La Belle Hélène
PARIS, fils du roi Priam | MM. | Dupuis. |
MÉNÉLAS, roi de Sparte | Kopp. | |
AGAMEMNON, roi des rois | Couder. | |
CALCHAS, grand augure de Jupiter | Grenier. | |
ACHILLE, roi de Phtiotide | A. Guyon. | |
AJAX PREMIER, roi de Salamine | Hamburger. | |
AJAX DEUXIÈME, roi des Locriens | Andof. | |
PHILOCOME, serviteur de Calchas, préposé au tonnerre | Videix. | |
EUTHYCLÈS, forgeron | Royer. | |
HÉLÈNE, reine de Sparte | Mlles | Schneider. |
ORESTE, fils d’Agamemnon | Silly. | |
BACCHIS, suivante d’Hélène | C. Renault. | |
LÉÆNA, hétaïre | Gabrielle. | |
PARTHÉNIS, hétaïre | Alice. |
Seigneurs et dames, Gardes, Esclaves, Musiciens, Suivantes d’Hélène, Pleureuses d’Adonis, Joueuses de Flûte, Danseuses, Peuple.
ACTE PREMIER
À Sparte. — Une place publique. — Au fond, le temple de Jupiter. — Devant le temple, un perron de cinq ou six degrés. — De chaque côté du perron, un trépied allumé.
Scène PREMIÈRE
Vers tes autels, Jupin, nous accourons joyeux.
À toi nos vœux !
Nous voici tous
À tes genoux !
Dieu, souverain des dieux, toi, dont la barbe est d’or,
Écoute nos accents, ô Jupiter Stator !
Vers tes autels, Jupin, nous accourons joyeux, etc.
Trop de fleurs, trop de fleurs, trop de fleurs !
Scène II
Jupiter, le père des dieux et des hommes cependant, il est dans une baisse !… Que de fleurs !… que de fleurs !… enfin… tu porteras ce bouquet de roses à la petite Mégara, la joueuse de flûte qui demeure près du temple de Bacchus…
Et le tonnerre ?… A-t-on rapporté le tonnerre ?
Pas encore.
Comment, pas encore ?
Non, seigneur… mais je l’attends.
Nous ne pouvons nous passer de tonnerre aujourd’hui… la journée sera chaude : la fête d’Adonis présidée par notre gracieuse souveraine… puis l’assemblée des rois et, en leur présence, le concours des jeux d’esprit…
Sans compter l’imprévu !…
Une pareille journée ne se passera pas sans oracle… et il n’y a pas d’oracle sans tonnerre… il me faut mon tonnerre.
Le forgeron Euthyclès m’a bien promis… et le voici !…
Euthyclès entre par la droite, portant une plaque de tôle.
Scène III
Allons donc, Euthyclès, allons donc… tu es en retard…
C’est que j’ai été obligé de finir une besogne très pressée… une commande du bouillant Achille.
Je sais… je sais… une bottine cuirassée, pour ce talon qui l’inquiète toujours…
Justement !
Il m’a parlé de ça… il était enchanté !
Et puis, si vous croyez qu’il n’y avait pas d’ouvrage… Il était dans un joli état, votre tonnerre !… Il faut que vous tapiez là-dessus comme un sourd !…
C’est Philocôme qui tape !… Il tape dur, et il a raison ! Il faut frapper l’imagination des peuples !… marche-t-il bien maintenant ?
Écoutez plutôt !…
Veux-tu bien finir ?… Le peuple va croire que c’est Jupiter… Il faut ménager ces effets-là !…
Pardon… je ne savais pas !…
Allons, la journée commence !… Voici venir la plus belle moitié de Sparte, les pleureuses d’Adonis conduites par notre gracieuse souveraine…
Ah ! ah !… C’est aujourd’hui l’anniversaire…
Oui… c’est à pareil jour que Vénus, courant au secours d’Adonis, déchira ses petits pieds et de son sang divin fit la couleur des roses, blanches avant cet événement. Cette légende est poétique… Allons, Philocôme, dépêchons-nous d’aller remettre le tonnerre à sa place, il n’est que temps. (Euthyclès, en emportant le tonnerre, l’agite encore par mégarde.) Chut ! donc, malheureux !…
Scène IV
C’est le devoir des jeunes filles,
Rejetons des grandes familles,
De soupirer de temps en temps,
Sur la mort des beaux jeunes gens !
Adonis, nous versons des larmes,
Sur ton sort !
Et toi, Vénus, vois nos alarmes :
L’amour se meurt, l’amour est mort !
Amours divins ! ardentes flammes !
Vénus ! Adonis ! gloire à vous !
Le feu brûlant vos folles âmes,
Hélas ! Ce feu n’est plus en nous !
Écoute-nous, Vénus la blonde,
Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde !
Les temps présents sont plats et fades :
Plus d’amour ! plus de passion !
Et nos pauvres âmes malades
Se meurent de consomption…
Écoute-nous, Vénus la blonde,
Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde !
C’est le devoir des jeunes filles,
Rejetons des grandes familles,
De soupirer de temps en temps
Sur la mort des beaux jeunes gens !
Pendant ce chœur, toutes les femmes montent les marches du temple. Calchas, qui vient d’en sortir, les reçoit et les fait entrer. Au moment de mettre le pied sur la première marche, Hélène s’arrête et retient Calchas qui l’invitait à entrer.
Scène V
Un mot, grand augure !
Volontiers, fille de Léda !… mais le sacrifice…
Le sacrifice attendra.
Qu’est-ce que c’est encore ?… voyons.
Vous allez dire que je suis folle…
Oh ! reine… le respect…
L’affaire du mont Ida… j’y pense sans cesse… Ce bois mystérieux, ces trois déesses, cette pomme et ce berger… ce berger, surtout… Vous n’avez pas de nouveaux détails ?
Non… je regrette…
Est-il vrai que, pour remercier ce berger, Vénus lui ait promis l’amour de la plus belle femme du monde ?
Cela paraît officiel.
Mais… la plus belle femme du monde…
C’est vous, reine, c’est vous, assurément !
Taisez-vous… taisez-vous !… car, si cela était…
Eh bien ! Reine ?…
Elle !… toujours elle !…
Qui, elle ?
La main de la fatalité, qui pèse sur moi !
Ça… c’est vrai…
Ma naissance, d’abord… vous la connaissez…
Qui ne la connaît pas ?
Ce cygne traqué par un aigle,
Que Léda sauva dans ses bras…
Ce cygne-là… c’était mon père ! l’aigle, c’était Vénus !… Cruelle Vénus !… Vous voyez bien, Calchas, que je ne suis pas une femme ordinaire… Et cependant j’aurais voulu… savez-vous, grand augure, ce que j’aurais voulu être ?…
Non, fille de Jupiter.
J’aurais voulu être une bourgeoise paisible, la femme d’un brave négociant de Mitylène… Au lieu de cela, voyez quelle destinée !… A seize ans, enlevée par ce petit fou de Thésée, pendant que je dansais avec abandon dans le temple de Diane.
Ce fut votre début…
Oui, et depuis… mais vous les connaissez… aussi bien que toute la Grèce, les égarements involontaires de ma jeunesse… Enfin, après tant de naufrages, j’ai pu croire que j’arrivais au port…
C’était Ménélas !…
Oui… bon et excellent homme !… J’ai tout fait pour l’aimer… Je n’ai pas pu… je n’ai pas pu…
Qu’est-ce que vous voulez ?… quand on ne peut pas !…
Lorsque, au milieu de cent rivaux, il se présenta pour disputer ma main, ce fut lui que je choisis, ce fut à lui que j’octroyai… le trône de Sparte… ma dot, une dot royale… car, enfin, c’est moi qui l’ai fait roi de Sparte…
Je le crois incapable de l’oublier.
Et moi donc !… pauvre cher !… Et quand je pense que Vénus a promis à ce berger l’amour de la plus belle femme du monde… quand je pense que je suis probablement…
Oui, probablement !
Qu’est-ce qu’il va devenir, ce bon et excellent homme ?
Dame ! si Vénus l’ordonne…
Qu’est-ce que je vous disais ?… la fatalité !…
C’est une excuse !
Et on m’accusera cependant…
Oui.
Et quand je traverserai la foule, du haut de mon char, j’entendrai, comme tout à l’heure, une voix qui sortira des rangs du peuple et qui dira : « Ce n’est pas une reine, c’est une cocotte !… »
« Cocotte », grande reine !…
Oui !… et après tout, il avait raison, cet homme… Mais est-ce ma faute ?… moi, la fille d’un oiseau, est-ce que je puis être autre chose qu’une cocotte ?
Entrez, entrez vite, grande reine : voici le jeune prince Oreste.
Mon coquin de neveu !
Oui… il vient de ce côté, et en assez fâcheuse société.
Il ne faut pas trop lui en vouloir, à lui non plus… on n’est pas impunément de la race des Atrides… Entrons !
Il est gai.
Oui, mais je connais ses farces et je les redoute.
Tiens ! il est avec Parthénis… Elle s’habille bien, cette Parthénis ! Il n’y a que ces femmes-là pour s’habiller avec cette audace !
Scène VI
Et dire que c’est le fils d’Agamemnon, le fils de mon roi !…
Ohé ! Calchas ! ohé !
Au cabaret du Labyrinthe
Cette nuit, j’ai soupé, mon vieux,
Avec ces dames de Corinthe,
Tout ce que la Grèce a de mieux.
(Présentant à Calchas Parthénis et Léæna.)
C’est Parthénis et Léæna,
Qui m’ont dit te vouloir connaître.
Pouvais-je m’attendre à cela ?
Mesdames, j’ai bien l’honneur d’être…
C’est Parthénis et Léæna !
C’est Parthénis et Léæna !
Tsing la la, tsing la la !
Οῖα ϰεφαλὴ, ώ λὰ λὰ ![2]
Tsing la la, tsing la la !
C’est avec ces dames qu’Oreste
Fait danser l’argent à papa ;
Papa s’en fiche bien, au reste,
Car c’est la Grèce qui paiera…
C’est Parthénis et Léæna,
Qui m’ont dit te vouloir connaître.
Pouvais-je m’attendre à cela ?
Mesdames, j’ai bien l’honneur d’être…
C’est Parthénis et Léæna.
Tsing la la, tsing la la !
Οῖα ϰεφαλὴ, ώ λὰ λὰ !
Tsing la la, tsing la la !
Donc, Calchas, voici ce qui nous amène. Je reconduisais ces dames, au son de la musique, quand de loin elles ont aperçu votre tunique abricot… « Ah ! le bel homme ! s’est écriée Parthénis. — Son nom ? a dit Léæna. — Calchas ! ai-je fait. — Calchas ? l’illustre Calchas ? — Lui-même ! — Nous le voulons voir de près. » J’ai crié : « Ohé ! Calchas ! » Tu sais le reste. (À Parthénis et à Léæna.) Mesdames, voici le Calchas demandé ! Calchas, le grand augure ! Calchas, l’oracle officiel ! Calchas, le confident de papa !… Comment le trouvez-vous ?
Bien.
Très bien.
Trop bonnes, en vérité, belles dames !… mais un sacrifice très pressé…
Un sacrifice, aujourd’hui ?
À quelle occase ?
Tiens ! Vous parlez Argos ?
Quand ça me vient !…
Ce dialecte a de l’avenir.
À l’occase, alors, à l’occase de la fête d’Adonis.
C’est la fête d’Adonis ?
Mais nous en sommes, de la fête d’Adonis !
Nous sommes de toutes les fêtes !
Une jolie fête que celle dont nous ne serions pas !…
Raisonnez un peu, bon Calchas : la fête d’Adonis, c’est un peu la fête de Vénus, n’est-ce pas ? Eh bien, si c’est la fête de Vénus, il me semble…
Nous devrions avoir des places réservées…
Je ne dis pas… mais il a été décidé que, seules, les femmes du monde…
Les femmes du monde ?…
Oui, seigneur.
Elles voudraient garder Adonis pour elles toutes seules !
Je ne dis pas cela… je dis qu’il a été décidé… Des ordres supérieurs…
Que Pluton les emporte, ceux qui ont donné ces ordres supérieurs !… et entrons.
Oui, oui, entrons.
Seigneur, je vous en conjure… Vous me placez entre mon respect et mon devoir… je ne puis… La fête est présidée par la reine elle-même…
Ma tante, ma tante Hélène ?… Ah ! Voyons, je l’aime bien, ma tante Hélène… mais elle aurait tort de faire la sévère, car elle a eu des aventures…
Seigneur !…
Je sais bien qu’elle se rattrape en disant que c’est la fatalité !… mais, après tout, ces dames aussi, c’est la fatalité !
Ça, c’est bien vrai. Ainsi, moi, ce désir insensé qui m’est venu de m’engager dans la troupe de Thespis et de monter sur son chariot, pour y jouer les grues… c’est la fatalité !
Et moi, donc !… cette rencontre faite aux bains de mer de Nauplie, ce jeune philosophe, qui m’a enseigné la sagesse et qui m’a fait comprendre que le beau et le bon, c’était la même chose… fatalité aussi !
Et moi !… pourquoi est-ce que je sens là qu’il y aura dans mon existence des événements prodigieusement dramatiques ?… ces furies que j’entrevois là-bas… là-bas… et, plus tard, ce tas de tragédies… dont je serai le héros… fatalité !
Eh bien, et moi donc !… moi qui ne demanderais pas mieux que de vous laisser entrer là dedans et de rire un brin avec vous, pourquoi est-ce que je suis obligé de vous répéter que, décidément ?… c’est la fatalité !
Ne vous fâchez pas… nous nous inclinons devant elle et nous partons… En avant la musique ! Au revoir, Calchas !… bien des choses à ma tante !
Au revoir, Calchas ! (Sortie sur la reprise du chœur.)
Tsing la la, tsing la la !
Οῖα ϰεφαλὴ, ώ λὰ λὰ !
Tsing la la, tsing la la !
Tsing la la… Et dire que c’est le fils d’Agamemnon, le fils de mon roi !… Oh ! folle, folle jeunesse !… Du reste, ils sont dans le vrai ! Et si j’avais suivi ma vocation… moi aussi, j’aurais été homme de plaisir !… (Avec un soupir.) Les dieux ne l’ont pas voulu !… Au sacrifice !… au sacrifice !…
En même temps qu’Oreste sortait par la gauche avec son cortège, Pâris entrait par la droite, vêtu en berger, le bâton à la main, le chapeau de paille dans le dos. — Il a monté les degrés du temple ; il va sonner, mais, apercevant Calchas en scène, il s’arrête.
Scène VII
Un mot… N’êtes-vous pas le grand augure de Jupiter ?
Oui, c’est moi, Calchas !
Calchas… c’est bien cela… J’allais sonner.
Je ne vous dis pas non… mais je suis occupé… un sacrifice déjà fort en retard…
Le sacrifice attendra. Je viens pour affaire pressante.
Si vous croyez que je me dérange comme ça, pour le premier berger venu !…
J’ai besoin de vous.
Pourquoi faire ?… Vous allez peut-être me demander de vous tirer les cartes ? Il y a dans les faubourgs de petits oracles pour les bergers… Je suis, moi, l’oracle des salons !
Vous n’avez pas reçu une lettre de Vénus ?
Pas le moins du monde !
C’est singulier… la colombe est partie devant moi… Elle aura rencontré quelque ramier !… C’est terrible pour ça, les colombes !… ça ne rencontre pas plus tôt un ramier que… Eh bien, voilà !…
Vous savez que je n’y crois pas du tout, à votre lettre de Vénus et à votre colombe !
Vous n’y croyez pas ?… Eh bien, regardez !…
Quoi ?
Là-bas… dans l’azur… ce petit point noir qui grossit, grossit, grossit…
Eh bien, c’est un pierrot.
C’est ma colombe… et c’est ma lettre.
Eh ! Mais… le fait est…
Vous voyez !…
Il est vrai !…
Prenez la lettre… elle est pour vous.
Eh bien, qu’est-ce qu’elle a ?
Elle demande s’il y a une réponse… (À la colombe.) Non, il n’y en a pas. (La colombe s’envole vers la gauche. — La suivant des yeux.) Tiens, elle prend une autre direction… elle a une autre commission, sans doute… Cette Vénus a une correspondance !…
Le timbre de Cythère !… De Vénus… c’est bien de Vénus !…
Il mouille le timbre, le décolle et le met dans une petite boîte.
Qu’est-ce que vous faites donc ?
C’est pour l’album de timbres de la petite princesse Hermione… elle fait collection.
Ah ! Très bien !
Vous permettez ?…
Comment donc !…
Homme de vingt ans, à la tête blonde,
Un berger viendra ;
Au nom de Vénus, qui sortit de l’onde,
Calchas l’entendra.
À ce doux berger, dont Vénus proclame
Le goût merveilleux,
Vénus a promis la plus belle femme
Qui soit sous les cieux.
Lors, quand paraîtra la divine Hélène,
Fille de Léda,
Calchas au berger montrera la reine,
En disant : « Voilà ! »
Voilà !
Quoi ! Ce serait vous ce Pâris, le fils du roi Priam ?… On ne parle que de vous à Sparte… et dans toute la Grèce !… (L’examinant.) C’est vous qui avez prononcé ce fameux jugement ?
Moi-même !
Ainsi, vous avez vu la déesse ?…
Un peu !…
Coquin !… Pardonnez, prince !…
Faites donc, faites donc !
Si ce n’était pas abuser, je vous prierais…
De quoi ?
De me donner un léger aperçu…
Farceur !… Pardonnez, grand augure !
Ne vous gênez pas !… Eh bien ?
Voici l’aperçu.
Au mont Ida trois déesses
Se querellaient dans un bois :
« Quelle est, disaient ces princesses,
La plus belle de nous trois ? »
Évohé ! que ces déesses,
Pour enjôler les garçons,
Évohé ! Que ces déesses.
Ont de drôles de façons !
Dans ce bois passe un jeune homme,
Un jeune homme frais et beau ;
Sa main tenait une pomme…
Vous voyez bien le tableau.
Évohé ! Que ces déesses, etc. etc.
« Holà ! hé ! le beau jeune homme,
Un instant arrêtez-vous,
Et veuillez donner la pomme
À la plus belle de nous… »
Évohé ! que ces déesses, etc., etc.
L’une dit : « j’ai ma réserve,
Ma pudeur, ma chasteté.
Donne le prix à Minerve :
Minerve l’a mérité !… »
Évohé ! que ces déesses, etc., etc.
L’autre dit : « J’ai ma naissance,
Mon orgueil et mon pa-on ;
Je dois l’emporter, je pense :
Donne la pomme à Junon !… »
Évohé ! que ces déesses, etc., etc.
La troisième, ah ! La troisième…
La troisième ne dit rien.
Elle eut le prix tout de même…
Calchas, vous m’entendez bien !
Évohé ! que ces déesses,
Pour enjôler les garçons,
Évohé ! que ces déesses
Ont de drôles de façons !
Mon compliment !… Vénus ordonne… j’obéirai… avec regret, je ne vous le cache pas… Ménélas n’est pas un souverain pour moi… c’est un ami… Cependant, je vous le répète, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, j’obéirai… Mes oracles, mon tonnerre et moi, sommes tout à votre service… Faut-il vous présenter tout de suite à la reine ?
Soit ! Mais sans lui dire qui je suis… Je désire garder le plus strict incognito, jusqu’au moment où la situation sera favorable à un coup de théâtre.
Scène VIII
La porte du temple s’ouvre, et descendent lentement, deux à deux, les femmes qui viennent de pleurer Adonis. — Le mélodrame joué pendant la lecture de la lettre reprend pendant ce défilé. — Les femmes passent sans donner aucune attention au berger, qui, de son côté, les regarde à peine. Mais quand Hélène paraît, la dernière, sur les marches du temple, elle est frappée de la beauté du berger. Émotion de Pâris à la vue de la reine.
Lors, quand paraîtra la divine Hélène,
Fille de Léda,
Calchas au berger montrera la reine,
En disant : « Voilà ! »
Scène IX
Calchas !
Grande reine !
Quel est ce beau jeune homme ?
Un étranger…
Je ne sais dans quel rang le hasard l’a placé,
Mais je sais que son front est brillant de génie,
Et que jamais plus fier visage n’a passé
Dans le rêve éclatant d’une reine endormie !
Des vers, princesse ?
Sont-ce des vers ?… je ne sais… cela m’est venu tout naturellement en le voyant… Sa profession ?…
Berger.
Berger !
Il me l’a dit, du moins.
Bien heureuses les bergères, si ce n’est qu’un berger !… Mais en est-ce vraiment un ?…
Je ne sais… mais s’il vous plaît de le lui demander vous-même…
C’est une idée, ça !… Laisse-nous, bon Calchas : ce sont les dieux qui ont parlé par ta voix… je vais l’interroger !
Puisque Vénus l’ordonne !… c’est la fatalité !
Scène X
Pourquoi suis-je troublée ainsi ?… Je suis troublée, comme s’il allait se passer quelque chose de fatal !…
La voilà donc, cette femme dont l’amour m’a été promis !… Allons, allons, Vénus fait bien les choses… Merci, Vénus !…
Beau jeune homme !…
Princesse ?…
N’es-tu vraiment qu’un mortel ?… Les dieux parfois s’amusent à se présenter à nos yeux sous un déguisement…
Je ne suis qu’un mortel…
Pas possible !…
Et pas déguisé du tout, je vous assure.
Un berger ?
Un berger !
Où donc est ton troupeau ?
Tout là-bas, là-bas, là-bas, dans la montagne.
Ah ! Pourquoi l’as-tu quitté ?… comment te trouves-tu ici ?…
On m’a dit qu’il allait y avoir un concours… je me suis fait inscrire, et je suis venu dans l’espoir de me faire remarquer.
Par ta beauté ?
Par mon intelligence.
N’oublions pas ta beauté… Je ne te le dirais pas, si tu étais autre chose qu’un berger… mais, avec toi, ça n’a pas de conséquence : tu es crânement beau !…
Ô Vénus !… (Haut.) Princesse…
Très beau de face… Voyons de profil… De trois quarts, maintenant… (Pâris lui tourne presque le dos). Il est naïf… il a tout pour lui… Non, de trois quarts par ici… (Pâris se retourne.) Lève un peu la tête… n’ouvre pas la bouche… Admirable !
Ô Vénus !
C’est beau, un beau berger !… Ferme la bouche. (Contemplation muette et un peu prolongée.) Mais… je m’oublie à t’admirer… quelle heure as-tu, toi, au soleil ?…
Trois heures vingt-cinq.
Déjà !… moi, j’ai deux heures quarante.
Vous retardez.
S’il est trois heures vingt-cinq, la cérémonie va commencer dans un instant. Cruelle chose que l’étiquette !… une reine n’a pas plutôt admiré un berger pendant cinq minutes que, crac !… l’étiquette arrive et les sépare.
Malgré la séparation, il y aurait peut-être un moyen de correspondre.
De correspondre !… et lequel ?
Un regard, qui de la prunelle du berger oserait monter jusqu’à la souveraine splendide… un autre regard, qui de la prunelle de la souveraine splendide daignerait descendre jusqu’à l’humble pasteur.
Ils appellent ça « faire de l’œil », à Corinthe !
Reine, le cortège !
Il faut nous séparer !… Je voudrais te revoir.
Oh ! vous me reverrez !
Reine, voici les rois qui viennent pour la cérémonie.
Allons ceindre le diadème et remettre un peu de rouge sur mes cheveux.
Elle a raison… ça se fait beaucoup, à Sparte.
Scène XI
Calchas, v’là le cortège à papa !
Tout le monde entre par la gauche. Oreste se place dans le coin à gauche avec Calchas.
Voici les rois de la Grèce !
Il faut que chacun s’empresse
De les nommer par leur nom…
Ménélas, homme tranquille
Avec le bouillant Achille
Et le grand Agamemnon.
Ces rois remplis de vaillance,
C’est les deux Ajax…
Étalant avec jactance
Leur double thorax…
Parmi le fracas immense
Des cuivres de Sax.
Ces rois remplis de vaillance,
C’est les deux Ajax…
Ces rois remplis de vaillance,
C’est les deux Ajax…
Je suis le bouillant Achille,
Le grand myrmidon,
Combattant un contre mille,
Grâce à mon plongeon.
J’aurais l’esprit bien tranquille,
N’était mon talon…
Je suis le bouillant Achille,
Le grand myrmidon !
Voici le bouillant Achille,
Le grand myrmidon !
Je suis le mari de la reine,
Le roi Ménélas !
Je crains bien qu’un jour Hélène,
Je le dis tout bas,
Ne me fasse de la peine…
N’anticipons pas !…
Je suis le mari de la reine,
Le roi Ménélas !
C’est le mari de la reine,
Le roi Ménélas !
Le roi barbu qui s’avance,
C’est Agamemnon !
Et ce nom seul me dispense
D’en dire plus long :
J’en ai dit assez, je pense,
En disant mon nom…
Le roi barbu qui s’avance,
C’est Agamemnon !
Le roi barbu qui s’avance,
C’est Agamemnon !
La reine !
Voici les rois de la Grèce !
Il faut que le chœur s’empresse
De les nommer par leur nom :
Ménélas, homme tranquille,
Avec le bouillant Achille,
Et le grand Agamemnon !
Pendant cette reprise, les rois saluent Hélène et prennent place à droite : Agamemnon, Hélène et Ménélas s’asseyent sur des sièges préparés pour eux ; les autres rois restent debout à la droite d’Agamemnon. Calchas, Oreste, Parthénis et Léæna sont à gauche. Quatre musiciens sont placés sur les marches du temple. Le peuple et les gardes sont groupés au fond.
Prince…
Eh bien ! quoi ?
Allez prendre place.
Plus souvent !… Je reste ici pour chauffer le discours à papa : c’est convenu avec lui.
Ah ! C’est différent…
Allons, Calchas, voyons, voyons ! Y sommes-nous ?
Oui, roi des rois.
La séance est ouverte. Je donne la parole au roi Ménélas… Allez, je vous la donne.
Bravo !
Trop tôt, cher enfant, trop tôt !…
Je devais présider cette fête… Je n’ai pas l’habitude des luttes oratoires… je serais charmé que mon beau-frère Agamemnon voulût bien me suppléer dans cette tâche difficile… (À Agamemnon.) Vous me l’avez donnée, je vous la rends…
C’est un four, ça !… mais vous allez entendre papa !…
Rois et peuples de la Grèce, il ne s’agit pas aujourd’hui, comme dans nos luttes habituelles, de lancer le disque d’une main sûre ou de diriger un char dans la carrière. Cette journée est spécialement consacrée aux choses de l’intelligence… Des hommes forts, nous en avons… le bouillant Achille est fort, les deux Ajax sont forts… et moi-même… Ce que nous n’avons pas, ce sont des gens d’esprit !
C’est vrai ! c’est vrai !
La Grèce s’abrutit !
C’est vrai ! c’est vrai !
Vive adhésion !…
Pourquoi le caractère imposant de cette solennité m’empêche-t-il d’adresser la parole à Parthénis et à Léæna, que j’aperçois là-bas ?… « Voyons, leur dirais-je, vous qui connaissez tant de monde, voyez-vous beaucoup de gens d’esprit ?… » Je suis bien sûr qu’elles me répondraient : « Nous voyons des guerriers, des architectes, des marchands, des sculpteurs, des poètes, des philosophes, des gens de lettres… mais pour des gens d’esprit, nous n’en voyons jamais. »
C’est vrai ! c’est vrai !
Un peu vif, mais profond !
Et, par les dieux immortels, cependant, il doit y en avoir quelque part, des gens d’esprit !… C’est afin de les découvrir que nous avons institué ce concours… Les rois, les poètes, les bergers…
Les bergers !… où donc est-il ?
Vous dites, princesse ?…
Rien !
Veuillez vous asseoir, chère enfant. (Hélène se rassied. — Continuant.) Les rois, les poètes, les bergers, tous enfin sont également admis à se disputer le prix… C’est un concours en partie liée… il y aura donc trois épreuves : une charade, un calembour et des bouts-rimés !… Le vainqueur recevra des mains de la reine une couronne de feuilles de pin… J’avais d’abord pensé à une couronne d’or… mais je me suis dit : « Pour des gens d’esprit… du pin, c’est bien assez !… »
Économie pour le budget !
Et maintenant, jeunes élèves, élancez-vous dans la carrière… disputez-vous-la, cette modeste et glorieuse couronne… Et vous, fanfares, sonnez pour l’éloquence du roi des rois, en attendant que vous sonniez pour le triomphe du lauréat… Allez, la musique !
Bravo, papa, bravo !… La Phocéenne ! La Phocéenne !
La Phocéenne !
Les musiciens placés sur les marches du temple exécutent une fanfare comme dans les distributions de prix. — Cette fanfare est fausse et criarde.
Nous commençons sans perdre une minute… Peuples de la Grèce, écoutez la charade… Roi Ménélas, veuillez en donner lecture.
De grand cœur.
Vous voyez, messieurs, les cachets sont intacts.
Mon premier se donne au malade…
« Se donne au malade… » je sais ce que c’est ! je sais ce que c’est !
N’interrompez pas ! n’interrompez pas !
Vous savez ce que c’est ?
Pardieu, oui !… ce n’est pas difficile… « se donne au malade… »
C’est de mauvais goût ce que vous dites… et puis, ce n’est pas ça du tout !… reprenez, roi Ménélas.
Mon premier se donne au malade ;
Mon deuxième, c’est vous ou moi…
Le troisième de ma charade
Convient aux gens de qui l’emploi
Est d’aller, quand la nuit arrive,
Partout ramasser les haillons,
Les chiffons.
Hotte ! hotte ! hotte !
Eh bien ! Oui… le troisième c’est hotte !… Allons, l’abrutissement n’est pas aussi complet que nous pouvions le croire… continuez, roi Ménélas !
Mon quatrième est une rive
Où manque l’air absolument.
Mon tout par les chemins s’en va comme le vent.
J’ai dit.
Eh bien, allez-y, jeunes athlètes !
Anecdotique !
Emmailloté !
Gibelotte !
Voyons… voyons… procédons par ordre… Qui est-ce qui a dit : « anecdotique » ?
Moi, Ajax premier.
AGAMEMNON. Comment expliquez-vous ?… âne, d’abord ?
Eh bien ! le roi Ménélas a dit : « c’est vous ou moi ! »
Il va un peu loin !…
Vous auriez peut-être raison, s’il s’agissait de la deuxième syllabe, mais il s’agit de la première : « se donne au malade… » (Regardant Ajax premier qui s’avance.) Pauvre homme !… (Ajax deuxième fait reculer Ajax premier.) Passons à un autre !… Qui a dit : « emmailloté » ?
Moi, mais je le retire…
Eh bien, si j’ai un conseil à donner à celui qui a dit : « gibelotte », c’est d’en faire autant !
Cela vaudrait la peine d’être discuté… car, enfin, il y a hotte, dans « gibelotte », il y a hotte !
Allons, à de plus malins !… Eh bien ! Personne ?…
Ah !… lui !…
Quoi, reine ?
Regardez !
Un berger !… Que veux-tu, jeune berger ?
Dire le mot de la charade.
Jeune présomptueux !…
Il est certain que cela serait d’un fâcheux exemple après que des rois… Parle, cependant, parle.
Mon premier se donne au malade : loch…
Oui… oui !
Mon deuxième, c’est vous ou moi : homme !
Oui ! oui !
Le troisième de ma charade
Convient aux gens de qui l’emploi
Est de ramasser les chiffons…
Hotte !…
Tout le monde l’a dit.
Je t’attends au quatrième.
M’y voici !… Il est bête, le quatrième, mais il n’est pas difficile… une rive sans r… ive !… Loch, homme, hotte, ive.
Locomotive !… j’ai trouvé !
Oui, locomotive… et c’est très fort d’avoir trouvé ça quatre mille ans avant l’invention des chemins de fer.
C’est moi qui l’ai dit !
Achille, vous devenez insupportable !… Taisez-vous !… Le berger a gagné la première manche !
Vainqueur ! Il est vainqueur !
Je soutiens que…
Silence ! (À Pâris.) Ton nom, jeune vainqueur ?
Si ça ne vous fait rien, je ne le dirai qu’après les bouts-rimés.
À ton aise !…
Fanfare, fanfare pour l’inconnu !…
Fanfare !
Chaud ! chaud !… passons au calembour ! Posez la question, roi Ménélas. Voici le calembour !
La question… la question…
Eh bien, quoi ?
Elle est étrange, la question !
Parlez ! Parlez !
Quelle différence y a-t-il entre des cornichons et Calchas ?
Il n’y en a pas !
Comment ! Il n’y en a pas ?… Cherchez autre chose !
Non, il n’y en a pas, il n’y en a pas !… J’ai trouvé, cette fois !
C’est peut-être la réponse… cette unanimité…
Non, ce n’est pas la réponse… Elle est là, la réponse, je la vois !… si je ne la voyais pas, je croirais moi-même…
Le berger ! le berger !…
Lui ! Toujours lui !…
Vous savez la différence ?
Oui.
Eh bien, vous êtes un malin !
Je m’adresse à Calchas et je lui dis :
La différence n’est pas maigre
Entre des cornichons et toi !
Ils sont confits dans du vinaigre…
Calchas est confident du roi.
Ah !… ah !… j’ai compris !…
Ah !… ah !… admirable !…
Ah !… ah !… très délicat !
À vous la seconde manche !… quant à votre nom…
Je préfère toujours attendre…
Très bien !
Fanfare ! Fanfare pour l’inconnu !
Fanfare !
Chaud ! chaud ! les bouts-rimés ! les bouts-rimés ! la dernière épreuve !… Roi Ménélas, donnez connaissance des quatre rimes !
Les voici, messieurs !… (Lisant.) Chaîne — poids — peine — trois… elles sont un peu faciles… mais pour un premier concours…
Allez-y, mes poètes !… hop là !… hop là ! Tâchons d’enfoncer le berger.
On redemande les rimes.
Chaîne — poids — peine — trois.
À moi, à moi !…
Vous avez du zèle, bouillant Achille… Jusqu’à présent ce zèle n’a pas été heureux… Enfin, voyons !
Attachez-moi avec une grosse (soulignant) chaîne, mettez-moi sur le dos une quantité considérable de poids, et, malgré ça, vous me verrez m’en aller sans peine jusqu’à Troie.
Ce ne sont pas des vers, mon ami…
Pourquoi ça ?…
Alors, c’est une éducation à faire… nous ne sommes pas ici pour vous enseigner la prosodie. (Ajax deuxième lève la main.) À vous, Ajax deuxième… je présume que c’est bien pour dire des vers…
Pas pour autre chose… ce n’est qu’un quatrain.
Naturellement !
Toute chaîne
A deux poids,
Toute peine
En a trois.
Comprenez-vous, roi Ménélas ?
Pas du tout !… mais c’est harmonieux.
Je vous demande pardon, mon petit Ajax… auriez-vous la bonté de recommencer ?
Toute chaîne
A deux poids…
Toute peine
En a trois.
C’est doux à l’oreille, et ça ne veut rien dire du tout… Vous ferez école, mon ami, vous ferez école… mais à un autre…
Hotte !
Ôtez-le !… ôtez-le !
Assez de rois !… Le berger ! Le berger !
On me demande ?
Oui, oui !
Je m’adresse au roi Ménélas…
Je consens…
… Ainsi qu’à ma souveraine.
Parle ! parle !…
Et je leur dis :
Quand on est deux, l’hymen est une chaîne
Dont il est malaisé de supporter le poids ;
Mais on la sent peser à peine,
Quand on est trois.
Ah ! délicieux ! délicieux !
Bravo ! bravo !
Qu’en dites-vous, roi Ménélas ?
« Quand on est trois… » Je fais mes réserves sur le fond, mais quant à la forme… (Amèrement.) je suis obligé de convenir que c’est bien tapé !
À vous, jeune berger, le troisième et dernier pompon !…
Gloire au berger victorieux !
Il est vraiment ingénieux.
Gloire au berger victorieux !
Vaincu par un berger !…
Quel est donc ce quidam ?
Ce quidam est Pâris, le fils du roi Priam !
Ô ciel ! l’homme à la pomme !
L’homme à la pomme !
L’homme à la pomme !
Ainsi, vous êtes gentilhomme ?
Vraiment j’en suis bien aise… Hélène avec chagrin
Eût de sa noble main
Posé le vert laurier sur le front d’un vilain.
(À Hélène.)
Couronnez-le, madame.
Ah ! de toute mon âme.
Gloire à Pâris victorieux !
Il est vraiment ingénieux !
Et maintenant j’espère que, ce soir,
Dans nos royales demeures
Nous aurons celui de vous voir.
Nous dînons à sept heures…
Nous nous mettons à table à sept heures.
Fille de Jupiter, je ne l’oublierai pas.
C’est la fatalité qui le met sur mes pas !
Eh bien ! es-tu content ?
Je le serais bien davantage
Si Ménélas était absent.
Je vais arranger ça.
(Se précipitant vers le temple, dont il ouvre la porte.)
Philocôme, à l’ouvrage !
Bon ! La foudre gronde !
Et voilà le monde
Tout interloqué !
Ce coup de tonnerre
Annonce à la terre
Un communiqué !
Depuis les pieds jusqu’à la tête
Je sens comme un frémissement !…
Finis, Jupiter ! Que c’est bête !
Écoutons tous, c’est le moment.
Les dieux décrètent par ma voix,
Par ma voix Jupiter décrète
Qu’il faut que Ménélas aille passer un mois…
Où donc ?…
Dans les montagnes de la Crète.
Allons, bon ! partir pour la Crète !
Allez, partez pour la Crète…
Allez, partez pour la Crète…
Que diable vais-je faire en Crète ?
Va-t’en, mon loulou,
Va-t’en n’importe où.
(À elle-même.)
Le roi plaintif qui s’embarque
Est bien imprudent,
Et le peuple entier remarque
Que, dans un moment,
Il sera pour ce monarque
Fâcheux d’être absent…
Le roi plaintif qui s’embarque
Est bien imprudent.
Le roi plaintif qui s’embarque
Est bien imprudent.
Pars pour la Crète,
Va, pars, que rien ne t’arrête,
Ni flots ni tempête…
Gagne, Ménélas, le pays lointain,
Où te mène, hélas ! La voix du destin !
ACTE DEUXIÈME
Une salle dans les appartements particuliers de la reine. — Portes latérales. — À gauche, un guéridon ; à droite, un lit de repos. — Des sièges au fond ; dans toute la largeur du décor, des portiques ouvrant sur une terrasse de plain-pied ; ces portiques, largement espacés, laissent voir la campagne. — Au fond, à droite, un tableau représentant Léda et le cygne : Léda est seule dans un bois, et, du fond d’une allée, le cygne s’approche d’elle, la tête haute et l’œil animé.
Scène PREMIÈRE
Ô reine, en ce jour il faut faire
Une toilette extraordinaire,
Pour honorer les quatre rois
Qui vous visitent à la fois.
Cette cymbarique flottante…
Non pas de toilette éclatante,
Rien de voyant, rien de décolleté :
Je veux une robe montante
Claquemurant ma grâce et ma beauté.
Quoi ! vous voiler un jour de fête
Depuis les pieds jusqu’à la tête !
C’est un tort, car…
Une toilette extraordinaire,
Pour honorer les quatre rois
Qui vous visitent à la fois.
Scène II
Y pensez-vous, madame ?… ne pas vous décolleter un jour comme aujourd’hui !…
Je garderai cette toilette.
Dans une heure, ici, vous aurez le jeu des Rois : la partie d’oie qui vous a été demandée hier par le grand Agamemnon… puis, ce soir, le souper de cent couverts dans la galerie de Bacchus.
Je garderai cette toilette.
L’étiquette la plus vulgaire exige…
Je garderai cette toilette… et si j’en connaissais une plus austère et plus montante, je m’y voudrais emprisonner jusqu’au retour de mon mari.
C’est contraire à tous les usages…
C’est un vœu.
Heureusement que la réputation de madame est faite et que l’on sait bien que madame est la plus belle femme du monde !…
Ne dis pas cela !
Grande reine, ce trouble…
Ah ! fatale beauté !… (Haut.) Que me veut cet esclave ?
Madame, c’est le seigneur Pâris.
Bing ! Voilà ce que je craignais.
Madame…
Je ne le recevrai pas.
C’est laisser croire que vous avez peur…
Moi, fille de Léda, j’aurais peur !…
Alors, recevez-le…
Oui, tout à l’heure, Bacchis, tu le feras entrer ; mais laisse-moi consulter ma mère.
Combien de temps ?
Dame !…
Combien ?
Que sais-je, moi ?… le temps qu’il faut à une fille pour consulter sa mère… tu dois savoir cela aussi bien que moi.
Oui, madame… (À part.) Pauvre Ménélas !
Scène III
J’aime à me recueillir devant ce tableau de famille !… Mon père… ma mère… les voici tous les deux… Ô mon père, tourne vers ton enfant un bec favorable !… Et toi, Vénus… ne pouvais-tu trouver pour ce berger une récompense moins folâtre ?… Pourquoi, mais pourquoi, ô déesse, as-tu toujours choisi notre famille pour faire tes expériences ?
Nous naissons toutes soucieuses
De garder l’honneur de l’époux,
Mais des circonstances fâcheuses
Nous font mal tourner malgré nous…
Témoin l’exemple de ma mère !
Quand elle vit le cygne altier
Qui, chacun le sait, fut mon père,
Pouvait-elle se méfier ?
Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu
À faire ainsi cascader la vertu ?
Ah ! malheureuses que nous sommes !…
Beauté, fatal présent des cieux !…
Il faut lutter contre les hommes,
Il faut lutter contre les dieux !…
Avec vaillance, moi, je lutte,
Je lutte et ça ne sert à rien…
Car si l’olympe veut ma chute,
Un jour ou l’autre il faudra bien…
Dis-moi, Vénus, etc.
Maintenant je suis forte… Bacchis !… Bacchis !…
Madame ?…
Fais entrer le seigneur Pâris.
Scène IV
Bonsoir, prince.
Bonsoir, madame.
Vous regardez ma toilette ?
Oui.
Elle me va bien, n’est-ce pas ?
Oui, très bien.
Quoi de nouveau dans le monde élégant ?
Rien que je sache.
Vous n’êtes pas aimable, ce soir !
Vous trouvez ?…
Vous m’en voulez ?
Vous en vouloir ?… et pourquoi ?
Parce que je vous ai fait attendre.
Non, je ne vous en veux pas.
Ah !
Dites-moi, madame, vous êtes-vous jamais trouvée en face d’un homme qui avait pris une résolution ?
Vous me faites peur !
Asseyons-nous, madame, et écoutez-moi.
Je vous écoute.
La déesse m’avait promis l’amour de la plus belle femme du monde…
Il avait été convenu entre nous qu’il ne serait plus question de cela.
La déesse m’avait promis l’amour de la plus belle femme du monde. En vous voyant, j’ai tout naturellement pensé que c’était vous… Vous avez résisté : cela m’a fait venir des doutes.
Comment ?
Je me suis dit : « La plus belle femme du monde, ce n’est peut-être pas elle… »
Et qui serait-ce donc ?… Ce n’est pas, je suppose, cette Parthénis, qui se farde indignement… ni cette petite Feston-de-Vigne qui fait fureur au bal de Paphos, ni cette chipie de Pénélope avec sa manie de faire de la tapisserie, ni ma sœur Clytemnestre avec son nez…
Non, madame, ce n’est ni Pénélope, ni Clytemnestre… ce n’est aucune de ces femmes-là… donc…
Donc ?…
Ça doit être vous.
Ah !…
C’est vous, madame ! ne me dites pas non… je suis bien informé… Et puisque la déesse m’a promis…
Eh bien ?…
Eh bien, madame, voilà un mois que nous nous en tenons au marivaudage… Qu’un homme ordinaire marivaude, je comprends cela… mais moi, madame, moi qui ai jugé les trois déesses, vous devez comprendre…
Écoutez à votre tour. Je vous comprends…
Eh bien, alors ?…
Mais ma réputation…
Ah ! nous retombons dans le marivaudage… Je vois ce qu’il vous faut. Ma résolution a cela de bon qu’elle est doublée d’une théorie. Il y a trois moyens d’arriver au cœur d’une femme.
Trois moyens ?…
L’amour, d’abord. Voulez-vous m’aimer ?
Non.
Une fois, deux fois, trois fois…
Non !
Non ?… Passons au deuxième moyen : la violence.
La violence !… ah ! vous n’oserez pas !
Vous allez voir ça.
Ah ! comme il m’aime !
Princesse !…
Holà, Bacchis ! à moi !
La reine a appelé ?
Oui… ce n’est rien… je voulais voir si tu étais là… (À Pâris.) et le troisième moyen ?
Le troisième moyen, madame, c’est la ruse.
La ruse ?… Ah ! Par Hercule, je me suis bien défendue !… Quelle est cette musique ?
C’est Agamemnon et sa suite, madame… on apporte le jeu de l’oie.
Scène V
Revoici le roi des rois,
Précédant le jeu de l’oie,
Dont il va suivre les lois,
En s’y livrant avec joie.
Gloire à l’oie !
Revoici le roi des rois, etc.
Il faudra que je vous parle : je suis dans une situation…
Après le jeu, princesse. (Haut.) On va donc la découper, cette petite oie !…
Oui, nous sommes tous là.
Pour nous tous, Ah ! Quelle joie !
Nous allons jouer à l’oie.
Gloire à l’oie !
Où est donc le seigneur Pâris ?
Il est parti… Et, à ce propos… roi des rois…
Quoi, chère enfant ?
Si un homme de qui vous auriez tout à craindre, oui, tout à craindre, vous disait : « Il me reste la ruse… », que feriez-vous ?… cherchez un peu…
Je me méfierais.
Merci… c’est ce que je fais.
Vous avez raison… Rien de Ménélas ?… pas de courrier de Crète ?…
Non.
Allons, tant mieux ! Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
À l’oie !… à l’oie !…
Il est joueur comme les dés, ce Calchas !
Mais vous-même, roi des rois…
Je n’en disconviens pas ; après le rude labeur du gouvernement de mes peuples, il est doux de déposer la couronne et d’en tailler une avec de vieux amis…
Oui, certes, il est doux, après s’être couvert de gloire…
Qu’est-ce que vous avez donc, Achille ?
Moi ? rien.
Vous faites du bruit en marchant…
Mais non, mais non…
Marchez donc un peu.
Je sais ce que c’est, je sais ce que c’est…
Calchas !…
Il a fait cuirasser son talon.
Eh bien ! après ?… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?… puisque ma mère, en me plongeant dans le Styx, a eu l’imprudence de laisser émerger mon talon… Il était si simple de me plonger dans les deux sens… comme ceci, d’abord… et puis comme ça, après !
Le fait est que c’est une pensée qui aurait dû venir à une mère.
Beau mérite d’être brave…
… Quand on est invulnérable !…
Il n’avait qu’une partie faible… son talon…
Et il le fait blinder…
Et ça s’appelle un héros !
Fils de Télamon !…
Eh bien, après, fils de Pélée ?…
Vous me rendrez raison…
Jamais de la vie ! est-ce qu’on se bat contre un mur ?
Alors, tu fais des excuses ?
Évidemment !
Voilà ce que je voulais.
Il ne me déplaît pas de les voir s’asticoter ainsi… Je les divise pour régner… là est le secret de ma grandeur.
As pas peur, p’pa… je me rappellerai ça, quand tu seras dans les Champs-Élysées.
Dans les Champs ?… ah ! Oui, quand je serai… veux-tu te taire, malheureux !…
J’attendrai, p’pa… tu sais que je t’aime…
Messieurs, l’oie vous réclame.
À l’oie !… à l’oie !…
Pour nous tous, ah ! quelle joie !
Nous allons jouer à l’oie.
Gloire à l’oie !
Qu’est-ce que nous jouons ?
Dix mines.
Je n’entends rien à tes monnaies de Sparte. Combien ça fait-il en argent, tes dix mines ?
Cinquante louis.
Eh bien, voilà tes cinquante louis… on le dit !
P’pa ?
Quoi, mon fils ?
Mets pour moi.
Tu as eu ton mois avant-hier.
Eh bien, et hier, est-ce qu’il n’a pas fallu vivre ?
Allons, allons… il est précoce, ce petit !… (À Oreste.) Je mets pour toi, va.
Merci, ma tante.
Seigneur !…
Je mets pour vous.
Ah ! Alors…
Le jeu est fait… rien ne va plus.
Et vous, Calchas ?
Quoi ?
Payez.
Qu’est-ce qu’il faut ?
Dix mines.
Voilà !… On peut oublier !…
À vous, roi des rois… commencez.
Je joue. (Jetant les dés.) Neuf, par six et trois… je vais au vingt-deux.
Beau premier coup !
Vingt-deux… les deux cocottes !
Parthénis et Léæna !
Eh bien, mon fils !…
Laissez-le dire. (Elle joue.) Quatre et trois… je vais au labyrinthe.
Ne vous y perdez pas.
N’ayez pas peur !
Allons, à vous, à vous, Achille.
Cinq.
Le cinq… vous tombez sur une oie.
Vous dites ?…
Je dis que le cinq est une oie… On ne s’arrête pas sur les oies : on donne dix mines et on attend l’autre tour. Donnez dix mines et attendez.
Je n’aime pas attendre.
C’est la règle. (On rit.) À moi ! à moi !
Dites donc… il a une façon de jouer, ce Calchas !… ayons l’œil.
Oui.
Neuf, par cinq et quatre… je vais au cinquante-trois… voilà un coup !
Pourquoi ça au cinquante-trois ?
C’est la règle, roi de Phtiotide.
La règle !… la règle !…
Six !
Deux !
Deux aussi !
Quatre !
À vous, cher seigneur.
Cinq… et vingt-deux… vingt-sept… Bon ! dans le puits !… (Mettant dans la cagnotte.) Voilà mes dix mines.
Trois.
À moi !… à moi !… nous allons bien voir. (Il joue.) Cinq.
Une oie !… Donnez dix mines et attendez l’autre tour.
Pourquoi ça ?
Ah ! Vous m’avouerez…
C’est une oie.
Répétez ça un peu !
Je dis que c’est une oie.
Voyons… jouons… jouons…
Ces querelles me plaisent… j’ai dit plus haut pourquoi.
Ah ! ah ! cinquante-trois… Si je tirais seulement… si je tirais dix, j’aurais gagné.
Si vous tiriez dix !…
Eh bien ?
Ça me paraîtrait drôle.
Espérons qu’il ne tirera pas dix.
Jouez… jouez donc !
Vous me bousculez… vous me bousculez… (À part.) Il n’y a rien à faire ce coup-ci. (Il joue. Haut.) Sept !
À la bonne heure !… si vous aviez eu dix…
Il n’a pas eu dix.
Onze.
Dix.
Six.
Sept.
Je suis dans le puits, je n’ai qu’à attendre… (Regardant Achille.) Je sais la règle, moi.
Huit.
Encore cinq !…
C’est une oie !… à moi !… c’est à moi !… (Montrant la cagnotte.) Qu’est-ce qu’il y a ?…
Il y a trois talents…
Et quatorze mines… Soit dix-sept mille francs, monnaie courante. (À part.) Faut gagner ça.
Jouez donc !
Je vais jouer… mais laissez-moi le temps d’invoquer les dieux.
Il se lève, descend sur l’avant-scène à droite, puis cherche fiévreusement dans ses poches, et en tire une collection de dés qu’il examine, en tournant le dos aux autres joueurs.
- Il est bon d’invoquer les dieux,
- Mais les aider vaut encore mieux…
Le cinq… le six… où diable ai-je fourré le trois ?
Eh bien, Calchas ?…
Le tour est fait. (Haut.) M’y voici !… (Allant à la table et jouant.) Vous le voyez… j’ai trois !
Trois !
À moi les trois talents et les quatorze mines !
Alors tu t’imagines
Que nous n’avons rien vu !
Ce soupçon, roi des rois !…
Mon bon vieux, tu nous as dupés.
Il a sur lui des dés pipés.
Allons, çà, rendez la monnaie !
Me prenez-vous donc pour une oie ?
Grand augure, ce n’est pas bien.
Rendez du moins l’argent, et l’on ne dira rien.
Je tiens l’argent et ne rends rien.
Rendez l’argent… ce n’est pas bien.
Je tiens l’argent et ne rends rien !
Craignez Calchas !
N’insistez pas.
Ça n’se fait pas…
Craignez Calchas !
Sus à Calchas !
Suivons ses pas.
Fouillons Calchas…
Sus à Calchas !
Avec ces procédés, cher maître,
Vous finirez, un jour, peut-être,
Par donner un fâcheux vernis
Aux joueurs de notre pays.
Craignez Calchas ! etc.
Sus à Calchas ! Etc.
Scène VI
Que ces sortes de choses sont désagréables !… Certainement, on ne jouera plus chez moi.
Le fait est que ce Calchas est d’une avidité !…
Et d’une maladresse, avec ça !… Ce qui fait le scandale, ce n’est pas de tricher, c’est de se faire pincer.
Cette idée est juste.
Tellement juste que je m’étonne de l’avoir trouvée, dans l’état d’abattement où je suis !…
Animez-vous, grande reine, animez-vous… et habillez-vous pour venir souper…
Non, décidément, je ne souperai pas !
Scène VII
Ah !… Calchas !…
J’ai transigé.
Ah !…
Oui… j’ai rendu la moitié. M’approuvez-vous ?
Sans doute… mais laissons là le joueur… imprudent… c’est à l’augure que je veux parler… Tu iras, toi, Bacchis, à ce souper.
Bien, madame.
Tu m’excuseras auprès des rois.
Oui, madame.
Va, mon enfant… je vais reposer… Ah !… fais placer tout de suite les esclaves qui veillent sur la terrasse du palais.
Bien, madame.
Fais même doubler, cette nuit, le nombre des esclaves qui gardent mon repos… (À elle-même.) « Le troisième moyen, c’est la ruse », a-t-il dit : je me méfie… (À Bacchis.) Va, mon enfant, va…
C’est une pièce suisse… C’est égal, j’ai bien fait.
Scène VIII
Calchas…
Eh bien, grande reine ?…
Ah ! Mon ami… que je souffre !… quels combats ! quels déchirements !… Il est venu tout à l’heure, avant l’oie… il s’est assis là… où vous êtes… et je lui ai parlé durement… je l’ai chassé !… quand toute mon âme…
Voyons… voyons, ma chère souveraine… un peu de courage !… les dieux vous soutiendront !
Les dieux ?… ce sont eux qui veulent ma perte.
Vénus seulement… mais les autres…
Les autres ?…
On pourrait les décider à intervenir, avec des attentions, des sacrifices… mais de vrais sacrifices !… pas de fleurs !… non… des hécatombes !… des victimes !…
Des victimes !… Pauvre Ménélas !…
Et puis, il ne faut pas vous laisser aller. Savez-vous ce que vous allez faire ? vous allez venir à ce souper…
Pour ça non, par exemple !… Tout, excepté cela… Il y sera peut-être, et je crains ma faiblesse… Et puis, les fleurs, les parfums, le vin de Chypre… on ne sait pas… Je vais rester ici, et chercher le sommeil.
Alors, grande reine…
Non, je vous en prie, ne partez pas encore, restez près de moi… votre présence me fait du bien.
Trop bonne, en vérité !
Demandez aux dieux de m’envoyer des songes bienfaisants… (Plusieurs esclaves passent sur la terrasse. Bacchis, qui les conduit, tire des rideaux qui masquent la terrasse.) Quel est ce bruit ?
Ce sont les esclaves…
Ah ! Oui, les esclaves… Je vous jure, Calchas, que les terrasses du palais ont été bien gardées pendant l’absence de Ménélas… Ah ! Si je pouvais dormir, et si dans mon sommeil je pouvais le voir !…
Le roi ?
Non.
L’autre ?
Oui… un songe, rien qu’un songe qui me le ferait voir, ce Pâris que je fuis, ce Pâris que j’adore !… Ce songe, il me le faut, Calchas… promettez-le-moi !… Ah ! d’abord, si vous ne me le promettez pas, je ne vous aimerai plus !
C’est que ça m’est difficile !…
Non, ça ne vous est pas difficile… ce songe, Calchas, ce songe…
Pauvre petite femme !… la voilà qui s’endort… Elle est gentille comme ça… oui, très gentille !… (S’arrêtant.) Eh bien, Calchas… ta souveraine !… (Un esclave entr’ouvre les rideaux, écoute, se décide à entrer, et touche l’épaule de Calchas. — Cet esclave, c’est Pâris. — Calchas, se retournant.) Hein !…
Tais-toi.
Un misérable esclave… entrer dans la chambre de la reine !
Tais-toi : elle se réveillerait !…
Pâris !…
J’ai dit à la reine que le troisième moyen était la ruse !… (Entre Bacchis par la gauche.) Oh !
Scène IX
Selon vos ordres, reine, j’ai fait doubler le nombre des esclaves.
Chut !… elle dort.
Alors, venez.
Non, laisse-moi.
Dans la chambre de la reine !… par exemple !…
Mais c’est pour veiller sur elle !
La reine n’a pas besoin de vous… elle est bien gardée.
Tu crois qu’elle est bien gardée ?…
Mais oui… Venez souper… vous ferez une autre partie…
Cependant…
Mais venez donc !
C’est la fatalité !… Allons souper.
Scène X
PARIS. La déesse a tenu sa promesse… la reine et le berger sont face à face… M’aime-t-elle ?… m’aimera-t-elle, cette fière princesse ?… Sonnera-t-elle pour moi, l’heure du berger ?… Je suis seul… il fait nuit… Ménélas est en Crète… et Vénus est pour moi !
En couronnes tressons les roses,
Et buvons frais ;
Disons-nous les plus folles choses,
Et soyons gais.
Il faut bien que l’on s’amuse,
Qu’on se donne du bon temps,
Et que de la vie on use
Jusqu’à trente ou soixante ans !
La la la la la la la la…
Qu’est-ce que c’est que ça ?… (Il va regarder à gauche.) Ah ! J’y suis… les rois qui soupent dans la galerie de Bacchus !…
Pâris près de moi !…
Oui, Pâris !
À cette heure !… ce ne peut être qu’un rêve…
Qu’est-ce qu’elle dit ?
Oui… c’est le rêve que tout à l’heure je demandais à Calchas…
Un rêve ?… parfait !… si je pouvais passer pour un rêve !…
C’est le ciel qui m’envoie
Ce beau rêve amoureux… quel bonheur ! quelle joie !
Oui, c’est un rêve, un doux rêve d’amour !
La nuit lui prête son mystère,
Il doit finir avec le jour.
Goûtons sa douceur passagère…
Ce n’est qu’un rêve, un doux rêve d’amour !
Écoute-moi, Pâris ; je veux interroger,
Non le prince, mais le berger…
Je voudrais bien savoir…
Savoir quoi ? Parle… achève !…
Je n’oserais jamais, si ce n’était un rêve !
Suis-je aussi belle que Vénus ?
Je ne puis répondre, princesse :
Quand j’ai couronné la déesse,
Elle était un peu moins… je n’en dirai pas plus…
Oui, je comprends.
J’ai vu…
Parle.
J’ai vu des épaules divines,
Que cachait mal un flot de cheveux blonds.
Puisque ce n’est qu’un rêve… allons !
Oui, c’est un rêve, un doux rêve d’amour !
La nuit, etc, etc.
Eh bien, dis maintenant…
Et pourtant…
Pourtant ?…
Que, sur le mont Ida, Vénus
Trouva moyen… bref, je l’admirai plus…
Vénus est donc plus belle ?
Mais la beauté n’est rien sans un peu d’abandon.
Elle le savait bien, la déesse immortelle,
Elle le savait bien… aussi me permit-elle
Deux ou trois baisers un peu longs…
Un peu longs ?
Un peu longs !
C’est pour cela, je crois, que je la trouvai belle.
Puisque ce n’est qu’un rêve… allons !
Oui, c’est un rêve, un doux rêve d’amour !
La nuit lui prête son mystère,
Il doit finir avec le jour.
Goûtons sa douceur passagère…
Ce n’est qu’un rêve, un doux rêve d’amour !
Scène XI
Mon mari !… Oh ! mais, alors, ce n’était donc pas un rêve !…
Un rêve !… Quoi ! ma femme avec un esclave !
As-tu fait bon voyage, mon ami ?
Oui… oui… ah çà, mais cet esclave, c’est…
Un beau pays, la Crète ?
Oui… oui… c’est le seigneur…
Pays de montagnes… Vous avez chassé ?…
C’est le seigneur Pâris…
Et… pendant la traversée, la mer… pas mauvaise, n’est-ce pas ?
Comment, pas mauvaise ?… Le seigneur Pâris… à cette heure, dans le gynécée, seul avec ma femme !
Haigne !
À moi !… à moi !
Taisez-vous donc !
Je ne me tairai pas !
En pareil cas, cependant, un mari…
Un mari ordinaire, soit !… mais je ne suis pas un mari ordinaire, moi, je suis un mari épique !
Raison de plus !
Je veux que dans quatre mille ans on parle encore de cette affaire-ci…
Pourquoi ça ?
C’est mon idée !
Mais, mon ami, les rois sont là qui soupent à côté !
Ah ! ils sont là ?…
Si vous faites du bruit, ils vont venir.
Qu’ils viennent !… c’est ce que je veux !
À moi ! rois de la Grèce, à moi !
Qu’allez-vous faire ?
En pareil cas, mieux vaut se taire.
Je veux savoir la vérité.
Fatalité ! Fatalité !
Entrent les rois, Oreste, Calchas, et le chœur ; tous couronnés de roses et légèrement gris. — Les rois entrent par la gauche, le chœur par la terrasse.
Scène XII
En couronnes tressons les roses,
Et buvons frais ;
Disons-nous les plus folles choses,
Et soyons gais !
Il faut bien que l’on s’amuse,
Qu’on se donne du bon temps,
Et que de la vie on use,
Jusqu’à trente ou soixante ans !
La la la la la la la la la la…
Tiens, Ménélas !
Le roi !
(Montrant Hélène et Pâris.)
Je viens de la trouver seule avec ce seigneur !
Répondez-moi, rois de la Grèce,
Vous qui deviez veiller sur la princesse…
Qu’avez-vous fait de mon honneur ?
Il vient de la trouver seule avec ce seigneur !
Répondons-lui, rois de la Grèce,
Nous qui devions veiller sur la princesse…
Qu’avons-nous fait de son honneur ?
Oui, mon honneur !
Dam ! ton
votre
Dam ! son honneur !
Ah ! son honneur !
Ne criez pas, notre cher hôte,
Car c’est un peu de votre faute !
Quoi ! De ma faute ?
Oui, mon ami, de votre faute.
Un mari sage
Est en voyage ;
Il se prépare à revenir :
La prévoyance,
La bienséance,
Lui font un devoir d’avertir…
Sa femme est prête
Et se fait fête
De le recevoir tendrement…
Et voilà comme
Un galant homme
Évite tout désagrément !
Et voilà comme
Un galant homme
Évite tout désagrément.
Si, par mégarde,
Il se hasarde
À rentrer chez lui tout à coup,
Il est le maître,
Mais c’est peut-être
Imprudent et de mauvais goût :
Car il s’expose
À… triste chose !
Rentrer dans un mauvais moment…
Et voilà comme
Un galant homme
Éprouve du désagrément.
Et voilà comme
Un galant homme
Évite tout désagrément.
Soit, mais vous devez me venger
De celui qui m’ose outrager !
Va-t’en, jeune enjôleur,
Ta conduite me fait horreur !
M’en aller tout seul sans Hélène !
Alors, messeigneurs, il faudra
Pour l’enlever que je revienne !
Va pars, séducteur, plus vite que ça !
Va-t’en, va-t’en, mon amour te suivra !
Je crains leur fureur ;
Va, dérobe à leur colère,
Mon fier séducteur,
Cette tête qui m’est chère !
Je ne vous crains pas
Et je ris de votre outrage,
Car dans les combats
J’ai su prouver mon courage.
Un vil séducteur
Nous insulte et nous outrage !
En grecs pleins de cœur,
Faisons-lui plier bagage.
J’ai pour moi la reine
Et les dieux aussi !
Ce n’est pas la peine
De crier ainsi.
Quand Vénus ordonne,
Pourquoi s’insurger ?
Il faut qu’elle sonne,
L’heure du berger !
Un vil séducteur
Nous insulte et nous outrage !
En grecs pleins de cœur,
Faisons-lui plier bagage.
Ah ! Crains leur fureur,
Va, dérobe à leur colère,
Mon fier séducteur,
Cette tête qui m’est chère !
Je ne vous crains pas,
Et je ris de votre outrage,
Car dans les combats
J’ai su montrer mon courage !
File, file, file,
Plus vite que ça,
Car je sens la bile
Qui me monte là !
Va-t’en, va-t’en, mon amour te suivra !
File, file, file,
Plus vite que ça,
Car je sens la bile
Qui me monte là !
À Pâris on n’a jamais dit : « File ! »
Et je sens aussi la
Bile, bile, bile, bile.
Qui me monte là !
Je ne vous crains pas,
Et je ris de votre outrage,
Car dans les combats
J’ai su prouver mon courage !
Je crains leur fureur !
Va, dérobe à leur colère,
Mon fier séducteur,
Cette tête qui m’est chère !
Un vil séducteur
Nous insulte et nous outrage !
En grecs pleins de cœur,
Faisons-lui plier bagage !
ACTE TROISIÈME
À Nauplie. — Un site au bord de la mer. — Jeux de toute espèce. — Des sièges à gauche. — Tableau animé : les uns jouent, les autres se promènent. Des femmes sont assises.
Scène PREMIÈRE
Dansons ! aimons !
Buvons ! chantons !
Et trémoussons-nous avec verve !…
Gloire à Vénus !
Gloire à Bacchus !
Et foin de la chaste Minerve !…
Dansons ! aimons !
Buvons ! chantons !
Vénus au fond de notre âme
A mis un feu dévorant.
Vénus au fond de notre âme
A mis un feu dévorant.
Malgré cette ardente flamme,
S’il est un mari voulant
Pour lui seul garder sa femme,
Nous lui dirons en chantant :
« À Leucade l’empêcheur !
À Leucade le gêneur ! »
À Leucade le gêneur
Agamemnon, mon cher père,
Est tout triste de cela.
Agamemnon, son cher père,
Est tout triste de cela.
Il dit que son caractère
L’oblige à crier : « Holà ! »
S’il se met trop en colère,
Nous lui répondrons : « Papa,
À Leucade l’empêcheur !
À Leucade le gêneur ! »
À Leucade le gêneur
Scène II
Tiens, les deux Ajax !
Merci, les deux Ajax !
L’eau est-elle bonne, ce matin, bouillant Achille ?
Je ne sais pas.
Vous n’avez pas pris votre bain ?
Non… Je ne l’aime pas, moi, cette plage de Nauplie. Elle a été adoptée par le grand monde, mais on y est très mal pour se baigner.
Pas de sable, tout galet : ça ne doit pas vous aller.
Pourquoi ça ?
À cause de votre talon.
Mon talon !… toujours !… Ô ma mère !
Oh !
Mêlons-nous à la foule et écoutons sans avoir l’air…
Si nous allions d’abord nous habiller ?…
Tout à l’heure.
Quoi de nouveau dans Nauplie ?
Pas mal de maris qui ont quitté leurs femmes.
Hé ?…
Pas mal de femmes qui ont quitté leurs maris.
Vous entendez ?
Parthénis a pris trois amoureux à Léæna.
Léæna en a pris quatre à Parthénis.
Tu m’en dois un, alors !
Si tu le veux tout de suite, je t’offre le bouillant Achille.
Non, merci !
Pourquoi ça ?
Vous entendez derechef : les femmes, les maris, Parthénis, Léæna… galanteries sur galanteries !… C’est la vengeance de Vénus… et ça ne s’arrêtera que lorsque nous aurons pris un parti… il faut absolument que nous parlions au roi Ménélas.
Pas avant de nous être rhabillés, je suppose !…
Certainement non !
Oh !… papa !…
Vive le roi des rois !
Vous êtes reconnu.
C’est, ma foi ! vrai : je suis reconnu. Il n’y a qu’un moyen de nous en tirer… Saluons.
Vive papa !…
Eh ! Eh ! monsieur mon fils, on a de vos nouvelles… il paraît que vous en avez fait de belles, hier soir !
Pas de ma faute, papa !…
Je sais, je sais… c’est dans l’air… Vous grelottez, Calchas ?…
Oui, seigneur.
Moi aussi… allons nous habiller.
Je veux bien.
D’autant plus que ma tenue manque tout à fait de dignité… Demain je me baignerai avec ma couronne.
Vive le roi des rois !
Vous êtes bien bons.
Le fait est que la bise est un peu… brrr…
Quelle idée la reine a-t-elle eue de venir aux bains de mer avant l’époque habituelle ?…
C’est afin de se remettre. Elle en avait besoin, après la terrible scène d’il y a huit jours !
Et puis, le séjour de Sparte lui est devenu insupportable, depuis le départ de Pâris.
Est-il vraiment parti ?
Certainement !
Alors, il a renoncé ?…
À quoi ?
Ah ! Si nous avions été à sa place !… n’est-ce pas, Ajax deuxième ?
Pas fâché, moi, qu’il ait décampé… En voilà un qui me déplaisait !…
Pas à moi !…
Ni à moi !…
Affaire de pressentiment… Cet homme-là me tuerait un jour que ça ne m’étonnerait pas !…
Et qu’est-ce qu’il dit de tout cela, le roi Ménélas ?
Mon oncle ?… il ne dit rien, mon oncle… mais c’est ma tante qui n’est pas contente !
Chut !… la voilà !…
Avec le roi Ménélas.
Le roi Ménélas !… À Leucade les gêneurs !
Scène III
« Oh ! Mais, alors, ce n’était donc pas un rêve !… » Voilà la phrase que je vous supplie de m’expliquer.
Ah !…
Il y a huit jours que vous m’avez adressé cette phrase dans des circonstances…
Seigneur…
…Sur lesquelles je ne veux pas insister… Je ne la comprends pas, cette phrase, et elle m’inquiète.
Quelle patience !…
Qu’est-ce qui n’était pas un rêve ?
Roi Ménélas…
Madame…
Je suis venue à Nauplie pour tâcher d’oublier.
Oublier !… voilà encore une phrase…
J’y suis venue pour me distraire en me promenant au bord de la mer… mais il n’était pas entré dans mon programme que vous vous promèneriez avec moi et que je ne pourrais faire un pas sans avoir près de moi cette figure… Voyez-la, cette figure, voyez-la !… M’entendez-vous, roi Ménélas ? Comprenez-vous que vous m’agacez, que vous m’excédez !…
Oui, ça, à la rigueur, je le comprends ; mais ce que Je ne comprends pas, c’est cette phrase… vous savez… il y a huit jours…
Il y a huit jours !… il me parle d’une chose qui s’est passée il y a huit jours !…
Eh bien ?
Il y a prescription !
Nullement, madame, nullement… et je vous somme…
Ah ! Si je ne me retenais !…
Scène IV
Princesse…
Noble reine…
Ah ! C’est que vous ne savez pas comme il est insupportable !… vous ne pouvez pas le savoir…
Je veux une explication… on me la refuse depuis assez longtemps… il me la faut aujourd’hui, à l’instant même.
Soit, je répondrai ; mais n’oubliez pas, vous qui m’accusez, n’oubliez pas, en parlant, que c’est à moi que vous devez la couronne de Sparte.
Ça, c’est vrai, je me plais à le reconnaître… je vous dois la couronne de Sparte.
Eh bien, alors ?…
Mais, si ça continue, cette couronne, je serai obligé de la tenir à la main, ne pouvant plus la porter sur ma tête.
Ah ! très drôle !…
N’est-ce pas ?
Très drôle… très drôle !…
La plaisanterie est vieille, mais présentée d’une façon neuve…
De quoi m’accusez-vous, enfin ?
La facétie amère à laquelle je me suis laissé aller tout à l’heure vous le dit assez, de quoi je vous accuse.
Eh bien ! je vais répondre.
Écoutons la réponse de l’accusée.
Là, vrai, je ne suis pas coupable…
Et, ma foi, je n’y comprends rien,
Rien, car il était adorable,
Roi des rois, ce prince troyen !
De Vénus il était l’élève,
Et cependant j’ai résisté…
S’il se plaint si fort pour un rêve,
Que dirait-il alors pour la réalité !
Je lutte avec beaucoup de peine,
Songez-y, ne m’agacez pas…
Vous êtes le mari d’Hélène :
Prenez garde, roi Ménélas !…
Prenez garde que je n’achève
L’œuvre de la fatalité !…
Vous avez crié pour un rêve…
Je vous ferai crier pour la réalité !
Mais, bonne amie…
Je vous ferai crier pour la réalité !
Scène V
Et c’est pour avoir cette explication-là que j’ai attendu huit jours !
Eh bien, roi Ménélas ?
Eh bien, monsieur mon frère, c’est pour garder une femme qui vous traite ainsi que vous hésitez à sauver votre pays ?
Et de quoi le sauver ?…
Du terrible fléau que Vénus a déchaîné sur la Grèce entière !
La déesse a mis dans l’air des émanations subtiles qui font que les maris quittent leurs femmes et que les femmes quittent leurs maris…
Tous ne succombent pas, mais tous en sont frappés. C’est ainsi que Vénus se venge !
Et pourquoi se venge-t-elle ?
Oui, pourquoi se venge-t-elle, roi Ménélas ?
Est-ce que je sais, moi ?…
Elle se venge parce que vous l’avez contrariée…
Parbleu ! il lui aurait été agréable que ce Pâris fût aimé de ma femme… je m’y suis opposé… j’ai fait chasser ce Pâris… et j’ai bien fait !
Vous avez bien fait comme homme, possible… mais pas comme roi… Le mari doit s’effacer devant le monarque… Vous voyez ce qui en résulte pour vos sujets.
C’est une débâcle générale !
Lorsque la Grèce est un champ de carnage,
Lorsqu’on immole les maris,
Tu vis heureux au sein de ton ménage…
Tu t’fich’s pas mal de ton pays !
Voyez pourtant ce qui se passe.
L’époux lâche l’épouse…
De l’époux déserte l’amour.
Mais que voulez-vous que j’y fasse ?
Lorsque la Grèce est un champ de carnage,
Lorsqu’on immole les maris,
Tu vis heureux au sein de ton ménage…
Tu t’fich’s pas mal de ton pays !
Je vis heureux au sein de mon ménage,
Je m’fich’pas mal de mon pays.
Et ces malheureux accidents
Ne se borneront pas, seigneur, aux temps présents.
Dans l’avenir je vois la longue file
Des successeurs de Ménélas :
On les comptera par cent mille…
On les comptera par cent mille,
Si vous ne vous décidez pas
À nous tirer tous d’embarras.
Allons, çà, dépêchez… ça presse…
Regardez l’état de la Grèce.
C’est une immense bacchanale,
Et Vénus, Vénus Astarté
Anime la ronde infernale…
Tout est plaisir et volupté !
Vertu, devoir, honneur, morale,
Par le flot tout est emporté !…
Tu comprends
Qu’ça n’peut pas durer plus longtemps.
Au lieu de mimer la pyrrhique,
Qu’autrefois on nous enseigna,
Danse noble, danse classique,
En tous lieux maintenant voilà
Qu’on danse une chose excentrique
Et sans nom, qui ressemble à ça…
Tu comprends
Qu’ça n’peut pas durer plus longtemps.
Tu comprends
Qu’ça n’peut pas durer plus longtemps.
Je comprends
Qu’ça n’peut pas durer plus longtemps.
Allons, immolez-vous !
Allons, immole-toi !
Il faut subir la loi.
Il faut subir la loi :
Immole-toi !
Il chancelle !… à peine il respire !
J’expire !!!…
Au genre humain il faut rendre service :
Immole-toi, quand tu devrais souffrir !
Tu sauveras, par ce beau sacrifice,
Les Ménélas de l’avenir !
Au genre humain pourquoi rendre service ?…
M’immoler ? Non, ça me ferait souffrir !
Laissons, laissons ce noble sacrifice
Aux Ménélas de l’avenir !
Des dieux l’immortelle sagesse
Me réserve un drôle d’emploi…
S’il en faut un à la déesse,
Pourquoi faut-il que ce soit moi ?
Son mari lui devrait suffire.
Il blasphème dans son délire !
Au genre humain il faut rendre service.
Immole-toi, quand tu devrais souffrir !
Tu sauveras, par ce beau sacrifice,
Les Ménélas de l’avenir !
Au genre humain pourquoi rendre service ?…
M’immoler ? Non, ça me ferait souffrir !
Laissons, laissons ce noble sacrifice
Aux Ménélas de l’avenir !
Il faut se faire une raison, quand les dieux commandent… Certainement, j’aime bien ma fille Iphigénie… mais, enfin, les dieux me la demanderaient… eh bien, je leur dirais : « Vous y tenez… la v’là ! »
Mais s’ils vous demandaient Clytemnestre ?
Ma femme ?
Oui.
Ah ! ça, c’est autre chose !
Vous voyez bien !
Ça me ferait un rude plaisir !
Ah !… Mais s’il y avait un autre moyen d’apaiser la déesse ?…
Un autre moyen ?
Oui, écoutez !
Oh ! Il ne vaudra pas le premier.
Il était si simple, le premier moyen !… Vous avez une femme…
On vous la demande…
Vous la donnez…
C’est élémentaire !
Elle ne demandait pas mieux, la reine !
Je ne comprends pas comment vous pouvez tenir à cette femme-là.
Alors, vous ne voulez pas m’écouter ?
Si, mais ça ne vaudra jamais…
Encore !…
Non, non… parlez, voyons !
Eh bien, j’ai fait une démarche… Je ne sais comment dire… je connais Calchas, il va bondir.
Et pourquoi bondirais-je ?
J’ai écrit à Cythère…
Ah ! Farceur !
Il n’y a pas de farce là dedans… J’ai écrit à Cythère… (À Agamemnon.) Vous allez voir… il va bondir… Et j’ai prié qu’on m’expédiât ici le grand augure de Vénus !
Un grand augure !… la concurrence, alors… la liberté des augures !…
Quand je disais qu’il…
C’est vrai, ma foi, il bondit !… (À Calchas.) Quand vous aurez suffisamment bondi, Calchas, vous vous tiendrez tranquille… Il y a du bon dans l’idée de mon beau-frère… il faut voir ce que cela donnera.
Un autre augure !…
Et quand doit-il arriver, le grand augure de Vénus ?
Si les vents ne sont pas contraires, il doit arriver dans ce moment même.
Scène VI
Par ici ! Par ici !… c’est ici qu’elle doit aborder.
La voici… la voici…
La galère ?
Oui, une galère merveilleuse !
Avec des voiles roses !…
À l’arrière, le pavillon de Cythère !…
Elle amène le grand augure de Vénus… et vous allez tous à ses pieds implorer le pardon de la déesse.
La galère
De Cythère !…
Par ici !
La voici !
Tous en masse
Prenons place,
Pour pouvoir
La recevoir.
La galère
De Cythère, etc.
Pendant le chœur, la galère, venant de la gauche, aborde au fond du théâtre : le grand augure de Vénus est debout sur le pont, entouré de petits amours formant l’équipage de la galère. — Le grand augure, c’est Pâris, mais un Pâris méconnaissable, barbe frisée et tuyautée, etc. Du reste, costume joyeux, couleurs claires, couronne de roses, etc. — Le grand augure descend de la galère, rois et peuple se prosternent en chantant le chœur suivant.
Scène VII
La Grèce entière suppliante,
Grand augure, est à tes genoux ;
Sa voix est plaintive et tremblante…
Pitié pour nous ! Pitié pour nous !
Et tout d’abord, ô vile multitude,
Sachez-le bien, je n’ai pas l’habitude
D’être reçu sur un rythme plaintif :
Vous auriez dû chanter un chœur alerte et vif.
Le culte de Vénus est un culte joyeux :
Je suis gai, soyez gais, il le faut, je le veux !
Il est gai !
Soyez gais !
Soyons gais !
Et tsing, tsing, balaboum, balaboum,
Balaboum, poum, poum !
Lalaïtou, poum, poum !
Et tsing, tsing, balaboum, balaboum,
Balaboum, poum, poum !
Je sais qu’il est de profonds moralistes
Qui font état d’être sombres et tristes,
Mais ces gens-là se trompent lourdement :
L’homme vraiment honnête est rempli d’enjouement.
Le culte de Vénus est un culte joyeux :
Je suis gai, soyez gais, il le faut, je le veux !
Il est gai !
Soyez gais !
Soyons gais !
Et tsing, tsing, balaboum, balaboum,
Balaboum, poum, poum !
Lalaïtou, poum, poum !
Et tsing, tsing, balaboum, balaboum,
Balaboum, poum, poum !
Lalaïtou, poum, poum !
Quelle tenue pour un augure !
Vous dites, confrère ?
Je dis : « Quelle tenue pour un augure !… »
Je suis gai !… je suis gai !… (Saluant.) Roi des rois, bouillant Achille, les deux Ajax, Oreste, salut et respect !… Et la reine ? je ne la vois pas…
Elle boude.
Ah ! C’est vous, belle Parthénis !… vous aussi, piquante Léæna !…
Vous savez nos noms ?
Un bon général connaît toujours ses meilleurs soldats…
Vous êtes vraiment gai, grand augure !
Ça nous est recommandé, à Cythère… Soyez tranquilles, mes enfants ! Vénus est bonne personne, au fond… elle pardonnera.
Vive le grand augure !
Elle pardonnera… bien entendu, à la condition que le roi Ménélas fera tout ce qu’il faudra faire.
Pourquoi ça ?
C’est la règle.
Sans doute… mais si, cependant…
Il n’y a pas de « si cependant… » N’ayez pas peur… on ne vous demandera rien que de très raisonnable… la reine sera seulement tenue de faire un petit voyage…
Où ça ?
À une dizaine de lieues d’ici… une petite île qui est là-bas… À Cythère.
À Cythère !
Oui, elle viendra avec moi sur la galère de Vénus… et, de sa main, elle sacrifiera cent génisses blanches à la déesse.
À la bonne heure !… quand on me demande des choses raisonnables… Qu’est-ce que je désire, moi ?… que tout s’arrange… Qu’est-ce qu’il faut pour ça ?… que la reine fasse un petit voyage à Cythère et sacrifie cent génisses blanches… Rien de mieux !… la reine fera ce voyage… et c’est mon peuple qui payera les génisses blanches.
Vive Ménélas !
Oui, mes enfants, vous les payerez.
Très joli, tout ça… mais il faut que la reine consente…
Mais où est-elle donc, la reine ?
La voici !
Scène VIII
Elle vient ! c’est elle !
Elle vient ! la voici !
Mon Dieu ! qu’elle est belle,
Malgré son souci !
Quels accents se sont fait entendre ?
Ils ne m’étaient pas inconnus.
Le grand augure de Vénus !…
À Cythère il faudrait vous rendre,
Pour plaire à la déesse et calmer son courroux.
Ah ! Calmez son courroux !
L’offense vient de vous…
Laissez-moi !
Je vais lui parler.
Mais que lui direz-vous ?
Les dieux vont m’inspirer !
Je suis celui qui t’adore,
Pâris, le berger naïf…
Qu’entends-je ?…
De monter sur mon esquif ?
Non ! L’honneur m’attache au rivage.
Cédez à mon autorité.
Ce n’est qu’un tout petit voyage.
C’est encor la fatalité !
Partez, noble reine,
Partez, belle Hélène !
Allons, pars pour Cythère,
Fais cela pour moi !
Obéissez au roi !
Oui, montez dans sa galère !
Y a quelqu’ chos’ là-d’ssous…
Nous vous implorons tous.
Les voyageurs pour Cythère !…
Le train va partir.
Ma foi, partons pour Cythère !
Ça leur fait plaisir…
Oui, ça leur fait plaisir !
Va, pars pour Cythère !
Sur cette galère
Coquette et légère,
Va, pars pour Cythère !
Gagne promptement
Ce pays charmant,
Où règne l’amour.
Ne l’attends plus, roi Ménélas,
Tes yeux ne la reverront pas !
Je suis Pâris, et c’est vers Troie
Que Pâris emporte sa proie !
Que notre colère
Déchaîne la guerre !
Effrayons la terre !
Oui, pour te venger
Du prince étranger,
Compte sur nos bras,
Ô roi Ménélas !
- ↑ Les auteurs commettent ici un étrange anachronisme. Au moins n’est-ce pas par ignorance. Ils savent qu’Oreste était tout enfant quand Agamemnon attendait le vent en Aulide. Euripide nous montre Iphigénie arrivant au camp des Grecs, qui prend Oreste des bras de sa nourrice.
- ↑ « Quelle tête, oh ! la la ! »