nécessite
des références que peuvent donner d’autres personnes (maîtres de sagesse, autorités,
éducateurs…) La tradition se donne comme un tuteur permettant au sujet de
s’approprier une manière de vivre, où certaines vertus privilégiées sont cultivées.
L’enracinement du sujet dans un espace narratif communautaire lui donne une assise et
en même temps un élan pour s’investir au service des autres.
Le christianisme met en avant la foi comme expérience intersubjective et de crois-
sance. Le sujet croyant qui rencontre d’autres traditions et communautés est cependant
sans cesse amené à réviser ses appartenances et les modèles transmis par la tradition à
laquelle il adhère prioritairement. Se découvrant comme « situé », il est également
« convoqué », en tant qu’il est membre, non d’une seule communauté, mais de plusieurs
(famille, nation, religion…). Cette poly-appartenance nécessite une flexibilité raisonnée

1
« En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en fera
même de plus grandes, parce que je vais au Père » (Jn 14, 12).
2
Cf. Charles TAYLOR, Malaise dans la modernité, Paris, Cerf, 2008, p. 41-42.
CONCLUSIONS ─ 327

qui implique l’équilibre entre le champ des convictions et le champ de la responsabilité.


Le danger de la pensée communautariste est de laisser entendre que le sujet croyant est
membre exclusif d’une communauté morale. Or, comme il est lié par ailleurs, notam-
ment en sa qualité de citoyen, il doit être en mesure de chercher avec d’autres des règles
communes qui sont à négocier. L’autonomie du sujet vient contrebalancer l’absorption
de l’individu dans la communauté. Cette autonomie revendique également le pouvoir de
rendre compte de ce qui est vécu à des personnes qui ne partagent pas le même éthos
communautaire. L’intersubjectivité constitutive de toute identité n’est jamais prison-
nière d’une communauté déterminée. D’un point de vue purement anthropologique,
l’être humain est constitué dans le rapport à l’autre et il n’est pas nécessaire que cet au-
tre soit membre d’une même communauté. C’est la raison pour laquelle le croyant ne
doit pas se considérer en situation d’exception par rapport au reste de la société.

Contextes théologiques

Le discours des théologiens est aussi marqué par l’expérience de leur vie. Tout dis-
cours humain est situé dans une culture et une histoire déterminées. Le théologien est
marqué par la culture du pays où il vit mais aussi par son histoire personnelle (éduca-
tion, rencontres, voyages...). Cela signifie que chacun voit le monde, Dieu et autrui avec
un regard qui n’est jamais « neutre ». Un regard neutre ne serait d’ailleurs pas humain.
La parole du théologien est donc contextualisée. Prétendre tenir un discours universel
ou définitif conduirait à une idolâtrie qui fausse la foi. Pour éviter ce glissement mal-
heureux, il faut réaffirmer que l’« objet » qui est visé – Dieu – transcende le contexte et
donc aussi le langage. L’universalité de Dieu nous prémunit en principe contre toute
« tribalisation » de la théologie.
L’approche metzienne caractérisée par une sensibilité forte à la souffrance d’autrui et
par une volonté de déprivatiser l’expérience religieuse, est due à l’histoire personnelle
du théologien. L’idée d’interruption qui traverse sa pensée n’est pas étrangère à ses
prises de conscience quant à la responsabilité des chrétiens, et donc du théologien, à
l’égard du monde. En quittant sa région natale marquée par un catholicisme traditionnel
homogène, Metz a pris progressivement conscience du pluralisme et de la sécularisa-
tion, ce qui l’a amené à développer une « théologie du monde ». Il a voulu accompagner
les chrétiens soucieux de se mettre à l’écoute et au service du monde. C’est dans cette
328 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

optique qu’il a mis en valeur la foi comme praxis, c’est-à-dire comme suivance, dont le
but est de rencontrer le besoin de justice des êtres humains. Sans jamais politiser la foi,
Metz souligne l’engagement qui fait partie intégrante de l’acte de croire. La privatisa-
tion de la foi ne rend pas justice aux promesses eschatologiques de Dieu. Si le salut est
adressé à chaque personne, la foi est une réalité publique qui suppose une responsabilité
à l’égard d’autrui. La foi, parce qu’elle est source d’une espérance, n’est jamais une
« énergie » pour soi tout seul3.
À côté d’une première interruption causée par l’entrée de Metz dans le monde de
l’Aufklärung, nous trouvons une seconde interruption qui va jouer un rôle majeur dans
l’évolution de sa pensée théologique. Metz fait partie des théologiens qui ont été blessés
par la politique allemande nazie et qui ont progressivement développé une réflexion sur
Auschwitz4. Il s’agit pour lui de faire un examen de conscience qui aboutit à la conclu-
sion qu’on ne peut plus faire de théologie le dos tourné à l’histoire des victimes. Cette
priorité donnée à la victime a amené le théologien allemand à s’appuyer sur une rhétori-
que apocalyptique. Le rapport au temps, chez Metz, est vécu sur le mode de l’urgence.
La banalité que génère un rapport passif au temps, où l’on attend que cela passe, risque
de pousser les êtres humains à un repli sur leurs préoccupations quotidiennes. Ce repli
égocentrique a aussi comme conséquence d’attendre de la religion une consolation thé-
rapeutique et non un « électrochoc » qui ouvre les yeux sur les souffrances du monde.
Cette hypersensibilité metzienne, craignant à tout moment que le croyant se réfugie
dans un univers mythique pour oublier le mal, a pour conséquence une mise en garde
permanente contre l’amnésie. Si le diagnostic de Metz est dur, pessimiste même, il a le
mérite de souligner le potentiel subversif et créatif de la mémoire. Si les chrétiens ont
une longue mémoire, du fait de leur tradition, ils sont appelés à la rendre vive et publi-
que5. Enfin, nous ajoutons que Metz a également pris conscience, non pas de

3
Nous faisons allusion aux propos d’Habermas qui, ces dernières années, a parlé de la foi comme
« source d’énergie à laquelle la vie entière du croyant se nourrit performativement » (Jürgen HABERMAS,
Entre naturalisme et religion, p. 185-186).
4
Selon Björn Krondorfer, les théologiens allemands qui se sont préoccupés de l’« après Auschwitz »
(Moltmann, Metz, Sölle,…) ont continué à imposer une interprétation théologique sans suffisamment
tenir compte de leur propre histoire allemande et des récits des victimes. Chez Metz, par exemple, les
moments de retour sur son passé familial demeurent brefs et marqués par une certaine « rhétorique de
l’innocence » (rhetoric of innocence). Cf. Björn KRONDORFER, « Theological Innocence and Family
History in the Land of the Perpetrators: German Theologians after the Shoa », dans Harvard Theological
Review, 97 (2004), p. 61-82.
5
Nous voyons ici une réponse à Jean-Marc Ferry qui appelle les religions à communiquer leurs intuitions
morales dans l’espace public, alors que la rationalité politique atteint ses limites devant les questions
difficiles qui touchent la vie humaine. Cf. Jean-Marc FERRY, « Sur le potentiel critique des religions dans
CONCLUSIONS ─ 329

l’universalité de l’Église (qui va de soi pour le catholique qu’il est) mais de


l’indispensable sortie de l’eurocentrisme ecclésial pour penser une théologie plurielle,
c’est-à-dire « polycentrique ». Lui qui a toujours entretenu des relations suivies avec les
chrétiens d’autres continents, notamment via la revue théologique Concilium, a donc
reconnu le pluralisme théologique et ecclésial. Cette réflexion s’accompagne d’une im-
pression de provincialisme de l’esprit européen par rapport au reste du monde. En effet,
il a souligné combien la rationalité occidentale était instrumentale, c’est-à-dire homogé-
néisante pour le reste du monde. Le théologien allemand appelle au respect de l’identité
des autres cultures et à la solidarité à l’égard des plus pauvres. Progressivement, Metz a
découvert des enjeux qu’il n’avait pas encore vus dans son histoire. Cet itinéraire d’un
théologien majeur du vingtième siècle nous montre combien la théologie ne peut jamais
être un système clos. En restant disponible à l’altérité, aux interruptions de notre dis-
cours par l’autre – proche comme lointain – nous demeurons fidèles à ce Christ qui en-
voie ses disciples vers les nations6.
À l’instar de Metz, le théologien américain Hauerwas a également été réactif par
rapport à son environnement. Hauerwas a commencé son itinéraire en rêvant aussi d’un
autre monde où la violence et le mensonge auraient disparu. Dans une première phase
de sa vie, il était encore enclin à un certain réalisme, c’est-à-dire qu’il voyait l’intérêt
d’une éthique de la responsabilité au cœur du monde. Assez rapidement, il a abandonné
cette approche réaliste pour une vision plus radicale et plus contestataire7. Sur le plan de
l’éthique, il voulait rendre au croyant sa part de responsabilité, alors que celle-ci était
parfois oubliée au nom d’une « justification par la foi seule ». Méthodiste convaincu,
Hauerwas tenait à rééquilibrer l’édifice en parlant de la sanctification comme caracté-
ristique fondamentale de l’identité chrétienne. La « grâce à bon marché », comme dirait
Bonhoeffer, ne devait pas remplacer la « grâce qui coûte ». En repartant de la notion
morale de caractère, Hauerwas rappelle que le croyant doit grandir et conformer sa vie à
celle de Jésus. L’éthique doit donc être « rethéologisée » dans la mesure où les chrétiens
forment leur agir à partir de la théologie, c’est-à-dire des récits chrétiens et de leur in-
terprétation. Cette éthique théologique prend immédiatement la forme d’une éthique des

l’espace européen », dans Pierre GISEL et Jean-Marie TÉTAZ (éd.), Théories de la religion. Diversité des
pratiques de recherche, changement des contextes socio-culturels, requêtes réflexives, Genève, Labor et
Fides, 2002, p. 350-361.
6
Cf. Mc 16, 15.
7
La guerre du Vietnam aurait été un élément déterminant dans l’itinéraire de Hauerwas. Cf. Theo
HOBSON, « Against Hauerwas », dans Blackfriars, 88 (2007), p. 302.
330 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

vertus, étant entendu que la foi chrétienne hiérarchise les vertus selon sa perspective
spécifique. Si Hauerwas a d’abord donné au « soi » (self) toute son amplitude pour ré-
aliser cette conformité au Christ, il a ensuite accentué le rôle de l’ecclesia dans le déve-
loppement moral du sujet chrétien. Cet ecclésiocentrisme a émergé dans la pensée
hauerwassienne en même temps que sa focalisation sur la non-violence. En effet, le
théologien de Duke a envisagé l’éthique comme discipline formant une communauté
pacifique alternative à la société civile. Ce souci de l’alternative s’explique en raison du
pessimisme hauerwassien à l’égard de la société libérale. Le style apocalyptique de sa
théologie témoigne particulièrement du combat qu’il entend mener contre le libéralisme
sans mémoire. Certes, nous pensons que Hauerwas prône également une ecclésiologie
forte en raison de son idéalisme personnel. Nous avons observé que sa pensée exprime
un « exceptionnalisme théologique »8. Toute société a besoin d’idéal et d’idéalistes pour
ne pas tomber dans la fatalité. Autrement dit, même si Hauerwas est excessif, il n’en
reste pas moins un chrétien qui réfléchit au caractère transformateur de la foi. Nous
sommes donc, comme chez Metz, aux antipodes de la privatisation. S’il fallait trouver
des interruptions chez Hauerwas, nous dirions que son engagement pacifique, contre la
politique d’une administration peu soucieuse du droit humanitaire (aux USA), a donné à
sa personnalité une voix spécifique. Toutefois, sa théologie, au sens d’une vision de
Dieu et de l’Église, se laisse elle-même peu affecter par les drames de l’histoire. À la
différence de Metz, le théologien méthodiste se montre moins flexible dans sa pensée
sur Dieu. Alors que le premier est devenu un inconditionnel de la théologie négative,
sur un ton parfois sceptique, Hauerwas garde la confiance insubmersible du croyant
convaincu. Même lorsqu’il se penche sur Auschwitz, c’est davantage pour donner des
leçons de courage et confirmer son option politique que pour réviser sa théologie. La
crise est partout dans la société, sauf dans la théologie d’Hauerwas.

Le choc de deux « visions » de l’histoire

Curieusement, Metz et Hauerwas emploient le vocabulaire de la « vision » dans leur


pensée théologique la plus fondamentale. Si le premier invite à « ouvrir les yeux », le
second réclame la transformation du sujet pour voir le monde dans sa vérité. À un ni-

8
Cf. Introduction
CONCLUSIONS ─ 331

veau plus fondamental encore, la vision des deux théologiens porte sur l’histoire du
monde.
La théologie de l’histoire de Metz part de l’histoire profane en tant qu’elle est mar-
quée par la souffrance injuste et en tant qu’elle est le lieu où la présence divine se mani-
feste comme salut. Certes, Metz fait une lecture « négative » de l’histoire, c’est-à-dire
en se focalisant sur son côté tragique et déchiré, en pensant le Royaume de Dieu sous un
mode « non réalisé ». Fondamentalement, le lieu du salut n’est pas ailleurs que dans
l’histoire des hommes qu’il pense dans son universalité. Tous les hommes sont sujets
devant Dieu et l’espérance vaut pour chaque être humain.
On peut s’interroger sur l’évolution de la pensée metzienne depuis sa première théo-
logie, dite « théologie du monde ». En effet, celle-ci était davantage marquée par une
confiance dans la création et dans l’accomplissement du règne de la justice. Or, il appa-
raît à nos yeux que Metz a peu à peu révisé son jugement sur le monde pour radicaliser
sa théologie sous le signe de l’« aiguillon apocalyptique ». Le sentiment d’un temps qui
presse et la sensibilité accrue à la négativité de l’histoire, rejetant toute harmonie entre
le monde et Dieu, donne à la théologie politique de Metz des accents de « théologie
dialectique ». La théologie apocalyptique qui a succédé à la théologie du monde conduit
à penser une « suite du Christ » dans un climat d’urgence et de vigilance constante.
L’herméneutique du danger qui est développée par cet auteur témoigne cependant d’un
pessimisme culturel. La préférence donnée par Metz à la memoria passionis par rapport
à la memoria resurrectionis ne conduit-elle pas à un manque de confiance dans les ca-
pacités créatives de la suivance ? À force de regarder les traits négatifs du monde et de
souligner le danger, la théologie metztienne ne risque-t-elle pas de couper court à tout
un potentiel d’imagination créatrice ? Certes, Metz a toujours l’espérance comme pers-
pective ultime de la foi, mais c’est une espérance dans la souffrance. La conception de
la foi en tant qu’interruption a toute son importance pour éviter que le discours théolo-
gique se referme sur lui-même, devenant sourd aux événements du dehors. Mais la rela-
tion dialectique entre la foi et la culture doit soulever l’intérêt pour l’assimilation criti-
que de nouvelles expériences. Il ne s’agit pas de rester en retrait et de crier au désastre,
ce que Metz ne fait d’ailleurs pas, mais de participer à l’édification d’une société juste.
La vision de Hauerwas se situe sur un autre plan. Il s’agit moins pour lui de regarder
l’histoire sous l’angle des victimes que de façonner son regard à partir des récits bibli-
ques. La transformation de la personnalité par une participation à la communauté donne
332 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

au sujet une lecture nouvelle de l’histoire. En prenant place dans la tradition ecclésiale,
le croyant prend conscience des illusions dont il est porteur et développe une conscience
nouvelle de l’action de Dieu dans le monde. Chez Hauerwas, la présence de Dieu au
monde est fondamentalement ecclésiale. L’Église est le sacrement du salut au sens fort.
Le Christ est en quelque sorte prolongé par la communauté pour continuer l’œuvre du
salut9. Nous avons découvert que la concentration ecclésiologique hauerwassienne a
pour effet de limiter l’histoire du salut à l’histoire déterminée par l’Église. En affirmant
qu’il n’y a pas de salut hors de l’Église, Hauerwas souligne d’un côté l’importance de la
dimension communautaire de la foi (besoin d’éducation, d’échange et de fraternité).
Cependant, d’un autre côté, cette interprétation conduit à réduire la capacité morale et
religieuse des sujets qui sont en dehors d’une communauté chrétienne10. Alors même
qu’il reconnaît l’action de l’Esprit Saint au-delà des frontières visibles de l’Église,
Hauerwas n’admet pas facilement que l’histoire du salut soit pensée à partir de l’histoire
du monde. Dieu est nécessairement pour lui plus du côté de la communauté croyante
que du côté de l’humanité entière. La vision hauerwassienne conduit en effet à réduire
l’importance de l’histoire humaine pour le salut des hommes.

L’Église au service du Royaume dans le monde

Alors que Metz a toujours mis en garde contre l’identification du Royaume à une si-
tuation politique déterminée, en invoquant la fameuse « réserve eschatologique », nous
pensons que la « politique théologique » de Hauerwas perd de vue l’écart entre le
Royaume et l’Église. Hauerwas pense que l’Église est une anticipation du Royaume de
Dieu en tant qu’elle forme un peuple pacifique en opposition au monde. Bien qu’il envi-
sage cette « incarnation » du Règne de Dieu comme imparfaite, il rend compte de cet
inachèvement en raison de la faiblesse des chrétiens à être vertueux plus qu’en raison de
la « réserve eschatologique ». Metz récuse toute tentative d’ériger une entité terrestre
(nation, race ou Église) en sujet de l’histoire, c’est-à-dire comme centre de l’histoire des
hommes11. La pleine réalisation des promesses eschatologiques (paix, réconciliation) ne

9
Birgit Rommel a souligné combien Hauerwas comprenait l’Église visible comme l’« incarnation de
Dieu » sur terre. Cf. Birgit ROMMEL, Ekklesiologie und Ethik bei Stanley Hauerwas : von der Bedeutung
der Kirche für die Rede von Gott (Entwürfe zur christlichen Gesellschaftswissenschaft, 14), Münster, Lit,
2003, p. 295.
10
Cf. David FERGUSSON, Community, liberalism and Christian Ethics, p. 67.
11
Cf. FHS, p. 137-138.
CONCLUSIONS ─ 333

peut pas s’opérer par une communauté mais par Dieu seul. Si les hommes peuvent col-
laborer à l’avènement du Royaume et que l’Église à la mission d’annoncer le salut offert
à tous, il n’en demeure pas moins que l’histoire reste dépendante de la liberté de Dieu.
Or, l’« ecclésiologie proleptique » de Hauerwas ne rend pas justice au caractère provi-
soire et secondaire de l’Église. En mettant l’Église au centre de sa pensée, Hauerwas
tend à réduire la liberté de Dieu à l’action de l’Église. Ce réductionnisme ecclésiologi-
que rend Dieu prisonnier des pratiques de l’Église. Bien que le théologien méthodiste
reconnaisse que l’action de Dieu dépasse les frontières de la communauté ecclésiale,
cela ne semble pas remettre en cause l’ecclésiocentrisme qu’il propose. Les signes
d’ouverture rencontrés dans les écrits hauerwassiens sont en porte-à-faux par rapport
aux thèses fondamentales qu’il défend.
Nous avons vu que la perspective hauerwasienne, à force de ramener l’ordre naturel
à l’ordre de la grâce, comme si le Royaume était une réalité politique, conduisait à refu-
ser le principe d’une autonomie des réalités terrestres. Faut-il parler, avec Mannion,
d’un « monophysisme ecclésiologique » (ecclesiological monophysitism)12 ? La confu-
sion entretenue entre l’ordre de la grâce et l’ordre de la nature implique en effet une
sorte de monophysisme. On trouve chez Hauerwas cette propension à idéaliser l’Église
comme si elle reflétait la vie de Dieu sur terre. Pour le dire autrement, le théologien
américain donne l’impression de vouloir vivre dans le présent ce qui est attendu du
Royaume eschatologique. Or, comme l’a rappelé le concile Vatican II : « Dieu nous
prépare une nouvelle terre où régnera la justice […]. Mystérieusement, le royaume est
déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra »13. Si
le Royaume est présent sur terre, il l’est de façon « mystérieuse » et non pas univoque.
En se basant sur des pratiques clairement identifiées pour désigner la venue du
Royaume sur terre, ou des croyants dans le Royaume, Hauerwas tombe dans un écueil
« technologique »14. Tout se passe comme si l’Église « fabriquait » le Royaume, ou le
salut. Dès lors, Dieu n’est plus vraiment le premier acteur dans l’histoire. Plusieurs au-

12
Gerard MANNION, Ecclesiology and Postmodernity. Questions for the Church in Our Time,
Collegeville, Liturgical Press, 2007, p. 204.
13
GS, n° 39. Voir aussi la constitution dogmatique Lumen Gentium : L’Église est « germe » du Royaume
(LG n° 5).
14
Nous reprenons une critique de Miroslav Wolff adressée à une théologie qui survalorise le rôle de
l’ecclésiologie dans la dynamique du salut. Il parle de la « nouvelle hérésie de ‘technologisme’ » (new
heresy of ‘technologism’) qui correspond à une confiance démesurée dans les capacités de la communauté
ecclésiale. Miroslav WOLFF, « Against a Pretentious Church: A Rejoinder to Bell’s Response », dans
Modern Theology, 19 (2003), p. 282.
334 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

teurs ont détecté chez Hauerwas une confusion entre l’Église concrète et le Royaume.
Nathan Kerr parle à ce sujet d’une « ecclésiologie chiliastique » (chiliastic ecclesio-
logy)15. Theo Hobson parle d’un « chiliasme retenu » (restrained chiliasm)16. John
Thomson qualifie l’ecclésiologie hauerwassienne de « forme de millénarisme présen-
tiste » (a form of presentative millenarianism)17. Il y a chez Hauerwas un « positivisme
ecclésiologique » (ecclesiological positivism) au sens où l’Église est une entité préalable
au monde qui n’aurait pas besoin de ce dernier pour exister18. Il prône implicitement une
nouvelle version de chrétienté. Le refus de tout fondement universel (fondationaliste) se
voit mis en doute par son acharnement à affirmer l’existence d’un « récit chrétien » qui
donnerait la seule bonne vision de l’éthique. La force de Hauerwas par rapport à Metz
est de se lancer dans une proposition ecclésiologique concrète, où les ressources de la
foi sont sollicitées pour élaborer un art de vivre subversif. La difficulté vient que cette
proposition ne rejoint pas assez la réalité mondaine dans sa complexité et, de ce fait,
demeure utopique. Comme elle s’accompagne d’une option exclusiviste, cette utopie
doit être considérée comme dangereuse. Elle a en effet pour résultat de négliger la res-
ponsabilité chrétienne pour tous en faisant croire que le seul témoignage communautaire
va changer la société. Sans aucun doute, nous avons besoin de communautés dynami-
ques qui se démarquent des compromissions inhumaines. Néanmoins, ce modèle de
communauté ne peut être généralisé sans préjudice pour la société civile et pour le ci-
visme démocratique19.
Nous pensons que l’Église participe à l’édification du Royaume de Dieu. Elle a
d’ailleurs pour mission d’être signe du salut pour le monde. Cependant, elle est fonda-
mentalement tournée vers le monde où elle scrute les signes des temps. Le « narcissisme
ecclésiologique » n’est pas compatible avec une définition ecclésiologique qui réclame
l’altérité pour devenir authentiquement elle-même. En ce sens, Metz accorde plus de

15
Nathan R. KERR, Christ, History and Apocalyptic. The politics of the Christian mission, Eugene,
Cascade Books, 2009, p. 125. Le terme « chiliasme » est l’équivalent de « millénarisme ». Il désigne une
doctrine, ou à tout le moins une tendance, qui croit en un règne de mille ans du Christ sur terre avant le
jugement final. Cf. BLOCHER Henri, « Millénarisme », dans Encyclopédie du protestantisme, p. 903-904.
16
Theo HOBSON, « Against Hauerwas », dans Blackfriars, 88 (2007), p. 303.
17
John THOMSON, The Ecclesiology of Stanley Hauerwas: A Christian Theology of Liberation, Aldershot,
Ashgate, 2003, p. 206.
18
Nathan R. KERR, Christ, History and Apocalyptic. The politics of the Christian mission, p. 170.
Schockenhoff estime que l’idée hauerwassienne d’une « autofondation » (Selbstbegründung) de l’Église,
préalable à son interaction avec le monde, est injustifiable. Cf. Eberhard SCHOCKENHOFF, Grundlegung
der Ethik. Ein theologischer Entwurf, Freiburg-Basel-Wien, Herder, 2007, p. 178-179 (note 118).
19
Cf. Robert BELLAH et alii, Habits of the Heart, p. 247.
CONCLUSIONS ─ 335

poids à l’altérité dans la détermination de l’identité ecclésiale. En convergence avec un


Bonhoeffer, Metz pense l’Église comme une institution critique au service des autres.
Nous sommes donc dans l’attente de la réalité, certes inaugurée par le Christ, mais dont
la pleine effectuation dépend de Dieu. La coopération de l’homme à la réalisation du
Royaume n’est pas exclue, même si des événements tragiques tels que l’Holocauste
peuvent nous faire douter du fait que l’être humain soit vraiment « co-créateur ».
L’optimisme du concile Vatican II n’est sans doute plus évident pour aujourd’hui. Les
défis de l’humanité, aussi divers que la crise écologique, le terrorisme, le choc des civi-
lisations ou encore la pauvreté, rendent les individus inquiets devant la tâche d’une so-
ciété juste. Pourtant, l’espérance chrétienne nous invite à rechercher des « anticipa-
tions » du Royaume dans notre histoire. Vatican II demande de scruter les « signes des
temps » pour rejoindre les « lieux » où quelque chose de la présence de Dieu peut poin-
dre20. Cette ouverture sur le monde, qui suppose un travail de discernement, reste un
trait fondamental de la conscience chrétienne21. Il ne s’agit plus de faire une quelconque
récupération des œuvres de justice et d’amour mais d’être attentif à ce qu’elles nous
disent de la venue du Royaume. Le disciple qui participe au déchiffrement du Royaume
mystérieusement présent dans le monde et dans l’Église doit assumer son appartenance
à l’humanité commune, sans faire prévaloir une supériorité élitiste.

Le rapport au politique

Le choix fait par Hauerwas de penser l’Église comme une polis alternative témoigne
d’un refus de situer l’ecclésiologie en rapport dialectique avec le monde. La tendance
constante à parler du politique à partir de l’ecclésiologie ne respecte pas la consistance
propre du champ politique, sa complexité et sa pluralité. Cela présuppose que l’Église
est la bonne société par excellence, où sont vécus amour, pardon, paix et justice. Toute
autre forme politique doit être appréciée par rapport à ce modèle parfait. Finalement, la
proposition hauerwassienne est une forme de théocratie de type ecclésial qui ne dit pas

20
« L’ Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière
de l'Évangile, de telle sorte qu'elle puisse répondre, d'une manière adaptée à chaque génération, aux
questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques.
Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses
aspirations, son caractère souvent dramatique » (GS, n° 4). Nous soulignons.
21
« Examinez tout avec discernement : retenez ce qui est bon » (1 Th 5, 21).
336 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

son nom22. Il est en effet frappant que le politique soit chez lui réduit à une éthique
ecclésiale. À la limite, toute question doit pouvoir être gérée dans le cadre de la tradition
chrétienne et de la communauté qui en témoigne. Dans cette logique, l’État n’a pas de
rôle à jouer, d’autant plus qu’il est discrédité en empire oppressant. Si la méfiance à
l’égard de l’État découle d’une culture typiquement américaine, Hauerwas donne aussi
un fondement théologique à son anarchisme pacifique23. En effet, étant donné que la
seule autorité légitime ne peut être que celle de Dieu, médiatisée sur terre par l’Église, il
s’ensuit que les autres institutions ne sont pas dignes de servir l’avènement du
Royaume. Encore une fois, la concentration du pouvoir entre les mains d’une instance
ecclésiale corrobore la thèse de la théocratie. Comment peut-on organiser un tel régime
sans recourir à la coercition ? La question reste de l’ordre d’un non-dit problématique. Il
faut ajouter que ce modèle théologique ne correspond pas à la culture démocratique qui
caractérise notre temps. En effet, il est devenu impossible de penser une communauté de
personnes sous un mode intégraliste sans tenir compte de l’altérité qui surgit dans la vie
de chaque citoyen.
Metz n’a jamais développé de discours ecclésiologique alternatif par rapport à la so-
ciété. Il pense l’Église comme une institution critique au service de tous les êtres hu-
mains. Il ne considère pas que la politique ecclésiale soit meilleure que celle qu’on
trouve ailleurs dans la société. Dans tous les cas, il insiste pour dire qu’aucune configu-
ration politique ne peut réaliser le Royaume sur terre (réserve eschatologique).
L’attitude des croyants doit consister à exercer une résistance à l’encontre de toute ac-
tion qui prétendrait gouverner les humains selon une logique de domination excluant les
plus faibles. L’attente du Royaume doit conduire les chrétiens à ouvrir les yeux pour
être témoins des souffrances et humaniser le monde. La théologie de Metz est politique
dans le sens où elle se préoccupe du sujet inséré dans l’histoire et la société. Elle n’est
cependant pas une pensée du politique comme tel. En effet, le théologien de Münster
n’a pas analysé les rapports complexes au niveau politique. Il reste sur le plan d’une
théologie fondamentale qui accorde au monde et à la praxis un rôle déterminant. Il ne
s’agit pas d’une théologie du politique, même si la pensée de Metz est profondément

22
Hauerwas lui-même a admis ces dernières années qu’il était un « théocrate » pacifique : « je suis tout
sauf un ‘sectaire’. Si je suis quelque chose, alors disons que je suis un théocrate » (Stanley HAUERWAS,
« Contre le sujet libéral sans histoire, une Église qui a du temps. Établir des liens, un essai pour me
comprendre moi-même », p. 56). Nous précisons qu’il s’agit d’une théocratie « ecclésiale » parce que
l’auteur ne cherche pas à contrôler les institutions politiques comme dans la théocratie ordinaire.
23
Robert Bellah a pointé ce rejet adolescent de l’État aux USA. Cf. Robert BELLAH et alii, Habits of the
Heart, p. XXV.
CONCLUSIONS ─ 337

démocratique. Le théologien allemand a précisé lui-même que son travail était un « es-
sai de théologie chrétienne avec le visage tourné vers le monde » (Versuch der christ-
lichen Gottesrede mit dem Gesicht zur Welt )24.

Critique de l’idéologie théologique

La théologie, en tant que discours sur Dieu, ne peut jamais se penser sans prendre en
compte le contexte social dans lequel elle s’élabore. La théologie est simultanément une
anthropologie et une sociologie. On ne peut en effet pas parler de Dieu sans parler de
l’homme ni sans parler de la société. La théologie est par excellence un discours sur
Dieu qui implique une façon de voir l’homme. Adolphe Gesché ajoute à cela : « de la
même manière, la théologie est une ‘sociologie’, car il n’y a pas de dire sur Dieu qui
n’entretienne une conception de l’homme en société »25. Par conséquent, il faut être
attentif aux conditions de production du discours religieux. En effet, comme l’histoire le
rappelle, un tel discours a parfois légitimé ou ignoré les conditions de vie de l’humanité.
Par conséquent, il faut mettre en évidence le fait qu’aucune théologie est innocente
quant aux enjeux politiques et sociaux d’une société humaine. Une question se pose
donc ainsi : À partir de quand une théologie devient-elle une idéologie ? Il faut noter
que le terme idéologie n’est pas ipso facto un terme à proscrire. Étymologiquement,
l’idéologie n’est pas autre chose qu’un discours sur une idée. Néanmoins, le terme a
acquis progressivement une connotation péjorative. Aujourd’hui, une idéologie est
comprise comme un discours qui détourne les auditeurs de la réalité effective au nom
d’une autre réalité imaginée. Laissant de côté les définitions positives qu’on donne par-
fois à l’idéologie (comme discours de mobilisation en vue d’une noble cause), nous
nous basons sur la perception péjorative de l’idéologie. Adolphe Gesché la définit
comme un « discours, spontané ou construit, qui, croyant parler ou faisant croire qu’il
parle d’un objet propre, masque, inconsciemment ou consciemment, le vrai rapport so-
cial de l’homme à la réalité, en lui substituant un faux rapport qui l’abuse et l’aliène »26.
Une pensée religieuse qui croit en la réalisation d’une société accomplissant les promes-
ses du Royaume (messianisme, millénarisme, théocratie) ne trompe-t-elle pas les gens

24
Traduction à partir de MP, p. 257.
25
Ibid, p. 43.
26
Adolphe GESCHÉ, « Un discours sur Dieu pour notre société », dans Marc CAUDRON, Faith and
Society. Foi et société. Geloof en Maatschappij (BETL, 47), Leuven-Louvain-la-Neuve, Éditions J.
Duculot, Paris-Gembloux, 1978, p. 46-47.
338 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

sur le rapport social à la réalité ? En ce sens, la critique du système constantinien a une


pertinence pour éviter les confusions entre le champ politique et le champ religieux. S’il
ne peut y avoir de confusion entre eux, il n’est pas possible de les disjoindre.
Selon Axel Honneth, on ne peut pas renoncer au « concept critique d’idéologie » qui
vise à faire sortir d’un « contexte d’aveuglement »27. Quoique la notion d’idéologie soit
difficile à manier, on peut comprendre l’idéologie comme l’acceptation d’une promesse
intenable28. Certes, l’idéologie se forme dans le chef de l’émetteur (qui fait la pro-
messe) quand ce dernier élabore un discours qu’il tient pour évident alors que cela ne
reflète aucune réalité. Elle exerce son influence dans l’esprit des personnes qui accep-
tent la promesse qui est faite.
Ce qui est annoncé dans le discours idéologique ne peut pas se produire en raison des
conditions fondamentales de l’existence politique. Le fait de se fier à ce discours décon-
necté du réel revient à se laisser prendre par l’aveuglement. En soi, tout type de discours
utopique est susceptible de donner lieu au phénomène idéologique à partir du moment
où quelqu’un croit que le programme correspond à la réalité. Or, la lucidité par rapport
au contexte peut amener à critiquer les promesses qui ne peuvent être tenues. Ce discer-
nement est indispensable pour éviter l’aliénation.
Nous pouvons observer chez Hauerwas que la prétention à l’existence d’une com-
munauté pacifique vertueuse régulée par l’amour et le pardon, alternative par rapport à
la société et à l’État, une promesse qui ne peut s’accomplir en raison du contexte social.
Aucune communauté ne peut être homogène ni exempte de rapports de force (et de
violence). Une communauté de croyants ne peut se soustraire ni à la vie de la société, ni
aux institutions publiques. Prétendre bénéficier d’un statut d’exception à ce niveau re-
vient à s’aveugler sur les réalités socioculturelles. L’idée d’une cité rayonnante située
sur la montagne de Dieu constitue une utopie qui ne peut être actualisée dans l’histoire.
Chacun peut librement s’inspirer d’une utopie mais nul ne doit croire en son existence
empirique.

27
Axel HONNETH et alii, « Héritage et renouvellement de la Théorie critique », dans Cités, 28 (2006),
p. 137.
28
« Je suis parti de l’idée que les idéologies pourraient ainsi dire être comprises comme des promesses
non tenues, ou susceptibles de ne pas êtres tenues, qu’elles ne sont pas interpellatrices comme chez
Althusser, mais qu’elles constituent des promesses socialement généralisées qui, à cause des données
socio-culturelles, ne peuvent cependant pas être accomplies. […] On devrait probablement faire un pas de
plus et dire que l’idéologie n’est pas la promesse en elle-même, mais l’acceptation d’une promesse dont
on ne peut, pour des raisons structurelles, garantir la tenue » (Axel HONNETH et alii, « Héritage et
renouvellement de la Théorie critique », p. 138).
CONCLUSIONS ─ 339

Dans la théologie hauerwassienne, le discours est tellement centré sur la commu-


nauté chrétienne idéale, qui ne correspond à aucune réalité particulière, qu’il tend à né-
gliger les injustices qui traversent nos sociétés et donc aussi les communautés religieu-
ses. Autrement dit, la position « confessante » ne rend pas compte de la critique néces-
saire à l’égard de l’ordre social injuste. On peut dire que les chrétiens sont appelés à
devenir des disciples vertueux au sein d’une communauté de caractère. Mais on ne peut
ignorer ici que les chrétiens doivent aussi lutter contre les injustices dans le monde. En
détournant l’attention des chrétiens des problèmes du monde (injustices, conflits armés,
menaces écologiques..), ce discours « confessant » ne se transforme-t-il pas en idéolo-
gie ? Le retrait du monde – en voulant devenir une communauté contre-culturelle (pas
nécessairement une secte de type essénien) en raison d’un particularisme – n’est-il pas
une mise en cause du projet de Dieu pour toute l’humanité ?

La condition de disciple : croire, agir et communiquer

La condition de disciple n’est pas une option parmi d’autres lorsqu’on se situe dans
une perspective croyante chrétienne. Pour autant, ce n’est pas une praxis homogène qui
alignerait tous les croyants sur une norme unique de comportement. Si la norme ultime
de l’agir chrétien est l’amour dans une logique d’excès et de surabondance, qui ne peut
jamais être vécue sans tenir compte des exigences de la justice, il n’en reste pas moins
que l’effectuation de la condition de disciple dépend d’un contexte, d’une imagination
créatrice, d’une communication responsable et d’une subjectivité éclairée (conscience).
La suivance n’est jamais une simple application de la Parole de Dieu. Elle intervient en
effet comme « pratique cognitive » (Peters), qui inclut les dimensions morale, politique
et spirituelle. Nous avons affaire à une action qui rejoint Dieu dans le monde des hu-
mains. L’action chrétienne n’est pas univoque dans la mesure où elle ne contrôle jamais
pleinement ni les causes qui l’ont produite ni les effets qu’elle aura sur l’acteur et son
environnement social. Nous sommes invités à redécouvrir la suite de Jésus comme
structurante pour la vie chrétienne.
Le devenir chrétien, c’est-à-dire être disciple, est une tâche qui occupe le centre de
l’existence et qui n’est jamais achevée. « Nul ne commence par être chrétien ; chacun le
340 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

devient, à la plénitude du temps – s’il le devient »29. Nous sommes toujours en voie
d’être chrétiens, sans vraiment y arriver. Hauerwas a raison de parler de la foi comme
d’une aventure qui suppose une formation du caractère moral. Après une situation de
« chrétienté » présentant l’identité chrétienne comme une réalité statique, il est bon de
retrouver un sens plus dynamique de la vie chrétienne. Le recentrement sur la praxis de
suivance nous invite à retrouver une perception plus exilique, au sens d’un décentre-
ment de soi qui fait place à l’altérité. Le déplacement est la condition qui rend possible
cette praxis : « La suivance est, par définition, le contraire d’une position statique, figée,
installée dans le confort des concepts ou dans l’assurance tranquille de l’avoir. Elle se
caractérise par une coupure : partir, rompre, quitter, aller vers. La suivance est donc
exil »30.
L’éthique de la suivance n’a rien du mimétisme, ni d’ailleurs d’une éthique préfor-
mée. Au-delà de l’imitation, comme au-delà du programme d’action, la suivance sup-
pose, comme le dit très bien Jean-Daniel Causse, « la naissance d’un sujet singulier »31.
« Le disciple est celui qui, à son tour, dit ‘je’, c’est-à-dire advient comme sujet de l’acte
en honorant une tradition de sagesse et en inventant les formes de la fidélité à l’appel
qui le fonde »32. Autrement dit, par l’autorité du Christ qui s’efface pour laisser l’autre
être autre, le sujet croyant devient auteur de sa propre parole. Le Christ appelle chaque
croyant à se mettre à sa suite, non pour l’imiter mais pour devenir un autre Christ dans
la situation historique qui est la sienne. L’autorité christique repose sur une absence, sur
un vide qu’il convient d’habiter sans vouloir le combler entièrement. L’effacement de la
référence christique normative permet une pluralité de témoins, et de modes de témoi-
gnage, tout en laissant la possibilité d’intensifier certains germes évangéliques semés
par Jésus (« vous ferez de plus grandes choses encore »).
Quel est ce sujet appelé à devenir chrétien ? Le sujet n’est pas un « produit fini »
mais une relation en mouvement et en construction. Nous ne sommes plus dans une
société où le sujet adulte est établi dans un rôle déterminé par une tradition. Au
contraire, vu le pluralisme et l’accélération des innovations, chacun est renvoyé à lui-
même pour élaborer sa posture personnelle dans le monde. La relation du sujet au

29
Søren KIERKEGAARD, « Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques », dans
Œuvres complètes, t. 11, Paris, L’Orante, 1977, p. 270.
30
Jean-Daniel CAUSSE, « Suivre et faire : structure de l’appel dans Nachfolge de Dietrich Bonhoeffer »,
p. 221.
31
Ibid., p. 228.
32
Id.
CONCLUSIONS ─ 341

monde telle que Metz l’envisage n’est-elle pas trop vite affirmée comme une évidence ?
C’est comme si le croyant voyait spontanément le chemin à suivre à partir de la foi.
Hauerwas, de son côté, conçoit un sujet qui s’abandonne aux mains d’une communauté
unifiée autour des pratiques d’une tradition. Est-ce là une vision actualisée de notre so-
ciété ? Nous ne le pensons pas car, vue la compexité de la vie en société, le sujet ne peut
se contenter d’une tradition bien assise ni d’une communauté qui sert de refuge à son
incertitude. Si l’être humain conserve toujours sa capacité d’initiative, il l’exerce cepen-
dant de façon plus incertaine et plus évolutive qu’autrefois. Nous pensons donc que la
conception du sujet envisagée par Metz, comme par Hauerwas, présuppose trop le sou-
tien d’une tradition homogène. Or, si les traditions continuent à exister, elles sont mor-
celées, sujettes à de multiples interprétations. Dès lors, le sujet se construit en
s’appuyant sur les références qu’il trouve et en vérifiant ses choix dans l’interaction
avec d’autres. Loin d’une identité statique, il apprend, parfois de manière forcée, à
quitter ses certitudes pour revêtir une nouvelle façon d’exister. Naturellement, il faut
s’interroger sur la cohérence fondamentale de son identité, car il ne devient pas radica-
lement différent. Il continue à vivre enrichi d’une expérience qui lui donne une flexibi-
lité dans l’existence.

Le développement personnel et communautaire du sujet croyant

La théologie politique de Metz permet-elle cet avènement du sujet singulier ? Alors


même que Metz présuppose un peu trop les acquis d’une tradition, il introduit néan-
moins le mouvement du décentrement et de l’ouverture à l’altérité. Cette identité inter-
subjective où l’autre reçoit une autorité éthique permet d’encourager un sujet qui est en
mesure de s’interroger et d’interrompre les schémas de pensée qui, non seulement ne lui
conviendraient plus, mais qui ne seraient pas conformes à l’amour évangélique. Sans
trop surdéterminer la configuration de cet « être chrétien », il laisse une large place à
l’interprétation et à l’appropriation personnelle. Certes, Metz n’a pas explicité cet in-
vestissement personnel alors même que sa propre théologie – et sa biographie – témoi-
gnent d’une capacité à se remettre en question et à générer de nouveaux paradigmes
pour penser le rapport au monde et à Dieu. Il n’est pas davantage loquace sur les res-
sources dont le sujet peut disposer pour se construire dans la durée. La préoccupation
éthique de Metz a pour effet de réduire (sans occulter) l’importance donnée aux élé-
ments constitutifs de la vie chrétienne, que l’on pense à la liturgie ou au discernement
342 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

spirituel. Si l’image de la « table eucharistique » et l’anamnèse liturgique inspirent sa


pensée, il n’en reste pas moins qu’il s’agit souvent d’un développement général peu
systématisé. Bien qu’il réclame la déprivatisation de la foi et de l’Église, sur base d’une
mystique des yeux ouverts sur le monde, Metz ne va pas jusqu’à penser l’importance
d’une éthique de la discussion. La rationalité philosophique conduit cependant le
croyant à expliquer ses choix dans l’espace public. Notre démocratie est héritière de
cette dimension publique de la raison. L’« usage public de la raison » (Kant) suppose de
s’impliquer dans un échange où les partenaires sont disposés à donner les raisons de
leur comportement. Le travail de la traduction doit donc être pensé théologiquement
sans perdre de vue la dimension d’auto-implication de la parole théologique.
La théologie politique de Metz, tout en revendiquant la dimension communautaire,
demeure une théologie du sujet, c’est-à-dire de l’individu. Alors même qu’il a cherché à
étendre son projet au « peuple », à la « communauté », à l’« Église », il s’agit finale-
ment bien d’une conception politique individuelle. Certes, l’individu n’est pas une mo-
nade dans la mesure où il est constitué par l’intersubjectivité. Il n’en reste pas moins
que l’ecclésiologie de Metz demeure programmatique. Si la théologie metzienne peut
susciter des engagements, des prophètes mêmes, elle ne donne pas la force d’un enga-
gement collectif au service de la cause évangélique. Nous trouvons cependant intéres-
sant que la figure du sujet reste la dernière instance d’une théologie politique. Cela si-
gnifie que, tout en étant enraciné dans un tissu communautaire, la personne demeure
responsable d’un engagement personnel. Mais il faut davantage mettre en relief les
moyens qui permettent au sujet d’être au service des autres dans une société plurielle.
La politique théologique de Hauerwas, à la différence de Metz, offre plus de ressour-
ces pour la construction du sujet croyant. Les médiations (ecclésiales, liturgiques), trop
souvent esquissées dans la pensée metzienne, sont ici largement exposées. La liturgie,
où la prédication et l’eucharistie sont prépondérantes, conduit le sujet à se laisser façon-
ner par les autres. Au sein d’une communauté, le sujet délibère en fonction du regard de
la communauté. L’activité spirituelle est au centre de l’engagement chrétien. La lecture
communautaire de la Bible nourrit la vision et l’action du chrétien dans le monde. Le
fait de vivre dans un contexte religieux où les pratiques (liturgique et éthiques) sont
omniprésentes n’est pas négatif en soi. La difficulté apparaît lorsqu’une participation
communautaire trop prégnante crée finalement une dépendance du sujet à l’égard du
groupe. S’il est bien d’entendre le jugement d’autrui pour délibérer ensuite à titre per-
CONCLUSIONS ─ 343

sonnel, il est dangereux de s’en remettre à une communauté unique et, par là-même,
d’oublier son esprit critique.
Le mouvement « centripète » de la théologie hauerwassienne, sensiblement opposé
au mouvement « centrifuge » de la théologie metzienne, risque de détourner le sujet de
sa responsabilité à l’égard d’autrui. Nous ne voulons pas dire ici qu’il n’y a pas de cha-
rité et d’hospitalité dans la vision d’Hauerwas, bien au contraire, mais nous estimons
que le champ de la responsabilité est trop limité aux proches. Ce qui manque n’est autre
qu’une conception de la justice et du droit, c’est-à-dire une pensée de la solidarité au
plan institutionnel. Ceci revient à souligner le rôle des structures étatiques dans leur
finalité de protection et de partage, alors qu’elles risquent d’être désinvesties – voire
diabolisées – par la « politique théologique » d’un Hauerwas.

L’éthique de la reconnaissance :
antidote au communautarisme radical

La condition de disciple suppose un agir caractérisé par la compassion et la recon-


naissance, ce qui implique un souci pour les institutions justes. Le disciple est celui qui
vit « avec et pour autrui dans des institutions justes ». La suivance ne se traduit pas
seulement dans une militance au service des plus démunis. Elle contient également une
pratique communicative nécessaire, d’autant plus que nous vivons dans une culture dé-
mocratique. Il ne s’agit pas seulement de proclamer des convictions dans la mesure où
l’on attend du croyant qu’il s’explique et qu’il justifie ses actions. La traduction, qui
doit accompagner la conversion, joue à ce niveau un rôle essentiel. Si chacun des parte-
naires dans la discussion doit se mettre à la place de l’autre (empathie), il faut encore
avancer les raisons qui soutiennent l’action. Il ne peut pas y avoir de conviction affir-
mée sans responsabilité devant autrui. Le disciple, parce qu’il a été laissé libre par le
maître (Jésus), se trouve face à un espace ouvert. Il peut être souhaitable de remplir
quelque peu ce vide par des recommandations éthiques et des pratiques de vie (liturgie)
mais le danger est de clôturer cet espace en laissant croire que Dieu est plus certaine-
ment à l’intérieur qu’à l’extérieur de celui-ci. Or, nous avons mis en évidence que
l’autorité ne peut exister que sur le mode du dépassement des particularités. La « cons-
cience du manque » doit donc habiter la vie de disciple. Cela signifie que Dieu est tou-
jours « au-delà » des signes que nous pensons avoir de lui. Deus semper major.
344 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

L’absence du Christ dans notre temps ouvre un espace de créativité pour configurer
notre style de suivance en dialogue constant avec l’Évangile, les autres et Dieu. La
conviction que le « récit chrétien » est à la fois plus complexe et plus ouvert que nous le
pensons souvent permet d’entendre la vie de disciple comme vie de reconnaissance. Si
Hauerwas met en avant l’hospitalité comme démarche fondamentale du chrétien, celle-
ci n’est jamais une pratique unilatérale. En effet, l’étranger est celui qui oblige à réviser
nos convictions. Dieu vient à nous sous le signe de l’étranger, voire aussi de l’étrangeté
qui fait partie de notre être même. Si Hauerwas et Metz se retrouvent sur cette éthique
hospitalière, il nous semble néanmoins que l’herméneutique de la reconnaissance de
Metz ouvre davantage sur l’universel concret. En effet, la reconnaissance revient à en-
tendre une « prophétie étrangère », comme aime à le répéter Metz, en mesurant combien
les autres sont capables de nous conduire à Dieu par des chemins différents. Le « primat
de l’altérité » joint au « primat de la praxis » conduit le sujet croyant à vivre un décen-
trement où son identité n’est plus une donnée acquise mais une tâche à effectuer à partir
des autres. Le problème de la tendance postlibérale, dont Hauerwas fait partie, est de
penser l’identité chrétienne en terme de particularisme exclusif, comme si c’était un fait
acquis une fois pour toute. Dans une telle perspective, les autres risquent d’être perçus
comme une menace et non comme le passage vers une meilleure découverte de soi, des
autres et de Dieu.
L’éthique de compassion de Metz ne tombe pas dans le piège d’un communauta-
risme radical dans la mesure où il donne à l’autre, le différent, une place herméneutique
éminente pour l’expérience chrétienne. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Metz fait
constamment référence à la parabole du bon Samaritain et à celle du jugement dernier
de Matthieu. Ces deux récits sont en effet anti-communautaristes. Le Samaritain est
donné en exemple, comme celui qui a compris intuitivement la praxis de suivance. Dans
le jugement dernier, les petits sont comme les portes qui ouvrent ou ferment l’entrée du
Royaume. Autrement dit, à chaque fois, ce n’est pas une « tribu » identifiée qui consti-
tue le lieu de la suite du Christ, et partant, de la citoyenneté divine. La suivance re-
pousse en effet toute reconnaissance conditionnelle « qui signifie à l’autre qu’il est re-
connaissable pour autant qu’il accepte de prendre notre propre figure »33.

33
Jean-Daniel CAUSSE, « Communauté, singularité et pluralité éthique », dans Revue d’éthique et de
théologie morale, 251 (2008), p. 258.
CONCLUSIONS ─ 345

La reconnaissance consiste à identifier chez l’autre ce qui nous rapproche de lui et à


accorder à cet autre l’occasion de s’estimer lui-même dans sa recherche de vérité et de
justice. La philosophie de la reconnaissance d’Axel Honneth nous ouvre donc sur des
dimensions que Metz a laissés en jachère (justice, communauté plurielle...). La commu-
nauté des disciples n’est-elle pas un lieu où s’expérimente cette reconnaissance en y
voyant une modalité du Royaume de Dieu ? Il faut signaler deux limites de la théologie
de Metz. D’une part, la praxis de compassion n’est pas articulée à un discours sur la
justice34. D’autre part, il ne va pas assez loin dans le travail de traduction des convic-
tions. Si le leitmotiv de la memoria passionis amène le croyant à vivre radicalement sa
foi en ayant le souci des plus faibles, il n’en demeure pas moins qu’un volontarisme
attisé par l’aiguillon apocalyptique ne dispense pas le croyant de rendre compte en rai-
son de ses convictions dans l’espace public.
La parole prise dans l’espace public doit être une parole de conviction qui reflète
clairement ce qui est cru. C’est une exigence d’authenticité qui a de l’importance pour
l’interlocuteur. Une seconde exigence tient à la capacité communicative, c’est-à-dire au
souci de s’exprimer clairement de façon à être compris par les autres. Ceci est dans la
droite ligne de l’éthique de traduction proposée par Habermas35. Comme il s’agit d’une
parole qui engage, il faut aussi – troisième exigence – du courage pour affronter les cri-
tiques et, éventuellement, ne pas être entendu. Une quatrième exigence est l’humilité
dans le sens où il faut pouvoir reconnaître son erreur et accepter d’apprendre des autres.
Enfin, – cinquième exigence – rien ne se fait sans patience et compassion pour ceux
avec qui nous sommes en dialogue. Ceux-ci peuvent ne pas comprendre ou avoir besoin
de temps pour entrer dans la réflexion36.
L’implication dans le débat public met le croyant en situation de tension dans la me-
sure où il doit tenir ensemble sa qualité de citoyen de la cité et de citoyen du Royaume,
sa responsabilité publique et sa fidélité au Christ. Dans la coopération avec les autres
citoyens, tant dans le milieu ecclésial que dans la société civile, le croyant doit accepter
de s’engager au profit du bien de tous (bien commun) et de faire des compromis qui, par
définition, sont révisables. Nous avons vu qu’une théologie du communautarisme radi-

34
Cf. Hille HAKER, « La compassion comme programme universel du christianisme », dans Concilium,
292 (2001), p. 61-77.
35
Cf. Supra, Partie IV.
36
Cf. John SULLIVAN, « Religious Speech in the Public Square », dans Political Theology, 10 (2009),
p. 49-70.
346 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

cal ne permet pas de garder en équilibre cette double citoyenneté étant donné que tout
doit être fait du point de vue de la communauté chrétienne. Or, la vie en société impose
de trouver des chemins de traverse où chacun se sent respecté dans son intégrité. Toute
prétention au monopole du vrai et du juste conduit inévitablement au conflit avec ceux
qui ne partagent pas la même vision éthique. La recherche d’un équilibre, d’une pacifi-
cation et d’une reconnaissance par rapport à autrui, demande une capacité à prendre
distance par rapport à nos convictions tout en restant authentique, c’est-à-dire le plus
congruent possible. Si le disciple veut, non seulement agir comme son Maître, mais
également parler avec autorité comme lui, il doit s’engager sur ce chemin où les autres
se sentiront reconnus. Nous ne sommes pas appelés à affirmer des principes que nous ne
voulons pas suivre, ni à nous réfugier derrière l’éthos de nos communautés, mais bien à
prendre le risque d’inventer avec d’autres un chemin d’humanisation et de justice où les
plus faibles sont reconnus en raison de leur « autorité ». Certes, celle-ci ne peut nulle-
ment s’imposer et dépend toujours de notre conscience. Celle-ci peut être sensibilisée
par notre fréquentation de l’Église mais aussi par l’accueil des interpellations du monde.
C’est à ces conditions, toujours difficiles, que la politeia chrétienne a toutes les chances
d’être une bonne nouvelle pour tous. Humanitas Dei.
Abréviations

AC After Christentom (Hauerwas, 1991)

AN Against the nations (Hauerwas, 1995)

BH A Better Hope (Hauerwas, 2000)

CC Community of character (Hauerwas, 1981)

CET Christian Existence Today (Hauerwas, 2001)

DF Dispatches from the Front (Hauerwas, 1994)

FHS La foi dans l’histoire et la société (Metz, 1999)

GP Gottespassion (Metz, 1991).

HAH Hope Against Hope (Metz, 1999)

HR Hauerwas Reader (Hauerwas, 2001)

IGC In Good Company (Hauerwas, 1995)

JBR Jenseits bürgerlicher Religion (Metz, 1980)

MP Memoria Passionis (Metz, 2006)

PF Performing the faith (Hauerwas, 2004)

PG A Passion for God (Metz, 1998)

RA Resident Aliens (Metz, 1989)

RP Le Royaume de la Paix (Hauerwas, 2006)

TM Pour une théologie du monde (Metz, 1971)

TOR Un temps pour les ordres religieux (Metz, 1981)

ZB Zum Begriff der neuen Politischen Theologie (Metz, 1997)


Bibliographie

1. Ouvrages de Johann Baptist Metz

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Advent Gottes, München, Ars Sacra, 1959 et Armut im Geiste. Vom Geist der Menschwerdung
Gottes und der Menschwerdung des Menschen, München, Ars Sacra, 1962].
L'homme. L'anthropocentrique chrétienne. Pour une interprétation ouverte de la philosophie de saint
Thomas, traduit de l’allemand par M. Louis, Tours, Mame, 1968 [original allemand : Christli-
che Anthropozentrik, München, Kösel Verlag, 1962].
Pour une théologie du monde (Cogitatio Fidei, 57), traduit de l’allemand par H. Savon, Paris, Cerf,
1971 [original allemand : Zur Theologie der Welt, Matthias Grünewald et Kaiser Verlag,
Mainz, München, 1968].
Reform und Gegenreformation heute. Zwei Thesen zur ökumenischen Situation der Kirche, Mainz,
Matthias Grünewald Verlag, 1969.
Kirche im Prozess der Aufklärung. Aspekte einer neuen ‘politischen Theologie’, publié avec
MOLTMANN Jürgen et OELMÜLLER Willi, München-Mainz, Kaiser-Grünewald, 1970.
Un temps pour les ordres religieux, traduit de l’allemand par Jean-Louis Schlegel, Paris, Cerf, 1981
[original allemand : Zeit der Orden? Zur Mystik und Politik der Nachfolge, Herder, Freiburg,
1977].
La foi dans l'histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique (Cogitatio Fidei,
99), traduit de l’allemand par Paul Corset et Jean-Louis Schlegel, Paris, Cerf, 1999, nouvelle
édition [original allemand : Glaube in Geschichte und Gesellschaft. Studien zu einer prak-
tischen Fundamentaltheologie, Mayence, Matthias-Grünewald, 1992, 5ème édition (1977)].
Jenseits bürgerlicher Religion. Reden über die Zukunft des Christentums (Forum Politische Theologie,
1), München-Mainz, Kaiser-Grünewald, 1980.
Unterbrechungen. Theologisch-politische Perspektive und Profile, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus
Gerd Mohn, 1981.
Gottespassion. Zur Ordensexistenz heute, écrit avec PETERS Tiemo R., Freiburg-Basel-Wien, Herder,
1991.
Zum Begriff der neuen Politischen Theologie. 1967-1997, Mainz, Grünewald, 1997.
A Passion for God: The Mystical-Political Dimension of Christianity, traduit de l’allemand et présenté
par James M. ASHLEY, Mahwah, NJ, Paulist Press, 1998.
Hope Against Hope: Johann Baptist Metz and Elie Wiesel Speak Out on the Holocaust, entretien avec
SCHUSTER Ekkehard et BOSCHERT-KIMMIG Reinhold, traduit de l’allemand par James M.
ASHLEY, New York, Paulist Press, 1999 [original allemand : Trodztem Hoffen, Mainz,
Matthias Grünewald, 1999].
352 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

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Memoria passionis. Un souvenir provoquant dans une société pluraliste (Cogitatio Fidei, 269), Paris,
Cerf, 2009 [Memoria passionis. Ein provozierendes Gedächtnis in pluralistischer Gesell-
schaft, Freiburg-Basel-Wien Herder, 2006].
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Articles
« L’Église et le monde », dans BURKE Patrick et alii (éd.), Théologie d’aujourd’hui et de demain
(Cogitatio Fidei, 23), Paris, Cerf, 1967, p. 139-154.
« Der Mensch als Einheit von Leib und Seele », avec FIORENZA Francis, dans FEINER J. et LÖHRER
M. (éd.), Mysterium Salutis. Grundriss heilsgeschichtlicher Dogmatik, 2: Die Heilsgeschichte
vor Christus, Einsiedeln-Zürich-Köln, Benzinger Verlag, 1967, p. 584-636.
« Les rapports entre l’Église et le monde à la lumière d’une théologie politique », dans SHOOK
Laurence K. et BERTRAND Guy M. (éd.), La théologie du renouveau (Cogitatio Fidei, 34), t. 1,
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Vision and Virtue: Essays in Christian Ethical Reflection, Notre Dame, University of Notre Dame
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A Community of Character: Toward a Constructive Christian Social Ethic, Notre Dame, University of
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Against the Nations: War and Survival in a Liberal Society, Minneapolis, Winston-Seabury Press,
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Why Narrative? Readings in Narrative Theology, édité avec JONES L. Gregory, Grand Rapids,
Eerdmans Publishing Co., 1989.
Resident Aliens: Life in the Christian Colony, écrit avec WILLIMON William H., Nashville, Abingdon
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Christian Existence Today: Essays on Church, World, and Living In Between, Durham, Brazos Press,
2001 (1988).
After Christendom? How the Church Is to Behave If Freedom, Justice, and a Christian Nation Are
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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ......................................................................................................................................7

L’hypothèse de recherche.......................................................................................................................................9

La présentation des auteurs ..................................................................................................................................12


I. Johann Baptist Metz .....................................................................................................................................12
A. Contexte .................................................................................................................................................12
B. Arrière-fond théologique........................................................................................................................15
II. Stanley Hauerwas........................................................................................................................................17
A. Contexte .................................................................................................................................................17
B. Arrière-fond théologique........................................................................................................................19

Méthodologie .......................................................................................................................................................21

Plan de l’exposé....................................................................................................................................................22

PARTIE I LA PRAXIS CHRÉTIENNE ...................................................................................25

Introduction ..........................................................................................................................................................25

Chapitre 1. La praxis en christianisme .................................................................................................................26


I. Philosophie et pratique .................................................................................................................................26
II. Théologie et pratique ..................................................................................................................................28
III. Pratique et idéalisme..................................................................................................................................30

Chapitre 2. La praxis chrétienne chez Hauerwas..................................................................................................32


I. Identité chrétienne et pratique ......................................................................................................................32
A. Le cadre interprétatif de l’identité chrétienne ........................................................................................32
B. La notion de « caractère » (character) ...................................................................................................35
C. La sanctification .....................................................................................................................................36
II. Suivre Jésus : l’aventure chrétienne ............................................................................................................38
A. L’aventure chrétienne ............................................................................................................................38
B. La suite du Christ ...................................................................................................................................38
C. L’éthique comme entrée dans la vie théologale .....................................................................................40
III. Spécificités de l’agir chrétien ....................................................................................................................41
A. Les vertus « évangéliques » d’après Hauerwas......................................................................................41
B. La non-violence comme caractéristique chrétienne ...............................................................................42
374 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

C. Hospitalité ..............................................................................................................................................43
D. Mission : être « héraut » de la vérité ......................................................................................................43

Chapitre 3. La praxis chrétienne chez Metz..........................................................................................................44


I. Identité chrétienne et pratique.......................................................................................................................44
A. Influence de la pensée marxiste..............................................................................................................45
1. La vérité..............................................................................................................................................45
2. L’histoire ............................................................................................................................................46
3. Critique metzienne du marxisme........................................................................................................47
B. Le primat de la praxis .............................................................................................................................49
C. La praxis anamnétique : « faire mémoire » ............................................................................................52
II. La « suite du Christ » : l’unité du mystique et du politique.........................................................................53
A. La structure « mystique et politique » de la foi chrétienne.....................................................................53
B. Deux manières de croire.........................................................................................................................56
C. Ordres religieux : une visibilité donnée à la suite du Christ ...................................................................57
D. Suite du Christ et fin des temps..............................................................................................................58
E. Critique de la « religion bourgeoise » : pour une praxis messianique ....................................................58
III. Spécificités de l’agir chrétien.....................................................................................................................62
A. Des vertus chrétiennes............................................................................................................................62
B. Pacifisme ? .............................................................................................................................................65

Chapitre 4. Confrontation entre Metz et Hauerwas ..............................................................................................67


I. La place de la praxis .....................................................................................................................................68
A. La pratique comme cœur de la théologie ...............................................................................................68
B. L’identité chrétienne : une visée pratique...............................................................................................69
II. La suite du Christ ........................................................................................................................................70
A. La christologie fondatrice de l’éthique...................................................................................................70
B. L’articulation entre mystique et politique...............................................................................................71
III. La portée de l’éthique chrétienne...............................................................................................................72
A. La notion de vertu ..................................................................................................................................72
B. Compréhension de l’éthique chrétienne .................................................................................................73
1. Hauerwas : une concentration ............................................................................................................73
2. Metz : un décentrement ......................................................................................................................75

PARTIE II LE RÉCIT DE LA FOI ................................................................................................79

Introduction ..........................................................................................................................................................79

Chapitre 1. La narrativité chez Hauerwas.............................................................................................................81


I. Théologie et éthique narratives.....................................................................................................................81
A. « École de Yale » : une herméneutique « littérale » ...............................................................................82
B. Le récit comme « lieu théologique » ......................................................................................................85
TABLE DES MATIÈRES ─ 375

C. Le récit comme « vision » ......................................................................................................................87


II. Herméneutique biblique de Hauerwas ........................................................................................................88
III. Critique de la position de Hauerwas ..........................................................................................................91

Chapitre 2. La narrativité chez Metz ....................................................................................................................94


I. Apologie du récit ..........................................................................................................................................95
A. Partager des expériences ........................................................................................................................95
B. Pratique chrétienne de narrativité...........................................................................................................98
C. Dire le salut dans l’histoire...................................................................................................................100
II. Herméneutique biblique de Metz ..............................................................................................................103
A. Les histoires dangereuses.....................................................................................................................103
B. Les histoires de décentrement ..............................................................................................................105
III. Critique de la position de Metz................................................................................................................106

Chapitre 3. Confrontation entre Metz et Hauerwas ............................................................................................110


I. Primauté du récit sur le concept .................................................................................................................110
II. Herméneutiques divergentes .....................................................................................................................112
A. La fonction du récit..............................................................................................................................112
B. Récit commun, praxis différentes.........................................................................................................113
C. Christianisme : un grand récit ?............................................................................................................114

Chapitre 4. Éthique et théologie narratives.........................................................................................................117


I. Narrativité et herméneutique ......................................................................................................................118
II. Théologie morale narrative et critique ......................................................................................................120

PARTIE III LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE DANS LE MONDE ............125

Introduction ........................................................................................................................................................125

Chapitre 1. Le concept de communauté .............................................................................................................126


I. Historique ...................................................................................................................................................127
II. Actualité de la notion ................................................................................................................................128

Chapitre 2. La communauté chez Hauerwas ......................................................................................................130


I. La communauté des disciples .....................................................................................................................130
A. Une communauté de caractère .............................................................................................................133
B. Une communauté de vertus ..................................................................................................................134
C. Une communauté visible......................................................................................................................136
II. L’Église comme Polis ...............................................................................................................................136
A. Les notions de polis et politeia.............................................................................................................137
B. La critique de la théologie politique.....................................................................................................139
1. Le politique : « changement social » versus « communauté alternative » .......................................139
2. L’Église comme éthique sociale ......................................................................................................142
376 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

C. La communauté chrétienne : une polis alternative ...............................................................................143


1. John Yoder (1927-1997)...................................................................................................................144
2. Influence de Yoder chez Hauerwas ..................................................................................................146
D. Église versus libéralisme ......................................................................................................................146
E. MacIntyre et Hauerwas.........................................................................................................................147
F. La réfutation du modèle constantinien..................................................................................................153
III. L’Église : une communauté de mémoire..................................................................................................156
A. La mémoire chrétienne.........................................................................................................................156
B. Le rapport au judaïsme .........................................................................................................................157
1. Christianisme et judaïsme : quelle universalité ? .............................................................................157
2. Mémoire et pardon ...........................................................................................................................162
IV. Une eschatologique proleptique...............................................................................................................165
A. Royaume et Église................................................................................................................................165
B. Théologie de l’histoire..........................................................................................................................167
V. La tentation sectaire : un impérialisme théologique ? ...............................................................................168
A. James Gustafson : contre la tentation sectaire ......................................................................................168
B. Réponse de Hauerwas à Gustafson.......................................................................................................171
C. Jeffrey Stout : contre le déni démocratique ..........................................................................................174
D. Réponse de Hauerwas à Stout ..............................................................................................................176
E. Hauerwas : une théologie sectaire ?......................................................................................................177
F. L’absence de théologie du monde.........................................................................................................180

Chapitre 3. La communauté chez Metz ..............................................................................................................184


I. Le christianisme comme communauté porteuse de récit et de mémoire.....................................................185
II. L’Église : une institution critique ..............................................................................................................187
A. Nécessité de l’institution ......................................................................................................................187
B. Principe de la « réserve eschatologique ».............................................................................................188
III. Communauté de mémoire ........................................................................................................................189
A. Une catégorie clé : Memoria ................................................................................................................189
B. La Memoria passionis ..........................................................................................................................191
C. Église : une mémoire vive ....................................................................................................................193
D. La théologie après Auschwitz ..............................................................................................................196
IV. Communauté eschatologique : « Gesicht zur Welt » ...............................................................................199
A. Théologie du monde.............................................................................................................................199
1. L’anthropocentrisme radical du message chrétien............................................................................199
2. La théologie biblique de l’histoire : les promesses eschatologiques ................................................201
B. Théologie apocalyptique de l’histoire ..................................................................................................202
1. La focalisation sur les souffrances humaines ...................................................................................202
2. Église de la compassion....................................................................................................................203
V. Le danger de clôture sur soi dans l’Église.................................................................................................205
A. La mentalité de secte ............................................................................................................................205
B. Une défense de l’universalité de Dieu ..................................................................................................208
TABLE DES MATIÈRES ─ 377

1. La connaissance naturelle de Dieu ...................................................................................................208


2. Le christianisme anonyme................................................................................................................209

Chapitre 4. La rencontre entre deux ecclésiologies ............................................................................................211


I. Le monde, la société, l’Église.....................................................................................................................211
A. Le monde .............................................................................................................................................211
B. La société .............................................................................................................................................212
C. L’universalité de l’Église .....................................................................................................................213
II. La théologie de l’histoire du salut .............................................................................................................214
A. Le salut dans la communauté ...............................................................................................................214
B. Le salut dans l’histoire du monde.........................................................................................................214
III. La vie communautaire dans la société démocratique...............................................................................215
A. Communauté et espace politique .........................................................................................................215
B. L’idée de contre-culture .......................................................................................................................218
C. L’Église : une société de contraste ? ....................................................................................................221
1. Danger du dualisme entre foi et monde............................................................................................222
2. Danger du repli exclusiviste.............................................................................................................223
3. Danger d’oublier les « lointains » derrière les proches ....................................................................224
D. Metanoia et identité .............................................................................................................................225
E. L’Holocauste : un défi éthique et théologique......................................................................................227
F. Quelle sainteté ? Quelle politeia ? ........................................................................................................230

PARTIE IV AUTORITÉ ET AUTONOMIE .........................................................................237

Introduction ........................................................................................................................................................237

Chapitre 1. L’autorité, l’autonomie et la théologie.............................................................................................238


I. Le problème de l’autorité ...........................................................................................................................238
II. La question de l’autorité en théologie .......................................................................................................241
A. Le pouvoir de la vérité .........................................................................................................................242
B. La pluralité des autorités ......................................................................................................................243
C. L’autorité de congruence......................................................................................................................245
D. L’autorité décentrée .............................................................................................................................247
E. La conscience du manque.....................................................................................................................248
F. L’autonomie enracinée .........................................................................................................................249

Chapitre 2. Sujet et autorité chez Hauerwas.......................................................................................................256


I. Le sujet constitué par la communauté ........................................................................................................256
II. L’autorité de la communauté ....................................................................................................................260
III. Une herméneutique de la reconnaissance ?..............................................................................................264
378 ─ VERS UNE HERMÉNEUTIQUE PRATIQUE DU CHRISTIANISME

Chapitre 3. Sujet et autorité chez Metz...............................................................................................................266


I. Le sujet décentré.........................................................................................................................................266
II. L’autorité fondée sur la « suivance » ........................................................................................................269
III. « L’autorité du côté d’autrui » .................................................................................................................273
A. En chemin vers la reconnaissance ........................................................................................................274
B. L’herméneutique de la reconnaissance.................................................................................................276
C. L’autorité de ceux qui souffrent ...........................................................................................................279

Chapitre 4. Apocalyptique : discours d’autorité .................................................................................................283


I. Apocalyptique : une rhétorique au service d’une pratique..........................................................................283
II. L’usage de l’apocalyptique par Metz et Hauerwas....................................................................................285
A. L’apocalyptique chez Metz ..................................................................................................................285
B. L’apocalyptique chez Hauerwas...........................................................................................................290
C. Réflexion critique .................................................................................................................................293

Chapitre 5. Confrontation des perspectives ........................................................................................................294


I. Autorité, pouvoir et liberté .........................................................................................................................294
II. Disciple en contexte inédit ........................................................................................................................299
A. Suivance créative .................................................................................................................................299
B. Participation démocratique ...................................................................................................................302

Chapitre 6. La suivance responsable : de la conversion à la traduction.............................................................304


I. Le travail herméneutique du singulier : la conscience................................................................................305
A. L’autorité de la conscience...................................................................................................................306
B. Conscience et tradition .........................................................................................................................307
C. Conscience et communauté ..................................................................................................................308
II. Imagination analogique .............................................................................................................................310
A. Le rôle de l’imagination .......................................................................................................................310
B. L’imagination analogique.....................................................................................................................312
III. Autorité de la Révélation et traduction des convictions...........................................................................314
A. Introduction ..........................................................................................................................................314
B. Pas de conversion sans traduction ........................................................................................................317

CONCLUSIONS .....................................................................................................................................325
Le sujet intersubjectif .........................................................................................................................................326
Contextes théologiques.......................................................................................................................................327
Le choc de deux « visions » de l’histoire............................................................................................................330
L’Église au service du Royaume dans le monde ................................................................................................332
Le rapport au politique........................................................................................................................................335
Critique de l’idéologie théologique ....................................................................................................................337
La condition de disciple : croire, agir et communiquer ......................................................................................339
TABLE DES MATIÈRES ─ 379

Le développement personnel et communautaire du sujet croyant ......................................................................341


L’éthique de la reconnaissance : antidote au communautarisme radical ............................................................343

ABRÉVIATIONS ...................................................................................................................................347

BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................................351
1. Ouvrages de Johann Baptist Metz..............................................................................................................351
2. Ouvrages de Stanley Hauerwas .................................................................................................................354
3. Autres livres, contributions et articles .......................................................................................................355

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